À lisotter

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Débine
Régine Detambel
Débine
Nouvelle

Date : 2010
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Présentation

Débine a été écrit après une lecture ébaubie de Nausée de Céline, paru chez Fata Morgana, en 1980, une merveille de Jean-Pierre Richard, soixante pages osmotiques, perméables, infâmes de mollesse, dans l'odeur de la merde, dans la déconfiture de l'objet, dans la déliquescence du moi, dans l'ordure et l'état de déchet.
J'ai refermé le livre. Dehors, pluie. A mon tour de me laisser déliter.

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Débine
(C) Régine Detambel

Il y en a pour des kilos et des kilos de grêle, de grêlons gris et pâles, de nuages éventrés avec leur kapok en pagaille, et cette pluie gélatineuse et glacée ruisselle sur la toiture déjà ruisselante, au travers des gouttières repues, au mépris d’une descente en zinc qui vient de se rompre sous la puissance liquide de sa proie, béant en son beau milieu, pendulant avec des grincements de chaîne, bien qu’encore partiellement solidaire du toit par quelques pattes déclouées, s’arrachant progressivement au crépi sirupeux qui se dissout dans la glace comme un sucre.
Donc la glace fondante, encore et partout, en flaques molles et plastiques qui cherchent la bonne pente, sur le perron de la maison de Louis. Dans les caniveaux de sa rue, des épaves lancées à grande vitesse heurtent les bordures de béton, c’est le rafting désespéré de toutes les ordures du quartier. Morceaux isolés d’univers multicolores, bribes fétides, fragments inexplicables, de longs abandons mous filent à toute vitesse, comme une vie effilochée qui défilerait devant soi. Et à voir tout son petit monde défaillir ainsi liquoreusement, Louis, derrière sa fenêtre, se sent envahi de la même mollesse, d’une fondamentale lâcheté. Dans ses boyaux, ça lâche. Pour se débarrasser de la nausée, il s’efforce de la vomir. Il s’agenouille devant la cuvette des toilettes, qu’il entoure de ses bras. Elle est solide cette cuvette, parce que boulonnée au sol. Coincé entre l’émail et le mur, il rend une espèce de flasque mélasse. Penché attentivement, il observe les laborieux vermicelles de sa chimie intérieure. Ce qui pue autant, ce fiel, cet énorme ennui vert mou, c’est sa fatalité intime, sa poisse. Si seulement il avait pu expulser là, d’un seul coup de glotte définitif, tout ce poisseux qui l’englue depuis qu’il a rencontré cette fille. Et il tire la chasse en formulant ce voeu.

Même s’il désire maintenant en lui une sorte de pureté, il a eu tout de même comme un grand geste de regret devant le maelström parce que ces sucs dégoûtants, mine de rien, étaient ce qu’il y avait de plus proche de son coeur, de son secret central. Ces glaires très cotonneuses avaient séjourné en lui, plus proches de son centre et plus intimes que toutes les femmes. Louis regarde ces mucosités très personnelles s’éparpiller dans le non-être. Après quoi, il verse une demi-bouteille d’eau de javel dans la cuvette. Sa salive est tellement dense qu’elle l’oppresse comme par un bâillon tiède. Il se met à chialer. Ruissellement ingénieux de quelques larmes soumises au pachinko des poils naissants de sa barbe. En revenant à la fenêtre, il trébuche sur une haltère qui a roulé. Il la ramasse à deux mains, avec effort. C’est incroyable ce manque de tenue chez un mec qui d’ordinaire a une musculature et un squelette assez forts pour enchaîner stoïquement trois séries de deux cents abdominaux. Ce qui avait l’air hier encore d’un homme n’est plus aujourd’hui que bouillie, la braguette débraillée, le coeur déboutonné. A mesure qu’on aime une fille, on pourrit. Un sentiment, ça vrille comme un asticot. Cette fille n’était qu’un petit point de pourriture sur son admirable personne. Louis allume la télé. Il met de la musique. Il boit pour tenter d’endiguer par une énergique manoeuvre hydraulique sa grande déconfiture intime. Il fume quelque chose de très fort pour tenter de se replâtrer. Il se masturbe pour se cimenter l’épiderme. Dehors, toujours le dégorgement de la gouttière sous le flot écoeurant de la débâcle. C’est parti pour la vie.
Une heure plus tard, la grêle s’est muée en pluie fine. De nouveau les cloches à vent suspendues au petit amandier carillonnent les esprits bienveillants. Louis entend à la fois les cloches à vent et la sonnerie de son téléphone, deux petites musiques euphoriques drôlement vives qui rebondissent l’une sur l’autre. Dans le combiné, la fille rit aux éclats. Elle semble ravie par la pluie. Sa voix tremble un peu quand elle dit qu’elle va venir, qu’elle a trouvé un taxi, elle vient, d’ailleurs elle est en route. Sa voix est parfaite, pas du tout coupable, pas le moindre soupçon de honte, mignonne et ferme et concise en même temps.
On oublie tout, déclare-t-elle dignement.
Mais, commence Louis, sidéré, qui pense à ses jambes déjà, très verticales.
Tu m’aimes ? demande la fille.
Exact, répond Louis en essayant de rattraper son téléphone qui semble à présent si vivant qu’il lui file entre les doigts. Il a peur de le lâcher mais il a peur de l’étouffer aussi, ça gigote comme ces petits poissons turbulents qu’on s’apprête à rejeter à l’eau avant qu’ils ne s’asphyxient tout à fait. Dehors les quatre vents s’escriment sur la petite cabane de jardin pour lui soutirer des morceaux de tôle usagés.
Alors embrasse-moi, dit la fille.
Louis adresse au téléphone des baisers, il souffle là-dedans et il aspire aussitôt, comme s’il cherchait à tirer un do majeur d’un harmonica.
Le taxi est certainement en train de croiser, à des kilomètres de là, les détritus du caniveau qui transportait, avec la débine de Louis, toute la consistance moisie de son désespoir. Agrippé à son téléphone qu’il écrase contre le pavillon de son oreille rouge vif, pour forcer la voix de la fille à le pénétrer, il se demande déjà ce qui est le plus positivement et le plus indéniablement lui, de la salade flasque charriée par les canalisations ou de l’agitation banale provoquée par une fille très désirable, et il en vient très vite à penser les deux mon capitaine, on n’atteint jamais un quelconque équilibre, on est toujours en train d’éclater, quelle que soit la forme de ces éclats et quelle que soit l’origine de l’obus, joie ou détresse, peu importe, on n’a jamais fini de ramasser les morceaux et le mouvement du dedans rejoint le mouvement du dehors et toutes les idées, noires ou scintillantes, alors s’éparpillent et vont s’amuser enfin avec les nuages.
Dehors le vent a changé si brusquement que le toit de la petite cabane s’est envolé à grands fracas pour venir briser les vitres des deux fenêtres situées sur la façade. Du verre roule jusque sur la table contre laquelle Louis est appuyé. Il en est tombé dans son cendrier.
Je dois raccrocher, dit Louis. Un truc à faire en t’attendant.
Maintenant l’orage se tire, il tourne le coin de la rue, il fond pire que du beurre, il se dissipe dans des odeurs de cailloux frais et de miel. Tous les orages s’en vont par le nez. À travers la fenêtre crevée qui donne sur la route, qui donne précisément sur l’embranchement d’où viendra le taxi, avec sa petite enseigne lumineuse sur le toit, le jour entre maintenant sans aucun filtre. Louis aura à peine le temps de voir disparaître le gris, les grêlons et les vents que, par bancs, par bouts, par membres, par molécules, ils se seront perdus au soleil, fondus dans le torrent de la lumière, vaporisés, retournés à l’état d’atmosphère, très gazeux, en arabesques, dans le néant, non plus liquides ni matériels mais de nouveau légers, aériens. Il n’y aura plus que de la lumière étincelante dans l’air.

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