Corps écrit

Corps écrit

Imprimer la fiche
Segalen (Victor) > Equipée

Présentation

Victor Segalen, Equipée. Voyage au pays du réel. Préface par Jean Lartigue, Plon, 1929.

> Présentation issue du Petit éloge de la peau
Les poètes ont peu chanté l'immédiat et le charme et la jouissance de la peau… A propos d’un bain dans un torrent de montagne, Victor Segalen (1878-1919) fait entrer la peau en littérature. Il donne, par l’écriture, une vision intime de ses sensations cutanées. Avec lui, le bien-être procuré par l’eau vive devient aventure érotique et philosophique. Sur l’étendue souple de la peau se concentre tout le bonheur possible. La jouissance se déporte d’un centre impossible vers la périphérie de l’être.

> Extrait
 "Dans le gros torrent, le bain est toute une aventure non prévue ; un sport vif et frais de toute la peau, qui n'a pas appris à se sentir, certes, dans toutes les représentations esthétiques du nu. La littérature et la musique sont peu instructives à cet égard, et ne sont pas en cause ici. Les peintres seuls ont abusé du bain, et se servent couramment du nu avec une candeur ridicule. On ne peut être nu comme à souhait. On ne peut, sans déconvenues ni découvertes, les unes comme les autres, étonnantes, s'allonger tout d'un coup dans l'eau vivante du torrent. - D'abord, bien plus que la mer informe, l'eau courante, fuyante, furieuse et cascadante, a sa personnalité, sa pudeur, son étreinte, - véritablement son corps à corps. Le bain dans la mer ne fait point participer à l'infini des mers, et nulle marée Atlantique n'est perçue comme un halètement, si ce n'est par la plume sèche du poète terrien. Mais on vit de l'essor du torrent puisque l'on s'oppose à sa course. Et que le premier geste, en entrant dans le bain, dans le gros torrent, est d'avoir à s'opposer de toutes forces à lui.
C'est la première des surprises. On est puissamment bousculé. Aussitôt les pieds heurtés aux roches ou piqués de gravats font mal. Quand, enfin, l'on a retrouvé son assiette, on peut goûter la saveur sans cesse à l'indéfini renouvelée, de l'eau, sur les pores de la peau. - A l'encontre du sens un peu trop alimentaire du goût, que l'on ne peut ni ralentir ni retenir, et qui n'est pas réversible, et qui dépend si goulûment de la plénitude d'une poche ! la peau est un admirable organe étendu, mince et subtil ; et le seul qui puisse, pour ainsi dire, jouir de son organe jumeau : d'autres peaux, d'un grain égal ou différent, d'une tactilité, d'un dépoli sensible... Le regard seul a cet immédiat dans la réponse..., mais voir est si différent d'être vu ; cependant que toucher est le même geste qu'être touché... Et cependant les poètes et grands imaginaires, si féconds en échanges d'âmes à travers les prunelles, à travers des mots et la voix, à travers des moments spasmodiques si grossièrement réglés par la physiologie, - les poètes ont peu chanté l'immédiat et le charme et la jouissance de la peau.
C'est tout d'abord ce que la plongée au creux, au lit du grand torrent, révèle. Dès qu'on a retrouvé son assiette, on est étourdi, frotté, décapé, attaqué sur toutes les coutures. Le corps à corps avec toute l'eau descendue est complet et presque sans aides : la pesanteur, si cuisante dans la chute vraie, si vertigineuse au bas-ventre durant l'imaginaire de la chute -, la pesanteur n'existe presque plus, et le bon sol solide très habituel, père de l'immobilité, n'est ici représenté que par ces ronds et gros galets moussus, qu'on sent prêts à entrer en danse eux-mêmes, à se rouler dans l'eau, à fuir ; - et, pour comble, recouverts d'une peau verte, veloutée, fuyante et glissante aussi, sur laquelle on a moins de prises que sur l'eau...
L'eau heurte durement, lutte constante. Peu à peu la fatigue vient, avec le froid... le froid surprend, saisit et stupéfie. Sortant de ce grand et dur été aérien, de cet air enclavé de montagnes, chauffé, tout stagnant dans ses cuvettes d'où il monte en bouffées verticales, mais sans pouvoir s'animer jusqu'au vent traversier, - l'on ne croyait plus qu'il fut possible d'avoir froid, et l'on soupirait vers la fraîcheur irréelle... Le froid est tombé en ouragan fluide et divisé. Le froid avec le bruit éclaboussant. Avec la poussée continue ; et l'on sait d'où il vient : toutes les eaux, depuis deux mois de marche, coulent du Tibet, tout poche, et s'en vont à la mer, à plus de mille lieues... C'est l'haleine dure, le vent des cimes, la cascade du Tibet...
Grelottant, l'on sort du bain. Tout d'un coup repris par l'air tiède, puis chaud ; étonné de l'immobile serre qui vous reprend, où, de nouveau, il faut faire aller ses muscles massés et alanguis d'eau froide, et des baisers de l'eau renouvelée qui lave elle-même son baiser."