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La leçon de l’abîme
Régine Detambel
La leçon de l’abîme
Nouvelle

Date : 2001
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Présentation

En octobre 2001, à l’occasion de Lire en Fête, le Centre National du Livre publiait une plaquette rassemblant douze textes d’auteurs contemporains sur le thème de l’écriture. J’ai réfléchi alors à ce vertige d’impuissance qu’on nomme «l’angoisse de la page blanche». Je remercie François Bon et l’équipe de Remue.net d’avoir pointé l’importance de ce court écrit.

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La leçon de l’abîme


L’an dernier, j’ai éprouvé soudain l’angoisse de la page blanche. Je ne savais plus du tout comment écrire, où puiser, comment tisser entre elles mes sensations, et cela m’étouffait, me pressait. Il me fallait une forme, vite, et un sujet. Touchée par cette étrange qualité de détresse, je me recroquevillais sur ma chaise de bureau, ma peau prenait la couleur du cuir, mes bras étaient rassis comme deux pains froids. Quelqu’un m’a dit : « La peur de la mort doit torturer pareillement. Essaie de sauter en parachute ou de prendre des risques. Va te promener le long du ravin de l’Étoile. C’est le seul moyen de tuer la peur, par la leçon de l’abîme. »
La première fois, j’ai dû longer plus de quarante kilomètres de forêts pour trouver le ravin. J’en avais entendu parler par des chasseurs. C’était un site touristique peu à peu abandonné à cause des accidents qui y avaient eu lieu. Je n’avais pas l’intention de m’y jeter pour mourir mais je voulais connaître un certain vertige. A dire vrai, je n’avais jamais vu d’aussi près un abîme véritable. Il devait compter cent cinquante mètres de profondeur et des tonnes de pierres aiguës, et un ruisseau noir sans doute, et de la broussaille. Des cailloux roulaient et rebondissaient. J’ignorais ce qui les guettait, au fond, dans l’ombre, et ces pierres émettaient en tombant des bribes sonores et désordonnées qui ressemblaient à la musique de phrases véritables mais incompréhensibles et faites pour êtres lues en apnée. J’ai porté la main à ma tête comme une femme qui se sent devenir folle et je suis rentrée à la maison.
Chaque fois que je m’installais à ma table, sans succès, je repensais au ravin puis je marchais dans l’appartement, tout étriquée, la tête dans les épaules, habillée pour sortir, et ne sortant pas, étirant ma veste entre les omoplates à force de me voûter.
J’y suis retournée au moins cinq fois en un mois parce que j’avais besoin de sentir l’abîme sous mes pas. Je devrais savoir perdre l’équilibre pour basculer dans une nouvelle histoire. Ici, j’admettrais de ne plus tenir sur mes jambes. Je cesserais de vouloir garder la tête haute et le corps logiquement campé au-dessus de son polygone de sustentation. Alors, tout au bord, j’acceptais d’osciller et j’attendais avec soulagement le vertige qui me ferait tomber dans une intrigue neuve.
Et puis j’étais heureuse que personne ne me soutienne et ne m’encombre avec des paroles de réconfort. Je n’emportais pas non plus de livres. La voiture était garée à plus de cinquante mètres et je n’ai jamais éprouvé le besoin de m’y réfugier ou de m’appuyer du bout des doigts contre la portière. J’avais l’étrange sentiment de tenir debout. Il me semblait que là, au bord du ravin dont les petites pierres du bord étaient pourtant si friables, j’étais plus solide que fondue sur un piédestal. Je souriais. Je n’avais pas peur. En tout cas je savais que j’avais tout à attendre du vide. Et, un mardi — c’était la dixième fois que j’allais au ravin — je sentis mes omoplates s’écarter et quelque chose craqua dans ma colonne vertébrale, qui me fit du bien. J’eus l’impression que des cordes fiables, un balancier, toute la panoplie de l’équilibre, tous les mâts qui dressent les chapiteaux, toutes les amarres qui protègent les bateaux venaient de me rendre capable d’affronter les pires sortilèges de l’écriture. J’étais désormais physiquement prête à écrire.
 Au fond du ravin poussaient des fleurs bleues. C’est dans l’œil d’une véronique petit-chêne que j’ai vu pour la première fois le personnage féminin de mon nouveau livre. Je restais parfois jusqu’à la nuit, à apprendre sa féminité. Je frottais contre mes lèvres des pétales rouges et je n’avais pas besoin de miroir. Je me roulais dans les cistes comme un chien sur une fourmilière. Ma ruine intellectuelle et poétique se faisait de moins en moins irrémédiable, et je bondissais, je dansais, j’avais de nouveau des caprices. J’ai caressé mon cou avec une poignée de feuilles de tilleul. J’ai mordu à pleines dents dans des feuilles grasses. Puis j’ai mordu dans la chair de mes bras, avec la même force, et j’ai découvert la forme de ma propre morsure. Quand j’ai décortiqué une branche de sureau, la moelle avait la consistance exacte du bout de mes seins.
 En été, j’y suis descendue presque tous les jours. Je me jetais par terre, au hasard. J’ai teint les grains de beauté de mon ventre avec le jus d’une prunelle. Le buis se prenait dans mes poils. Quand je frissonnais, j’avais l’air d’une bogue de châtaigne. Le plaisir, je me le suis offert avec la tige laiteuse et ronde d’un arum, et j’avais encore la voix tout empâtée quand je suis rentrée à la maison. Je tenais mon personnage.
 En novembre, mon roman était presque terminé. J’ai pu retourner au ravin, mais les arbustes avaient séché et la plupart des fleurs étaient mortes. Devant moi, de l’autre côté de l’abîme, des strates de grès sale composaient un visage, une vraie physionomie, et la face de l’abîme était si sérieuse, si épouvantable que je dus m’accroupir. Les pierres étaient larges et méchantes. J’entendis que des choses creusaient et vivaient dans de grandes craquelures que le gel avait ménagé. Des trous où je n’aurais pas mis la main. C’étaient des pierres pathétiques, restées prisonnières d’huile lourde et de grands fracas. Elles scintillaient, elles étaient hérissées d’aiguilles, peut-être de quartz, et l’une de ces pierres gigantesques hébergeait, dans une fissure fendue par l’acidité de l’eau, un nid, ou de rats ou d’oiseaux.
 Un chêne déraciné par la pente me cria :
 "Va-t’en maintenant, tu as eu ce que tu voulais.
" Puis le vent se leva. Du ravin tout entier montait la musique familière et déchiffrable de mon propre livre. Les cailloux qui roulaient maintenant étaient colorés de noir et de rouge. Ils parlaient haut en déchirant les branches. Il y en eut même un jaune, et un autre, contourné comme un coquillage, qui hurlèrent en tombant :
 "C’est tout, c’est fini."

Depuis un moment déjà, je cherchais mes clés de voiture dans ma poche.



© Régine Detambel