Un peu de théorie

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Un livre dont on ne sort pas indemne

Présentation

Que signifie « un livre dont on ne sort pas indemne » ?

De l’influence en littérature
André Gide

"J'ai lu ce livre ; et après l'avoir lu je l'ai refermé ; je l'ai fermé ; je l'ai remis sur ce rayon de ma bibliothèque, mais dans ce livre il y avait telle parole que je ne peux pas oublier. Elle est descendue en moi si avant que je ne la distingue plus de moi-même. Désormais je ne suis plus comme si je ne l'avais pas connue. Que j'oublie le livre où j'ai lu cette parole, que j'oublie même que je l'ai lue, ne me souvienne d'elle d'une manière imparfaite, n'importe ! Je ne peux plus redevenir celui que j'étais avant de l'avoir lue. Comment expliquer sa puissance ?
Sa puissance vient de ceci qu'elle n'a fait que me révéler quelque partie de moi inconnue à moi-même; elle n'a été pour moi qu'une explication - oui, qu'une explication de moi-même. On l'a dit déjà : les influences agissent par ressemblance. On les a comparées à des sortes de miroirs qui nous montreraient, non point ce que nous sommes déjà effectivement, mais ce que nous sommes d'une façon latente.
« Ce frère intérieur que tu n'es pas encore », disait Henri de Régnier. Je les comparerai plus précisément à ce prince d'une pièce de Maeterlinck, qui vient réveiller des princesses. Combien de sommeillantes 'princesses nous portons en nous, ignorées, attendant qu'un contact, qu'un accord, qu'un mot les réveille !'"


George Steiner
Langage & silence

"Chaque fois qu'elle dépasse la rêverie, ou cet appétit sans conviction, fils de l'ennui, la lecture est une forme d'action. Nous mobilisons la voix, l'être entier de l’oeuvre. En revanche, nous la laissons pénétrer en nous, non sans réticences d'ailleurs. Le grand poème, le roman classique s'imposent à nous, prennent d'assaut et occupent les places fortes de notre conscience. Ils maltraitent d'étrange façon notre imagination et nos désirs, nos ambitions et nos rêves les plus secrets. Ceux qui brûlent les livres savent bien ce qu'ils font, car l'artiste détient un pouvoir incontrôlable : depuis Van Gogh, aucun oeil occidental n'a contemplé un cyprès sans y distinguer la naissance d'une flamme. Il en est de même, à un degré plus parfait, avec la littérature. Qui a lu le livre XXIV de l'Iliade, la rencontre nocturne de Priam et d'Achille, le chapitre où Aliocha Karamazov s'agenouille sous les étoiles, le « Que philosopher c'est apprendre à mourir » de Montaigne et l'interprétation qu'en donne Hamlet - et n'en a pas été bouleversé, n'en a pas contemplé d'un oeil neuf sa propre vie, la pièce où il se meut, les amis qui frappent à sa porte, n'a lu qu'en aveugle doué de la seule vue matérielle.
Peut-on plonger dans Anna Karénine ou dans Proust sans tirer au jour un nouvel élément de faiblesse de sa vie amoureuse ?
Il faut être prêt à prendre de grands risques pour bien lire. Prêt à sacrifier son moi, le contrôle qu'on a sur lui. Selon Dostoïevski, un rêve caractéristique accompagne les premières manifestations de l'épilepsie : le sujet se sent emporté et libéré de son propre corps ; regardant en arrière, il s'aperçoit, et est alors saisi de terreur panique : un autre est en train de s'emparer de la vieille carcasse et c'est une démarche irréversible. Harcelé par cette peur, l'esprit, à tâtons, cherche le salut dans un réveil brutal. Il devrait en être ainsi quand nous entreprenons la lecture d'une grande oeuvre littéraire ou philosophique, imaginaire ou militante. Nous devrions nous laisser dominer totalement, jusqu'à errer, pour un temps, effarés de nous-mêmes, aux frontières du dédoublement partiel. Quiconque a lu la Métamorphose de Kafka et peut se regarder dans un miroir sans broncher sait sans doute « lire », au sens technique du terme, mais demeure analphabète."