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Valéry (Paul) > Oeuvres II
Pléiade

Présentation

M. Teste, Eupalinos ou l'Architecte, L'Âme et la Danse, Dialogue de l'arbre, L'Idée fixe ou Deux hommes à la mer, "Mon Faust", Histoires brisées, Tel quel, Mauvaises pensées et autres, Regards sur le monde actuel, Pièces sur l'art.
 
> Les deux vertus d’un livre, par Paul Valéry
In Pièces sur l’art, pp.1246-1250.

Si j’ouvre un livre, le livre offre à mes yeux deux manières bien différentes de s’intéresser à lui. Il leur propose l’alternative de deux usages de leur fonction.
Il peut leur suggérer de s’engager dans un mouvement régulier qui se communique et se poursuit de mot en mot le long d’une ligne, renaît à la ligne suivante, après un bond qui ne compte pas, et provoque dans son progrès une quantité de réactions mentales successives dont l’effet commun est de détruire à chaque instant la perception visuelle des signes, pour lui substituer des souvenirs et des combinaisons de souvenirs. Chacun de ces effets est le premier terme de quelque développement infini possible.
C’est là la Lecture. On lui pourrait donner pour symbole l’idée d’une flamme qui se propage, celle d’un fil qui brûle de bout en bout, avec de petites explosions et des scintillations de temps à autre.
Ce mode successif et linéaire exige la vision nette, et la conservation de la vision nette, — condition essentielle de la production des actes élémentaires du cerveau qui répondent aux excitations de l’écriture par des sons virtuels ou réels, par des significations.
La lisibilité d’un texte est la qualité de ce texte d’être approprié à la vision nette.
En se reportant à ce qui précède, on pourrait dire que la lisibilité est la qualité d’un texte qui en prévoit et en facilite la consommation, la destruction par l’esprit, la transsubstantiation en événements de l’esprit.
Mais à côté et à part de la lecture même, existe et subsiste l’aspect d’ensemble de toute chose écrite. Une page est une image. Elle donne une impression totale, présente un bloc ou un système de blocs et de strates, de noirs et de blancs, une tache de figure et d’intensité plus ou moins heureuses. Cette deuxième manière de voir, non plus successive et linéaire et progressive comme la lecture, mais immédiate et simultanée, permet de rapprocher la typographie de l’architecture, comme la lecture aurait pu tout à l’heure faire songer à la musique mélodique et à tous les arts qui épousent le temps.
Ainsi le Livre, d’une part, comporte de quoi exciter et conduire le mouvement du point de la vision nette, — mouvement qui engendre des effets intellectuels et discontinus, et qui de proche en proche s’intègre en idées le long de la ligne ; il est d’autre part, un objet, un ensemble d’impressions stationnaires, doué de propriétés immédiates, non conventionnelles, qui peut plaire ou déplaire à nos sens.
Ces deux modes de regard sont indépendants l’un de l’autre. Le texte vu, le texte lu sont choses toutes distinctes, puisque l’attention donnée à l’une exclut l’attention donnée à l’autre. Il y a de très beaux livres qui n’engagent pas à la lecture, belles masses de noir pur sur champ très pur, mais cette plénitude et cette puissance de contact obtenues aux dépens des interlignes, et qui semblent très recherchées en Angleterre et en Allemagne où l’on s’efforce de rejoindre certains modèles du XVe et du XVIe siècles, ne sont pas sans peser sur le lecteur, et sans paraître un peu trop archaïques. La littérature moderne ne s’accommode pas de ces formes compactes et comme gorgées de caractères. Il existe, en revanche, des livres très lisibles, bien ajourés, mais qui sont faits sans grâce, insipides à l’œil, ou même franchement laids.
A cause de cette indépendance dans les qualités que peut posséder un livre, il est permis à l’imprimerie d’être un art.
Quand elle ne veut répondre qu’au besoin simple de lire, elle se passe d’artistes, car les exigences de la lisibilité peuvent être exactement définies, et être satisfaites par des moyens également définis et uniformes. L’expérience et l’analyse suffiront à déterminer ce qui s’impose au graveur de la lettre, au compositeur et au tireur pour obtenir un texte clair et net.
Mais à peine l’imprimeur a-t-il conscience de la complexité de son ouvrage, il se sent aussitôt un devoir d’être artiste, car le propre de l’artiste est de choisir, et le choisir est commandé par le nombre des possibles. Tout ce qui laisse place à l’incertitude appelle un artiste, quoiqu’il ne l’obtienne pas toujours.
L’imprimeur artiste se trouve devant sa tâche dans la situation complexe de l’architecte qui s’inquiète de l’accord de la convenance de sa construction avec l’apparence. Le poète lui-même a pour destin de se débattre entre les formes et le contenu, entre ses desseins et le langage. Dans tous les arts, et c’est pourquoi ils sont des arts, la nécessité que doit suggérer une œuvre heureusement accomplie ne peut être engendrée que par l’arbitraire. L’arrangement et l’harmonie finale des propriétés indépendantes qu’il faut composer ne sont jamais obtenus par recette ou par automatisme, mais par miracle ou bien par effort ; par miracles et par efforts volontaires combinés.
Un livre est matériellement parfait quand il est doux à lire, délicieux à considérer ; quand enfin le passage de la lecture à la contemplation, et le passage réciproque de la contemplation à la lecture sont très aisés et correspondent à des changements insensibles de l’accommodation visuelle. Alors les noirs et les blancs sont des repos l’un de l’autre, l’œil circule sans effort dans son domaine bien disposé, en apprécie l’ensemble et les détails et se sent dans les conditions idéales de son fonctionnement. Cet idéal ne peut être atteint que par une collaboration du graveur du caractère avec l’imprimeur. En dernière analyse toute la forme doit découler du caractère. Celui-ci ne doit pas être créé par la pure fantaisie. Sa figure, ses pleins et ses déliés doivent dépendre de sa grosseur. Je me permets de penser que c’est une erreur que de reproduire les mêmes figures à des échelles différentes.
L’art de l’imprimeur abonde en difficultés subtiles, en finesses insensibles au plus gd nombre. Personne cependant n’a songé jusqu’ici à reprocher aux maîtres de cet art de travailler avec acharnement pour ne satisfaire qu’une élite presque imperceptible. Ce que bien des gens refusent à certains auteurs qu’ils blâment de ne point écrire pour tout le monde, ils le concèdent aisément à des artistes d’une autre espèce. Stendhal toutefois n’est pas fort loin de se moquer du grand Bodoni. Comme il traversait Parme, il n’a pas manqué d’aller visiter la célèbre imprimerie du grand-duché. Bodoni se consumait à chercher la disposition idéale d’une page de titre. Comment ordonner cette façade pure qu’il rêvait pour un Boileau ?
« Après m’avoir montré tous ses auteurs français, il m’a demandé lequel je préférais, du Télémaque, du Racine, ou du Boileau. J’ai avoué que tous me semblaient également beaux. — Ah ! Monsieur, vous ne voyez pas le titre du Boileau ! — J’ai considéré longtemps, et enfin j’ai avoué que je ne voyais rien de plus parfait dans ce titre que dans les autres. — Ah ! Monsieur, s’est écrié Bodoni, Boileau-Despréaux, dans une seule ligne majuscule ! J’ai passé six mois, Monsieur, avant de pouvoir trouver ce caractère. Le titre est en effet disposé ainsi :
ŒUVRES
DE
BOILEAU-DESPREAUX.
Voilà le ridicule des passions, dans lequel, en ce siècle d’affectations, j’avoue que je ne crois pas. »

En résumé, un beau livre est sur toute chose une parfaite machine à lire, dont les conditions sont définissables assez exactement par les lois et les méthodes de l’optique physiologique ; et il est en même temps un objet d’art, une chose, mais qui a sa personnalité, qui porte les marques d’une pensée particulière, qui suggère la noble intention d’une ordonnance heureuse et volontaire. Observons ici que l’œuvre typographique exclut l’improvisation ; elle est le fruit d’essais qui disparaissent, l’objet d’un art qui ne retient que des ouvrages achevés, qui rejette les ébauches et les esquisses, et ne connaît point d’états intermédiaires entre l’être et le non-être. Il nous donne par là une grande et redoutable leçon.
L’esprit de l’écrivain se regarde au miroir que lui livre la presse. Si le papier et l’encre se conviennent, si la lettre est d’un bel œil, si la composition est soignée, la justification exquisement proportionnée, la feuille bien tirée, l’auteur ressent nouvellement son langage et son style. Il se trouve de la gêne et de l’orgueil. Il se voit revêtu d’honneurs qui peut-être ne lui sont pas dus. Il croit entendre une voix bien plus nette et plus ferme que la sienne, une voix implacablement pure articuler ses paroles, détacher dangereusement tous ses mots. Tout ce qu’il écrivit de faible, de mol, d’arbitraire, d’inélégant parle trop clair et trop haut. C’est un jugement très précieux et très redoutable que d’être magnifiquement imprimé.

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