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Numéro dirigé par Fabienne Durand-Bogaert et Yves Hersant
Le grand œuvre de Quignard : 5 volumes de Dernier Royaume (Grasset), publiés entre 2002 et 2005. Les ombres errantes, Sur le jadis, Paradisiaques, Sordidissimes, Abîmes.
Pascal Quignard : Qu’est-ce qu’un littéraire?
Laurent Nunez : Un auteur autoritaire ?
Jacqueline Risset : Petits fragments de paradis
Pascal Quignard, Les Paradisiaques
D’une gêne technique à l’égard des fragments : essai sur
Jean de La Bruyère
Yves Hersant : Le latin sur le bout de la langue
Olivier Renault : L’éclat bouleversant de l’attaque
Georges Kliebenstein : Ce que dit la revenante
Pascal Quignard, Villa Amalia
Fabienne Durand-Bogaert : Qui bene vestigat
Philippe Chardin : Les graveurs ont l’humour grave
Laurence Werner David : La mémoire la plus lointaine
Pascal Quignard, Dernier royaume (5 volumes : Les Ombres errantes, Sur le Jadis, Abîmes, Les Paradisiaques, Sordidissimes)
Yue Zhuo : Le roman, lieu sans terre
Chantal Lapeyre-Desmaison : Éloge de l’aube
« Celui qui silence », a-t-on dit de Félix Fénéon. C’est de Pascal Quignard qu’aujourd’hui on devrait le dire. Pas seulement parce qu’il faut prêter l’oreille pour entendre cette voix singulière, issue d’un homme qui littérairement (et socialement) se tient à la marge d’un monde sonorisé et bavard ; pas seulement parce qu’il a éprouvé physiquement, dans la souffrance d’expériences intimes, l’incomplétude de la parole et la défaillance du langage. Mais surtout parce que, chez l’auteur de Vie secrète, la taciturnité est au principe de l’écriture. «La voix dans le livre est retraite dans un désir de se taire ». C’est dans la littérature que la parole touche au silence, en même temps que s’y inscrit ce que l’oralité ne peut pas dire. Que faire pour continuer à se taire sans s’exempter du langage ? À cette question paradoxale et fondatrice, une seule réponse : lire, écrire, traduire. Ce sont là, du reste, trois déclinaisons d’une même posture, trois manières de se déprendre de soi ; dans l’allégresse ou l’angoisse, c’est selon.
Ainsi le silence et les incessantes lectures, qui conduisent certains au désœuvrement, sont-ils au contraire chez Pascal Quignard les moteurs d’une écriture proliférante. Le sait-on assez ? L’auteur de Tous les matins du monde (1991) et des Ombres errantes (prix Goncourt, 2002) a publié à ce jour une cinquantaine d’ouvrages. De ses premiers travaux sur Sacher-Masoch, Lycophron et Maurice Scève (La Parole de la Délie, dont Louis-René des Forêts fut le premier admirateur) jusqu’au récent et sidérant work in progress intitulé Dernier royaume, en passant par Le Lecteur (1976), Le Sexe et l’effroi (1994), Rhétorique spéculative (1995) ou La Haine de la musique (1996), il a offert d’étonnants « morceaux de silence » où la gravité n’exclut pas l’espièglerie. Chemin faisant, il a vagabondé dans le Japon médiéval et la Rome d’Auguste, rêvé sur Georges de La Tour et Sainte Colombe, enquêté sur les Inuits ou les jansénistes de Port-Royal. Aux romans (tels Carus en 1979, Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia en 1984, Le Salon du Wurtemberg en1986, Les Escaliers de Chambord en 1989… jusqu’à Villa Amalia publié l’année dernière), il a mêlé les contes, forme privilégiée à ses yeux parce qu’elle renvoie à la nuit de l'enfance et des mythes, ainsi que les Petits traités spéculatifs qui procèdent « à sauts et à gambades ». Comme un lettré de la Renaissance, il a exalté la varietas. Comme un compositeur baroque, improvisant sur une basse continue, il a tissé de multiples variations sur quelques thèmes omniprésents : le sexe et la mort, la sauvagerie et le secret, la naissance et les états qui la précèdent. Toujours à l’écart des constructions systématiques comme des genres littéraires préétablis : récit et spéculation s’entrelacent, le traité se fait poésie, l’essai accueille le journal intime.
Intempestive et inactuelle, sa manière déjoue l’attente et privilégie la surprise ; en témoigne son goût pour l’aphorisme et le paradoxe, les apologues et les chutes énigmatiques, les étymologies fabuleuses et le trivial des « sordidissimes ». Des Petits traités et de Dernier royaume, où triomphe son art de l’écriture fragmentaire, Pascal Quignard fait soudain jaillir des fusées baudelairiennes ou des assertions épastrouillantes – mais que ne dicte aucune prétention à la véridicité : « Que celui qui me lit », prévient-il dans La Leçon de musique, « ait constamment à l’esprit que la vérité ne m’éclaire pas et que l’appétit de dire ou celui de penser ne lui sont peut-être jamais tout à fait soumis ». Dans une langue à la fois neuve et nourrie de mots anciens, expansive et elliptique, il bouscule, interroge et déconcerte; comme Albucius, dont il a fait un de ses personnages, Pascal Quignard est un inquietator.
À cet écrivain subtil – qui n’aime pas se dire « écrivain », mais qui ne devrait pas récuser « subtil » –, Critique rend ici un hommage qui s’est voulu discret. Le propos n’était pas d’écraser Pascal Quignard sous une rhétorique de l’éloge, bien opposée à celle de ce redécouvreur de Fronton. Ni de trop parer son œuvre de prestigieuses références, qui pourraient pourtant se justifier (Bataille, Blanchot, Lacan…). Mais d’enrichir si peu que ce soit, grâce à lui et pour lui, la petite communauté de « ceux qui aiment ardemment les livres ». Ceux-là « s’entre-lisent dans le silence, à la lueur des chandelles, dans le recoin de leur bibliothèque tandis que la classe des guerriers s’entretue avec fracas sur les champs de bataille et que celle des marchands s’entre-dévore en criaillant. »
Fabienne Durand-Bogaert et Yves Hersant
Solitaire : « J’ai vécu dans un coin avec mon livre », in angulo cum libro, à la marge du siècle.
Montaigne fut le seul penseur pour lequel la plus grande chose du monde fut d’être à soi. Etre à soi est beaucoup plus qu’être soi. C’est ne pas être à un autre. Etre à soi signifie ne tenir aucun compte de ce qui rend esclave de l’image de soi, de la répétition de cette image, de la famille, de la communauté, des moeurs majoritaires, des religions. L’individuum insécable n’est pas apprécié par ceux qui aiment s’associer en molécules.
Le taoïsme chinois, le jardin épicurien, le cynisme athénien, le bouddhisme indien, la filiation des Sophistes, l’érémitisme chrétien, tous entendait retourner à l’inhumain-terrestre-céleste, + vaste que le linguistique-familial-social.
« Dès que le texte est pro-social, il est du côté du il, il est du côté du happy end. Dès que le texte est anti-social, il est du côté du je, il est du côté du happy few. »
Albucius, livre préféré de Quignard (1990). Dizaines d’histoires brutes, non interprétées et surtout sans auctor car on ne saura jamais qui de Quignard ou d’Albucius en fut l’auteur.
Quignard sur les lecteurs : « Ceux qui aiment ardemment les livres constituent sans qu’ils le sachent une société secrète. Le plaisir de la lecture, la curiosité de tout et une médisance sans âge les rassemblent. » (Vie secrète, 1997)
« Qu’on n’oublie pas que je ne dis rien qui soit sûr. Je laisse la langue où je suis né avancer ses vestiges et ces derniers se mêlent aux lecteurs et aux rêves. » (Abîmes, 2002)
poétise biologie et physique dont les théories sont d’abord de belles fictions.
« Je suis assis dans un fauteuil qui est très proche dans l’espace. Je prête l’oreille à un son qui est très loin dans le temps. Je lis. » (Gêne technique…)
je fouille les œuvres mortes à l’égal d’un museau ou d’un bec qui cherche les morceaux les plus tièdes.
Jadis le latin était une règle sociale et langagière, il véhiculait le savoir dans la république des Lettres et des sciences ≠ latin de Quignard qui véhicule des fantasmes
L’étrangeté familière des moments essentiels d’une vie humaine que Quignard résume en ces 3 verbes : naître, aimer, mourir.
La musique salon du Wurtemberg, Tous les matins du monde, la leçon de musique, Villa Amalia se construisent autour de figures de musiciens. Quignard dit que la musique s’est détachée de lui sans qu’il sache quand, alors qu’elle aurait pu être son métier.
« Celui qui silence », a-t-on dit de Félix Fénéon. C’est de Pascal Quignard qu’aujourd’hui on devrait le dire. Pas seulement parce qu’il faut prêter l’oreille pour entendre cette voix singulière, issue d’un homme qui littérairement (et socialement) se tient à la marge d’un monde sonorisé et bavard ; pas seulement parce qu’il a éprouvé physiquement, dans la souffrance d’expériences intimes, l’incomplétude de la parole et la défaillance du langage. Mais surtout parce que, chez l’auteur de Vie secrète, la taciturnité est au principe de l’écriture. « La voix dans le livre est retraite dans un désir de se taire ». C’est dans la littérature que la parole touche au silence, en même temps que s’y inscrit ce que l’oralité ne peut pas dire. Que faire pour continuer à se taire sans s’exempter du langage ? À cette question paradoxale et fondatrice, une seule réponse : lire, écrire, traduire. Ce sont là, du reste, trois déclinaisons d’une même posture, trois manières de se déprendre de soi ; dans l’allégresse ou l’angoisse, c’est selon.
Ainsi le silence et les incessantes lectures, qui conduisent certains au désœuvrement, sont-ils au contraire chez Pascal Quignard les moteurs d’une écriture proliférante. Le sait-on assez ? L’auteur de Tous les matins du monde (1991) et des Ombres errantes (prix Goncourt, 2002) a publié à ce jour une cinquantaine d’ouvrages. De ses premiers travaux sur Sacher-Masoch, Lycophron et Maurice Scève (La Parole de la Délie, dont Louis-René des Forêts fut le premier admirateur) jusqu’au récent et sidérant work in progress intitulé Dernier royaume, en passant par Le Lecteur (1976), Le Sexe et l’effroi (1994), Rhétorique spéculative (1995) ou La Haine de la musique (1996), il a offert d’étonnants « morceaux de silence » où la gravité n’exclut pas l’espièglerie. Chemin faisant, il a vagabondé dans le Japon médiéval et la Rome d’Auguste, rêvé sur Georges de La Tour et Sainte Colombe, enquêté sur les Inuits ou les jansénistes de Port-Royal. Aux romans (tels Carus en 1979, Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia en 1984, Le Salon du Wurtemberg en1986, Les Escaliers de Chambord en 1989… jusqu’à Villa Amalia publié l’année dernière), il a mêlé les contes, forme privilégiée à ses yeux parce qu’elle renvoie à la nuit de l'enfance et des mythes, ainsi que les Petits traités spéculatifs qui procèdent « à sauts et à gambades ». Comme un lettré de la Renaissance, il a exalté la varietas. Comme un compositeur baroque, improvisant sur une basse continue, il a tissé de multiples variations sur quelques thèmes omniprésents : le sexe et la mort, la sauvagerie et le secret, la naissance et les états qui la précèdent. Toujours à l’écart des constructions systématiques comme des genres littéraires préétablis : récit et spéculation s’entrelacent, le traité se fait poésie, l’essai accueille le journal intime.
Intempestive et inactuelle, sa manière déjoue l’attente et privilégie la surprise ; en témoigne son goût pour l’aphorisme et le paradoxe, les apologues et les chutes énigmatiques, les étymologies fabuleuses et le trivial des « sordidissimes ». Des Petits traités et de Dernier royaume, où triomphe son art de l’écriture fragmentaire, Pascal Quignard fait soudain jaillir des fusées baudelairiennes ou des assertions épastrouillantes – mais que ne dicte aucune prétention à la véridicité : « Que celui qui me lit », prévient-il dans La Leçon de musique, « ait constamment à l’esprit que la vérité ne m’éclaire pas et que l’appétit de dire ou celui de penser ne lui sont peut-être jamais tout à fait soumis ». Dans une langue à la fois neuve et nourrie de mots anciens, expansive et elliptique, il bouscule, interroge et déconcerte; comme Albucius, dont il a fait un de ses personnages, Pascal Quignard est un inquietator.
À cet écrivain subtil – qui n’aime pas se dire « écrivain », mais qui ne devrait pas récuser « subtil » –, Critique rend ici un hommage qui s’est voulu discret. Le propos n’était pas d’écraser Pascal Quignard sous une rhétorique de l’éloge, bien opposée à celle de ce redécouvreur de Fronton. Ni de trop parer son œuvre de prestigieuses références, qui pourraient pourtant se justifier (Bataille, Blanchot, Lacan…). Mais d’enrichir si peu que ce soit, grâce à lui et pour lui, la petite communauté de « ceux qui aiment ardemment les livres ». Ceux-là « s’entre-lisent dans le silence, à la lueur des chandelles, dans le recoin de leur bibliothèque tandis que la classe des guerriers s’entretue avec fracas sur les champs de bataille et que celle des marchands s’entre-dévore en criaillant. »
Imitation : je me renouvelle chaque jour dans la nécessité d’imiter les œuvres des Anciens.
FRAGMENTS ; du sable sans chaux.
Devant les fragments, on ne peut se contenter de lire, mais on doit sans cesse fantasmer. Car confronté à une écriture fragmentée et inquiète pleine de mots étranges.
2 types d’écritures fragmentaires :
- écriture involontairement fragmentaire : citations, bribes, ruines et lambeaux d’œuvres anciennes disparues (ex. fragments présocratiques, Pensées de Pascal, texte mobile, incertain, virtuel dans son agencement, force de frappe d’explosion fragmentaire.
- écriture consciemment fragmentaire : formes brèves, haïkus, aphorismes, épigrammes. Après massacre Saint Barthélemy, écriture fragmentaire de Pibrac et Pierre Matthieu (Tablettes de la vie et de la mort), ouvrent voie qu’emprunteront La Rochefoucauld, La Bruyère. Le profond traumatisme de la saint Barth dont la violence engendre une forme d’écriture qui sera particulièrement développée par les Moralistes.
Si le fragment refuse ostensiblement la linéarité et le continu, il n’exclut pas forcément la totalité comme par exemple les aphorismes de Nietzsche (« concentration, noyau de pensée, plénitude essentielle, idéale, platonicienne, autarcique, limée, fourbie… »)
La Bruyère passe pour être le premier à avoir composé un livre sous la forme fragmentaire. La grande nveauté de l’ouvrage inspira quolibets, stupeur, dégoût.
Quignard sur le fragment : « En fait le fragment trahit plus de circularité, d’autonomie et d’unité que le discours suivi qui masque vainement ses ruptures à force de roueries plus ou moins manifestes, de transitions sinueuses, de maladroites cimentations, et expose finalement sans cesse à la vue ses coutures, ses ourlets, ses rentraitures. »
Le fragment est une offense faite au lecteur en quête de divertissement. Le voilà agressé par des fragments d’écriture saturés de sens.
Nous savons que nous tairons l’essentiel puisque nous parlerons…
Quignard dit : « mes romans sont tous des lieux ». il pense aux lieux où se réfugient les enfants abandonniques, où ils se protègent, se recroquevillent : l’escalier, l’arbre.
Le langage est la maison pour tout ce qui n’est plus : collection de genres littéraires, d’objets. « Il faut une maison dans l’univers pour abriter tous les laissés-pour-compte de ce que les genres littéraires, les cours, les discours, les journaux, les essais, les sermons abandonnent derrière eux à l’égal des choses inférieures ou sales. On appelle ‘roman’ cet abri. »
Lui demander si un roman est une maison d’haleine.
Il y a plus profond que la sincérité : abandonner son âme. » Il retrouve ainsi la situation décrite dans son premier récit, et le plus blanchotien, Le Lecteur (1976) : le retrait propre à celui qui plonge dans l'« acte insensé » de la lecture et dans le mouvement de l'écriture.
De l'érudition considérée comme un des beaux-arts
En publiant en 1974 un essai sur Maurice Scève, « tentative de restituer la parole de la Délie au chaos propre de sa voix », Pascal Quignard montre son goût pour les œuvres secrètes et pour une exploration de la langue jusque dans ses formes les plus extrêmes, également présente dans son essai sur Sacher-Masoch, L'Être du balbutiement (1969). Les textes publiés à cette époque dans des revues comme L'Éphémère manifestent eux aussi son intérêt pour les auteurs et les textes oubliés, la pratique des langues rares et anciennes. Il traduit l'Alexandra de Lycophron, poète dramatique grec du IVe siècle avant J.-C., publie un poème latin, Inter aerias fagos (1977), s'intéresse à Lucrèce, « Damascius », « Héraclite apocryphe », s'interroge sur « la passion de Guy Le Fèvre de La Boderie ». Un corpus de références se constitue ainsi peu à peu, nourri de fragments venus des ères grecques et latines, de la Chine de Confucius ou de Tchouang-Tseu, du Japon du No et de Sei-Shonagon, du Moyen Âge français (le Roman de Renart, Chrétien de Troyes), du XVIIe siècle janséniste. Pascal Quignard montre un grand souci de précision, suit avec attention les jeux de la chronologie et de l'étymologie. Il procède par analogie : « La pensée est aussi difficile que rare », affirme-t-il après Spinoza, et pour l'expliquer il se réfère au sens ancien de « rarus [qui] signifie clairsemé sur la terre. La pensée est une chose aussi claire qu'elle est clairsemée sur la terre. Puis le mot rarus voulut dire : distant dans l'espace, peu fréquent au cours du temps. La pensée n'est pas aussi difficile qu'elle est rare : elle est aussi lumineuse qu'elle est distante au cours des siècles ».
Évoluant dans ce domaine des choses rares, ne relevant d'aucun genre particulier, Écho (1975), Sang (1976), Hiems (1977), Sarx (1977), Sur le défaut de terre (1979) sont des textes brefs, à la densité proche de l'obscur, qui connaissent un tirage très limité aux éditions Clivages, Maeght, ou Orange Export Ldt. Avec les Petits Traités (1990), Pascal Quignard situe son projet d'écriture dans la lignée des essais de Pierre Nicole. Ces huit tomes de courts fragments font alterner des méditations personnelles, des références aux civilisations anciennes et cachées, des considérations sur la langue, le langage, le silence, qui proposent tour à tour une allégorie de l'écrivain sous les traits du rhéteur latin, du lettré chinois, du solitaire janséniste. Enfin, précisera Pascal Quignard, les Petits Traités sont un « impôt payé à [ses] maîtres ».
Des romans palimpsestes
Les personnages de son roman Carus (1979, prix des critiques) ressemblent aux premiers lecteurs de Pascal Quignard : autour de A., musicien en proie à la mélancolie, un grammairien, un bibliophile, un rhéteur, une psychanalyste se retrouvent, font de la musique, échangent des propos sur l'amitié et le langage. Situé également au cœur du XXe siècle, le Salon du Wurtemberg (1986) ouvre à un plaisir de lecture nouveau. Son écriture fait appel à une certaine forme de séduction, au sens étymologique du mot : « seducere, c'est conduire à l'écart. D'un monde à l'autre. Du porte-parole à l'Autre ». Ce roman, où l'amitié et la musique jouent là aussi un grand rôle, marque un retour de l'auteur sur les traces de sa famille et de la jeune femme qui l'a élevé. Mais, déjà, il met en doute les « étranges rêves que [sont] nos souvenirs. [...] Ce que nous avons vécu n'est pas mémorable ». En 1989, Les Escaliers de Chambord explorent à nouveau les franges du souvenir : Édouard Furfooz, collectionneur de jouets, est obsédé par les images qui lui sont apparues après la découverte d'une barrette d'enfant en plastique bleu, signe « qu'il y a eu un autre monde qui a précédé cette lumière où nous baignons. » Un peu en porte à faux, L'Occupation américaine (1994) décrit une histoire d'amour tragique située dans un autre passé proche, celui de l'après-guerre, imprégné, dans les provinces accueillant les camps américains, d'une atmosphère marquée par le jazz et les modes de vie venus d'outre-Atlantique. Comme Tous les matins du monde, le roman fut porté à l'écran par Alain Corneau sous le titre Le Nouveau Monde (1995).
Pour atteindre cet « autre monde, à deux doigts de nous-mêmes », Pascal Quignard déploie également à partir des Tablettes de buis d'Apronenia Avitia (1984) des romans en forme de palimpsestes : ce sont autant de réécritures de vies effacées, transformées, inventées, où vérité historique et imaginaire se confondent. Les personnages sont d'abord empruntés à l'Antiquité romaine : le héros éponyme d'Albucius, romancier sous César, a été décrit par Sénèque le Père, tout comme le rhéteur Porcius Latron, personnage de La Raison. Puis, dans Tous les matins du monde, l'auteur hante le XVIIe siècle de Sainte-Colombe, virtuose de la viole de gambe, retiré, après la mort de sa femme, dans une vie solitaire en compagnie de ses deux filles, et qui accepte de prendre Marin Marais pour élève. Formé de courts chapitres, suite de scènes composées comme des tableaux, enchaînant les phrases lapidaires, les préceptes sur l'apprentissage, la transmission, la relation entre art et pouvoir, le livre connaît un large succès public avec lequel renoue, neuf ans plus tard, Terrasse à Rome (2000, grand prix de l'Académie française), roman également structuré par courts chapitres qui adoptent chacun une forme littéraire différente (lettre, conte, tableau, dialogue).
Musique, langue, silence
Protagoniste de Tous les matins du monde, Marin Marais était déjà apparu dans La Leçon de musique (1987), essai mais aussi rassemblement de plusieurs contes autour du thème de la voix humaine et de sa mue. Comme souvent chez Quignard, les formes s'imbriquent à l'intérieur d'un même livre, les thèmes et les personnages circulent dans le grand ensemble de l'œuvre autour d'une interrogation sur le langage et le silence.
« Le silence ne précède pas la musique ni la langue. Il est leur ombre portée. » Mais habiter dans le silence est une position insoutenable : Pascal Quignard le montre à propos des récits de Louis-René des Forêts (Le Vœu de silence, 1985). L'acquisition de la langue par l'enfant représente une douloureuse expérience. L'utilisation du langage conduit à une séparation à l'intérieur de soi, mais le manque du mot peut conduire à la mort, comme dans le conte médiéval du Nom sur le bout de la langue (1993). Pascal Quignard considère le langage comme son « adversaire personnel », contre lequel il mène combat en s'écartant résolument de la parole orale, en se plaçant du côté de la musique, qui « est là pour parler de ce dont la parole ne peut parler », et de l'écriture.
Le langage est source d'effroi. Tout autant que la scène primitive de la conception qui inlassablement se dérobe, pour ne revenir que dans les rêves (et la littérature), enfouie qu'elle est dans le domaine du perdu. Dans Le Sexe et l'effroi (1994), Pascal Quignard développe une longue méditation sur les origines de la vie et du sens, illustrée de reproductions des fresques érotiques qui ornaient les villas de Pompéi. Il s'appuie pour cela sur « un mot romain difficile : la fascination. Le mot grec de phallus se dit en latin le fascinus [...] Le fascinus arrête le regard au point qu'il ne peut s'en détacher. Les chants qu'il inspire sont à l'origine de l'invention romaine du roman : la satura. La fascination est la perception de l'angle mort du langage ». Un érotisme proche de celui de Bataille, ou de Klossowski, aveu du lien qu'entretiennent beauté et terreur, imprègne l'œuvre de Pascal Quignard.
Le perdu et le jadis
Cette quête de l'origine à travers l'acte d'aimer, cette affirmation que l'« amour est lié au perdu » occupe le centre de Vie secrète (1998). Là, après une maladie dont il a pensé mourir, après l'abandon du traité et du roman en cours, Pascal Quignard cherche « à écrire un livre où [il] songe en lisant. [Il a] admiré de façon absolue ce que Montaigne, Rousseau, Stendhal, Bataille ont tenté. Ils mêlaient la pensée, la vie, la fiction, le savoir comme s'il s'agissait d'un seul corps ». Vie secrète répond à ce désir d'une écriture multiple, souvent poétique, centrée autour d'une phrase : « la vie de chacun d'entre nous n'est pas une tentative d'aimer. Elle est l'unique essai ». Il s'agit d'une étape nouvelle dans l'effort de Pascal Quignard pour « mobiliser, atteler, mêler, et épuiser comme des chevaux de postes, tous les virus rhétoriques. » L'œuvre est en étroite contiguïté avec ces autres « petits traités » que sont Rhétorique spéculative (1995) et La Haine de la musique (1996) : le projet du rhéteur s'y définit contre celui du philosophe dont le but est d'atteindre la vérité à travers les concepts et la pensée rationnelle. La rhétorique, elle, place le langage à distance, n'hésitant pas à le subvertir, à jouer avec les homonymies, les possibles glissements, et à utiliser le mythe et l'image contre l'impossibilité de dire.
Dernier Royaume va aussi dans ce sens. Cette ambitieuse entreprise est conçue comme un « petit effort d'une pensée du tout... d'une vision toute laïque du monde ». Dans le refus de l'affirmation d'une vérité, elle se propose la recherche de « pensées ambivalentes, qui tremblent ». Les trois premiers volumes - Les Ombres errantes, Sur le jadis, Abîmes (2002, prix Goncourt) - partent de la constatation que la déclinaison ordinairement reçue du temps en présent, passé et futur n'a plus cours. Plus que jamais héritier de la tradition rhétorique, Pascal Quignard y fait - à travers de courts chapitres et de multiples fragments - l'éloge de l'aoriste, d'un passé sans date qui renvoie aussi bien aux premières peintures sur les parois des grottes, qu'au temps d'avant le commencement, d'avant la conception. À la nostalgie du perdu, il n'oppose pas, comme Proust, le temps retrouvé, mais le jadis, « le passé à l'instant où il s'ajoute à l'origine » et que seuls les rêves, les contes et les mythes permettent d'atteindre.
Aliette ARMEL
Œuvres
L'Être du balbutiement, Mercure de France, Paris, 1969 ; La Parole de la Délie, ibid., 1974 ; Le Lecteur, Gallimard, Paris, 1976 ; Carus, ibid., 1979 ; Les Tablettes de buis d'Apronenia Avitia, ibid., 1984 ; Le Vœu de silence, Fata Morgana, Paris, 1985 ; Le Salon du Wurtemberg, Gallimard, 1986 ; La Leçon de musique, Hachette, Paris, 1987 ; Les Escaliers de Chambord, Gallimard, 1989 ; Albucius, POL, Paris, 1990 ; Petits Traités, tomes I-VIII, Maeght, 1990, rééd. Gallimard-Folio, 1997 ; La Raison, Le Promeneur, Paris, 1990 ; Tous les matins du monde, Gallimard, 1991 ; Le Nom sur le bout de la langue, POL, Paris, 1993 ; Le Sexe et l'effroi, Gallimard, 1994 ; L'Occupation américaine, Seuil, Paris, 1994 ; Rhétorique spéculative, Calmann-Lévy, Paris, 1995 ; La Haine de la musique, ibid., 1996 ; Vie secrète, Gallimard, 1998 ; Terrasse à Rome, ibid., 2000 ; Dernier Royaume : Les Ombres errantes, Sur le jadis, Abîmes, Grasset, Paris, 2002.
Études
C. LAPEYRE-DESMAISON, Mémoires de l'origine : un essai sur Pascal Quignard, Les Flohic éditeurs, 2001 ; Pascal Quignard le solitaire, rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison, ibid., 2001
D. LYOTARD dir., « Pascal Quignard », in Revue des sciences humaines, no 260, Lille, 2000
A. MARCHETTI dir., La Mise au silence, éd. Champ Vallon, Seyssel, 1999.
Je suis ravie de vous informer que mon nouveau site web est maintenant en ligne !
www.regine-detambel.com
J’espère que vous apprécierez cette nouvelle expérience de navigation.
Merci de votre attention et à très bientôt !
Chaleureusement,
Régine Detambel