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Spire (André) > Plaisir poétique et plaisir musculaire
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Le numéro de l’écuyère

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Présentation

André Spire, Plaisir poétique et plaisir musculaire. Essai sur l’évolution des techniques poétiques, José Corti, Paris, 1986. 


> Le numéro de l'écuyère

André Spire a écrit un très grand livre sur le geste de lire. Il m'a ouvert des pistes si nombreuses que je n'ai pas encore pu les explorer toutes. Mais à la demande de Robert Solé, en 2008, j’ai donné au supplément littéraire du journal Le Monde ce texte destiné au Forum des écrivains. Ce fut l’occasion pour moi d’approfondir le lien que je pressentais entre la marche et l’écriture. Quelques mois plus tard, Roger P., alors journaliste au mensuel Jogging Magazine, me contactait pour un petit reportage sur l’écrivain marcheur. Mon corps de sportive amateur n’a pas la sveltesse féline et le noueux ascétique de la marathonienne, mais il fut pourtant photographié et livré aux lecteurs en l’état.

« A la main ou à la machine ? Clavier ou papier ? Le matin ou le soir ? Dans la cuisine ou sous la véranda ? Avec ou sans musique ? » Personne encore ne m’a demandé si je travaillais plutôt accroupie ou couchée sur le flanc, ou encore dressée sur le trépied formé de mes épaules et de ma nuque, tête en bas et mollets croisés, comme un yogi. Depuis l’expérience du pupitre scolaire, tous semblent convaincus qu’on ne peut penser et écrire qu’assis. On ne tient guère compte du corps de l’auteur, ramené à la posture de l’élève avachi.
Pourtant Nietzsche et Giono étaient des marcheurs et non des attablés. Ils entretenaient un foyer de mouvement dans la région des jambes. Pascal Quignard écrit dans son lit ; René Depestre se tient debout face à son lutrin ; quant à moi, je galope sur mon tapis de course qui sent le caoutchouc brûlé. Je jogge comme un hamster sur cette piste noire qui tourne sous moi. L’écrivain ne va nulle part, certes. Mais il y court. Il vit sur l’aile. Dans l’écriture comme dans le footing, le moi brûlant est la matière.
La marche a constitué le métronome primitif de l’art. La vitesse moyenne de la musique, le mouvement que l’on nommait jadis andante et que nous appelons allegro moderato, est mesuré par le tempo di marcia (100 à 120 à la minute). Virginia Woolf, attentive à toute idée qui remuait en elle, qui se formait, neuve, avec le cordon ombilical de l’inspiration première, dit la façon dont une minuscule semence, un embryon de trouvaille, agit sur le corps tout entier et rythme le mouvement des jambes. Car « si petite qu’elle fût, elle avait cependant, cette pensée, la mystérieuse propriété de toutes celles de son espèce. Replacée dans l’esprit, elle se révéla excitante et importante. Elle s’élança, s’enfonça, se précipita de-ci, de-là, suscitant un tel remous, une telle agitation intellectuelle qu’il me fut impossible de rester assise. Je me retrouvai donc en train de marcher d’un pas rapide sur l’herbe d’une pelouse. »
Pour mon confort articulaire, j’évite le macadam et les chemins creux. Le point de vue élevé d’où, chaque matin, je prends mon vol, vient probablement de chez Décathlon. Le petit moteur Solex qui entraîne le tapis sent l’ozone, comme les vieux batteurs à œufs. Jamais un poète ne parle de ses pieds, il ne parle que de ses ailes. Mes cothurnes à catadioptres me replacent sur orbite et, mue par une famine de griffer, de grapher, dans le vide pour commencer, je reprends mon périple, ma circumnavigation, les bras collés au corps. Je n’ai pas de bureau. Je prends mon essor grâce au petit moteur à transcendance qui bat maintenant son plein. J’écris depuis mon tapis roulant, volant. Je cavale. L’ordinateur ou la page blanche m’attendent au bord de la piste. Tout à coup je saute en marche. Je me penche sur une feuille et je griffonne. J’en profite pour m’étirer les muscles ischio-jambiers. Puis je me redresse. C’est comme au cirque, oui, le numéro de l’écuyère, qui saute de sa monture au galop, puis remonte, quand ça lui plaît, tandis que la bête sans elle a continué de courir en rond, autour de son invisible noria.
Je veux penser à Pierre Guyotat : « Quand je faisais encore de la ‘littérature’, je n’utilisais pas mes fonctions organiques, cœur, poumons, gorge, etc. (...) Il faut, pour lancer la machine à verbe, solliciter le cœur, il faut l’entendre, entendre son battement. » Une tachycardie d’effort, c’est un tremplin furieusement vivant pour contraindre l’esprit, pour obliger l’inspiration à venir! Une mécanique de l’enthousiasme ! Une dynamogénie !
Au commencement étaient les pleureuses : balancements du corps, manoeuvres articulatoires des gémissements. Au commencement étaient les poèmes confiés à la mémoire musculaire des lèvres, des palais, des gorges, des diaphragmes. Les rhapsodes, dans leurs improvisations, à la fois attendues et créatrices, les endeuillés, les enfants, tous se balançaient. On se balançait, les mouvements du corps soutenant les tours de la langue. C’est ce rythme musculaire, mémoire des fibres contractiles, qui est le support des longs poèmes de l’épopée. Cette sensation d’aisance, de parfaite liberté donnée par les souples mouvements de muscles entraînés, exalte, augmente les forces de l’être tout entier. Le prophète et le rhapsode éprouvent des jouissances buccales quand les mots leur emplissent la bouche. Plaisir musculaire de la diction, mais aussi tactile et gustatif.
Et même quand le flot des paroles cesse de jaillir, quand le poète s’assied, quand après avoir tourné longtemps autour des mots, qu’il les confie à l’écriture, il parle encore, d’une parole intérieure, qui n’est pas simplement mentale. Il articule ses mots, les souffle, parfois si faiblement qu’on n’entend aucun son, ne voie qu’un léger frémissement des lèvres, d’ascension de la saillie du larynx.
Le corps de l’auteur : les poumons, le diaphragme, la gorge, la cavité buccale, les muscles de la langue, certes, mais aussi les cuisses et le périnée et les triceps et toute la clique athlétique. L’homme bat. L’auteur bat parce que ses principaux organes, ses bras, ses jambes, ses yeux, ses oreilles, lui ont été données par paires. L’homme balance. L’auteur se régularise en rythmes. Dans la récitation, dans l’épopée, était engagé le corps entier. Mais dans la phase moderne de l’écriture jouent seulement des mouvements infimes de l’œil, de la main, de l’oreille, au lieu des amples mouvements des membres et du corps. C’est le style manuel, juge André Spire avec rudesse. Ces écrivains dactylographes finissent par ne plus penser qu’avec le bout de leurs doigts. Ici le mot n’offre presque plus de résistance à la main qui glisse sur la page, à l’œil. Le mot écrit et lu n’est plus la chose elle-même, ou l’émotion ressentie à l’occasion de la chose. Il n’est qu’une étiquette, un signe désincarné, algébrisé.
Dans Plaisir poétique et plaisir musculaire, André Spire étudia l’écrivain qui marche sa pensée, dans sa chambre ou dans la campagne : le « verbo-moteur ». Gesticulateur et mime, il se frotte les mains, se promène de long en large, bat la mesure, grommelle. Et peu à peu, sous cette impulsion régulière, le flot des paroles et des idées commence à jaillir. Pas de spiritualité sans la fête des muscles. Ecrire, c’est jouer à grimper l’escalier quatre à quatre. Enfant, tout le bonheur résidait dans les cuisses. Rimbaud aussi était un marcheur : « Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers... ». Les cent pas, le va-et-vient, et surtout, être assis le moins possible.
Montaigne a engendré le Nietzsche péremptoire, qui se moquait des culs de plomb : « Seules les pensées qui vous viennent en marchant ont de la valeur ». Julien Gracq aussi fut un adepte de la marche comme adjuvant à un traitement mécanique de la phrase, « une espèce de blutage » : « La phrase (...) à la fin de la promenade – tournée et retournée le long du chemin – s’est débarrassée souvent de son poids mort. En la comparant au retour avec celle que j'ai laissée écrite, je m’aperçois quelquefois qu’il s’est produit des élisions heureuses, un tassement, une sorte de nettoyage. »
« J’écris à corps perdu » disait Kierkegaard avant de camper la figure de Johannes Climacus, héros de Il faut douter de tout. C’est la vie qu’il menait dans la maison paternelle qui contribua à développer l’imagination du garçonnet Johannes et à le rendre philosophe, tout entier réflexion, du commencement à la fin. Le père de Johannes lui refusait souvent la permission de sortir. Mais, parfois, en manière de compensation, il lui offrait de le prendre par la main et de faire une promenade ensemble, en arpentant le parquet de la pièce. Johannes était libre de choisir le lieu de la destination. Johannes optait pour la porte de la ville, pour un château du voisinage. Alors, tout en allant et venant sur le parquet, le père décrivait tout ce qu’ils voyaient, ils saluaient les passants, les voitures les croisaient à grand fracas et couvraient la voix du père, qui racontait avec tant d’exactitude et de vie, de façon si présente, si minutieuse et évocatrice, qu’après une demi-heure de cette promenade, dans un salon grand comme un mouchoir de poche, l’enfant était recru de fatigue, comme s’il avait été toute la journée dehors.
Climacus est Kierkegaard. Même besoin d’excitation musculaire dans la création chez le philosophe adulte Kierkegaard, qui travaillait une grande partie de la nuit. On pouvait le voir, depuis la rue, arpenter longuement les pièces illuminées de ses vastes appartements. Dans chaque chambre, il faisait disposer une écritoire et du papier, de façon à pouvoir noter, au cours de son interminable promenade, les phrases qu’il venait de composer en marchant.
Le mot est une foulée. Les cent pas, le va-et-vient, et surtout, être assis le moins possible. Nietzsche assurait qu’il ne faut ajouter foi à une idée qui ne serait pas venue en plein air, alors qu’on se meut librement. « Il faut que les muscles eux aussi célèbrent une fête. » L’écriture vient aux cerveaux oxygénés. Malherbe recommandait d’aller écouter les crocheteurs. Ces gens parlaient leur travail athlétique, ils lançaient et attrapaient et portaient les mots, ils fabriquaient leurs phrases au cours d’un effort musculaire, pendant que le rythme des battoirs, dans les lavoirs, scandait la rumeur des femmes, leur mémoire et leur imaginaire.
Un texte est sans assise. Il n’a jamais de base stable. Un texte n’aurait d’existence que sous trois formes, et toutes mobiles : à l’état de composition quand on le rumine et le fabrique ; à l’état de diction ou de lecture ; à l’état martelé, par la course ou par le battoir des femmes, c’est du pareil au même.

© Régine Detambel

Bibliographie
Pierre Guyotat, Explications (Entretiens avec Marianne Alphant), Paris, Editions Léo Scheer, 2000.
Sophie de Mijolla-Mellor, Le plaisir de pensée, Paris, PUF, 2006.
André Spire, Plaisir poétique et plaisir musculaire. Essai sur l’évolution des techniques poétiques, José Corti, Paris, 1986. 

> Extraits et notes préparatoires et brouillonnes
Mais même quand le flot des paroles cesse de jaillir, quand le poète s’assied, quand après avoir tourné longtemps autour des mots, il les confie à l’écriture, il parle encore, d’une parole intérieure, qui n’est pas simplement mentale. Il articule ses mots, les souffle, parfois si faiblement qu’on n’entend aucun son, ne voie qu’un léger frémissement des lèvres, d’ascension de la saillie du larynx. Esquisse motrice.
Ici tout est soliloque, monologue intérieur, qui se fait aux abîmes de l’être, à la jonction du biologique et du mental, là où le mouvement reste, où l’homme ne voit plus, n’entend plus, mais se parle, balbutie son poème. Un seul organe travaille : le larynx car nous ne pensons guère sans parler, du moins sans esquisser, lèvres closes, l’énonciation de notre pensée. Entrée en action des muscles délicats et légers de l’organisme laryngo-buccal, avant même que la vague émotionnelle n’ait pu mouvoir les muscles plus lourds de notre poitrine et de nos membres. La pensée la plus abstraite a elle aussi une base corporelle, à savoir un substrat musculaire fourni par le langage, fût-il seulement ébauché. Quand nous pensons, nous nous parlons pas à nous-mêmes ; nous esquissons, ou préparons, si nous ne les accomplissons pas effectivement, les mouvements d’articulation par lesquels s’exprime notre pensée. Dans cette parole intérieure, il y a une prédominance d’images musculaires, de schèmes moteurs d’articulation, de phonation. Ecrire, c’est prononcer.

Spire dit expressément : « Et de même que le musicien qui lit la partition d’une symphonie, que celui qui l’écoute la recréent, la rejouent en eux-mêmes comme s’ils tenaient la baguette du chef d’orchestre, que le spectateur, acteur involontaire, participe avec son être tout entier à l’exécution d’une tragédie, comme au cirque, au music-hall, il esquisse avec ses muscles les mouvements, les attitudes de l’acrobate qui fait ses tours, le lecteur, l’auditeur d’un poème, reproduisent les mouvements de la bouche dans laquelle il s’est formé, ont dans la bouche, avec toutes leurs valeurs motrices, donc affectives, la voix elle-même du poète. »
Le livre, les sons qui l’ont apporté à leurs yeux, à leurs oreilles, ne sont qu’un conducteur entre des bouches, entre des corps en mouvement. Etre lu, c’est avoir trouvé un résonateur.
Le rythme d’une phrase est l’image, gravée dans la parole, de l’homme tout entier, corps et âme, muscle et esprit. Le mot est un geste. Malherbe recommandait d’aller, pour écrire, écouter les crocheteurs du Port-au-foin. Ces gens parlaient leur travail athlétique, ils lançaient et attrapaient et portaient les mots, avec leurs sacs, leurs caillasses, ils fabriquaient les mots dans un effort musculaire, et les phrases avec, dans les amples et solides mouvements qu’ils faisaient pour gagner leur courte vie. Et le rythme des battoirs, dans les lavoirs, scandant la rumeur des femmes, leur mémoire et leur imaginaire.
La poésie sur le papier n’a aucune existence. Elle est alors ce qu’est un costume dans l’armoire, un tatou empaillé dans une vitrine. Elle n’a d’existence que sous deux formes : à l’état de composition dans une tête qui la rumine et la fabrique ; à l’état de diction…

Expression de l’homme vivant dont les mouvements élémentaires sont toujours inégaux, en durée et en force, mais qui étant ‘un animal à deux battants’, un être dont les principaux organes, bras, jambes, yeux, oreilles, lui ont été données par paires, a une tendance au balancement corporel, à la régularisation en rythmes de ses mouvements inégaux. Le caractère rythmique de ce langage, dont les associations motrices et auditives peuvent être renforcées par la création volontaire de puissants automatismes mnémotechniques, se prête à la conservation fidèle et presque indéfinie des poèmes. Poèmes si l’on veut, plutôt chroniques, ensembles didactiques, historiques, enrochés dans le rythme, récités par leurs auteurs eux-mêmes, ou confiés à la mémoire organique de la bouche, de la gorge des récitateurs entraînés, parlant, ou plutôt psalmodiant leurs mélopées ascendantes et descendantes, soutenues à la fois par des mélodies adjuvantes préfixées et rigides et par les mouvements rythmés de leur corps et de leurs membres, analogues à ceux de nos accordéonistes ou des chanteurs de jazz. Dans cette période de style oral, où l’écriture n’était utilisée que comme aide-mémoire, ou comme moyen de fixer de manière définitive un texte exposé à se déformer au cours des siècles, le poète ne compose pas en écrivant. Il improvise en assemblant des clichés, il enchaîne et juxtapose de manière inattendue et souvent géniale des formules traditionnelles, en éprouvant ses rythmes, les tâtant en quelque sorte dans sa bouche, dans son gosier. C’est ainsi que composaient les prophètes hébreux, les rythmeurs ioniens, les aèdes, rhapsodes, bardes, jongleurs, troubadours, les gondoliers vénitiens, c’est ainsi que composent encore les poètes des peuples primitifs et des pays de l’Europe orientale, où la majorité de la population est illettrée.

« dans cette phase moderne du langage, ce sont les associations visuelles et auditives avec des mouvements infimes de l’œil, de la main, de l’oreille, qui se sont développés au détriment des associations où étaient engagés les amples mouvements des membres et du corps, où même les mouvements plus restreints, mais d’effet souvent fort intense, de l’appareil respiratoire et laryngo-buccal. Ici le mot n’offre presque plus de résistance à la main qui glisse sur la page, à l’œil qui le perçoit à l’aide de minuscules mouvements presque insensibles en suivant les lignes de gauche à droite ou de droite à gauche, ou bien en descendant du haut de la page jusqu’en bas. Leurs efforts, leur fatigue n’ont presque plus de rapport qu’avec la qualité de la lumière, de la plume, du papier, non avec les réalités éveillées par le contenu des mots. Le mot écrit et lu n’est plus la chose elle-même, ou l’émotion ressentie à l’occasion de la chose. Il n’est qu’une étiquette, un signe désincarné, algébrisé.

STYLE MANUEL très inférieur, comme valeur expressive, au style manuel ou corporel mimique, à un tempérament graphique-visuel pour qui toute pensée, toute émotion prend forme dans un mouvement de la main, tend à devenir écriture. Les graphiques-visuels ne composent qu’à coups de pleins et de déliés, de pattes de mouche ou de ratures. Comme les dactylographes ou les typographes finissent par ne plus penser qu’avec le bout de leurs doigts, ils peuvent par concepts manuels, c'est-à-dire non par phrases, par mots ou par syllabes, mais par lettres dessinées ou griffonnées par leur main emmanchée d’un porte-plume (ici Bachelard : Quand ma plume crache je pense de travers)

Lamennais était nettement verbo-moteur. Il "marchait sa pensée" chaque matin dans sa chambre.
Chez Mahomet, chez Goethe, les hallucinations ou les images auditives étaient accompagnées de mouvements réels ou esquissés d’articulation. Cf. Jousse parlant de Mahomet qui répétait, mot à mot, les récitatifs en sadj’ qu’il croyait soufflés par Gabriel ou Allah lui-même.

Goethe composait beaucoup de ses poèmes en chantant et en marchant comme Beethoven. Et ce n’est pas pour rien que nombre d’entre eux portent le nom de Wanderer. Un passage caractéristique des Wanderjähre de Wilhelm Meister dévoile le caractère musical du processus créateur : « Il me semble souvent qu’un génie secret me chuchote quelque chose de rythmique, si bien que dans ma marche mes pas se meuvent toujours en mesure ; et en même temps je crois percevoir de légers sons accompagnant quelques lieds qui se manifestent à moi agréablement sur un mode ou sur un autre »
Si l’on tient compte du fait que pour Goethe la musique n’était qu’un excitant, un soutien de la poésie, chanter veut dire prononcer des paroles accompagnées de musique. On trouve donc chez lui l’union de phénomènes auditifs et de phénomènes dynamiques, laryngo-buccaux et corporels. Même union chez Apollinaire. Il semble que Nerval et Apollinaire eurent l’illusion que leur création poétique était accompagnée d’une sorte de création musicale : les Cydalises sont venues « malgré moi sous forme de chant ; j’en avais trouvé en même temps les vers et la mélodie, que j’ai été obligé de faire noter, et qui a été trouvée très concordante aux paroles ! Nerval : « Je suis persuadé que tout poète ferait facilement la musique de ses vers s’il avait quelque connaissance de la notation. »

Tout poète appartient plus ou moins au type verbo-auditif, chez qui l’oreille, la bouche, tous les organes phonateurs collaborent. Et dès que la tension poétique est assez forte pour effacer l’empreinte des conventions sociales, chasser toutes les contraintes, les prudences de la vie mondaine qui ont émoussé les réactions spontanées du langage naturel, le geste reparaît, la gesticulation laryngo-buccale s’intensifie. Le poète d’aujourd'hui retrouve la nature originelle du compositeur de style oral, rythmant, dansant sa pensée avec son corps, avec tous les mouvements de son gosier, de sa bouche articulatrice. Janet = prédominance du type verbo-moteur. Nous sommes aux sources de la création du style. À ces profondeurs, le style c’est l’homme tout entier, dansant et balançant selon les lois vivantes et logiques du composé humain fait de chair et d’esprit.

Refaisant, en quelque sorte à rebours, le chemin de l’évolution de sa langue maternelle, il redevient gesticulateur, mime, verbo-moteur : « On le voit qui se frotte les mains, qui se promène de long en large, il bat la mesure, il grommelle quelque chose entre ses dents. Et peu à peu, sous cette impulsion régulière, entre les deux rôles de l’imagination et du désir, le flot des paroles et des idées commence à jaillir. » (Claudel, Positions et Propositions, HA).

Claudel semble appartenir au type verbo-moteur, avec un mélange d’éléments visuels et graphiques. Claudel Positions et Propositions : se comporte comme un barde improvisateur : « Voici qu’un désir me saisit, dans mon esprit naît une pensée : je veux commencer à chanter, je veux moduler mes mots : les mots fondent dans ma bouche, les paroles s’en échappent, s’envolent de ma langue, s’écoulent d’entre mes dents. » (Le Kalevala, chant I)

Même besoin d’excitation musculaire dans la création chez Barbey d’Aurevilly et Kierkegaard : « Barbey gesticulait devant la glace pendant des heures entières : il vivait, il mimait ses Diaboliques. »
Kierkegaard travaillait une grande partie de la nuit. On pouvait le voir, de la rue, arpenter longuement les pièces illuminées de ses vastes appartements. Dans chaque chambre, il faisait disposer une écritoire et du papier, de façon à pouvoir noter, au cours de son interminable promenade, les phrases qu’il venait de composer en marchant. »
Mais même quand le flot des paroles cesse de jaillir, quand le poète s’assied, s’étend dans un fauteuil, sur un sofa, quand après avoir tourné longtemps autour des mots, il les confie à l’écriture, il parle encore. Parole intérieure, non pas simplement mentale, il articule ses mots, les souffle, de manière assez faible pour qu’un observateur ne puisse entendre aucune son, ne voie qu’un léger frémissement des lèvres, d’ascension de la saillie du larynx. Esquisse motrice.
Et si le poète n’en a pas toujours une conscience claire, la résistance que certains mots opposent à son choix prouve qu’il a la perception plus ou moins confuse de ces mots réduits, qu’il les sent.
Ici tout est soliloque, monologue, monologue intérieur, qui se fait aux abîmes de l’être, à la jonction du biologique et du mental, là où toutes images évanouies, le mouvement reste, où l’homme ne voit plus, n’entend plus, mais se parle, balbutie son poème. Selon Ribot « l’homme qui médite fixe son attitude. De plus, un organe travaille : le larynx ; nous ne pensons guère sans parler, du moins sans esquisser, lèvres closes, l’énonciation de notre pensée. La pensée la plus abstraite a elle aussi une base corporelle, à savoir un substrat musculaire fourni par le langage, fût-il seulement ébauché. »
Quand nous pensons, il est rare que nous ne nous parlions pas à nous-mêmes ; nous esquissons, ou préparons, si nous ne les accomplissons pas effectivement, les mouvements d’articulation par lesquels s’exprime notre pensée. »
Dans la parole intérieure, il y a une prédominance d’images musculaires, de schèmes moteurs d’articulation, de phonation, il est tout à fait rare qu’on utilise des images verbales visuelles, d’écriture ou d’imprimerie.
Lire c’est prononcer.

Et de même que le musicien qui lit la partition d’une symphonie, que celui qui l’écoute la recréent, la rejouent en eux-mêmes comme s’ils tenaient la baguette du chef d’orchestre, que le spectateur, acteur involontaire, participe avec son être tout entier à l’exécution d’une tragédie, comme au cirque, au music-hall, il esquisse avec ses muscles les mouvements, les attitudes de l’acrobate qui fait ses tours, le lecteur, l’auditeur d’un poème, reproduisent les mouvements de la bouche dans laquelle il s’est formé, ont dans la bouche, avec toutes leurs valeurs motrices, donc affectives, la voix elle-même du poète.
Le livre, les sons qui l’ont apporté à leurs yeux, à leurs oreilles, ne sont qu’un conducteur entre des bouches, entre des corps en mouvement.

Abbé Rousselot : « Le rythme est l’image, gravée dans la parole, de l’homme tout entier, corps et âme, muscle et esprit. » Les mots fuient, le poème reste vapeur tant que le poète n’a pas trouvé son départ : une certaine direction de pensée, d’attitudes qui entraîne avec elle la foule inconsistante des idées, des sentiments, des souvenirs de sensation en mal de forme. C’est le mouvement du poème, mouvement de pensée et mouvement physique dans lequel tout le détail viendra ensuite s’organiser, s’accorder. La trouvaille est soudaine, un choc, au moment le plus inattendu, le matin au réveil, en faisant sa toilette, à table, au cours d’une conversation, d’une lecture, d’une promenade. Un CHOC et non un heureux hasard. Cette trouvaille est préparée par cette longue période de tension pendant laquelle le poète tâtonne, travaille par touches, approches successives, comme le peintre qui confronte ses couleurs, le mécanicien qui ajuste une pièce.

Mais le compteur de notre rythme est-il le battement de notre cœur ou de notre pouls ? Est-ce lui qui indique la vitesse moyenne du rythme humain, celle au-dessus de laquelle il y a accélération, rapidité excessive, fatigue, au-dessous de laquelle il y a ralentissement, tendance à la dépression, au repos ? Beaucoup l’ont cru, et c’est un cliché de salon que de lui attribuer ce rôle. Cependant, sauf dans des cas extrêmes ou dans la maladie, nous n’avons pas conscience des mouvements de notre pouls et de notre cœur. En temps normal nous ne les sentons pas battre, et ils nous avertissent le plus souvent de leur fatigue, non pas une répétition de petits chocs, mais pas une sensation d’angoisse, d’étranglement.

Tout porte à croire que c’est la marche qui a constitué le métronome primitif. On peut admettre en effet que la vitesse moyenne de la musique, le mouvement que l’on nommait jadis andante et que nous appelons allegro moderato, est mesuré par le tempo di marcia (100 à 120 à la minute). La danse très simple qui consiste à marquer un ou deux temps d’arrêt après chaque double pas, aurait donné les mesures ternaires et quaternaires, l’iambe et l’anapeste ; si l’on fait précéder le départ d’un temps long commandant l’attention, on obtient le trochée ou le dactyle. La marche aurait ainsi formé tout à la fois le métronome et les principales figures rythmiques. Oui, la marche, le double frappement des pieds du piéton sur les routes, du chemineau sur le trimard, du chasseur qui casse les mottes, le balancement de leurs jambes, accompagné du balancement opposé de leurs bras, de leurs épaules, des deux moitiés de tout leur corps. Ce corps humain, dont les membres et les principaux organes, ressemblants et différents de poids et de surface, faussement symétriques mais distribués par paires, et faits pour agir avec une certaine indépendance, commandent les mouvements, non pas identiques ni isochrones, mais alternés et analogues de nos plaisirs, de nos jeux.

Se faire lire par un 1er lecteur, c’est chercher un résonateur.

Entrée en action des muscles délicats et légers de l’organisme laryngo-buccal, avant même que la vague émotionnelle n’ait pu mouvoir les muscles plus lourds de notre poitrine et de nos membres.