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Onfray (Michel) > Le ventre des philosophes
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Penser maigre

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Michel Onfray, Le Ventre des philosophes. Critique de la raison diététique, Livre de Poche n°4122, coll. «Biblio Essais», 2009.

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Le Ventre des philosophes
repose sur un formidable pari intellectuel : qu'il doit être possible de mieux comprendre les conceptions des philosophes à partir de leurs choix culinaires. En quelque sorte que, peut-être, Diogène n'aurait pas été un adversaire aussi résolu de la civilisation et de ses usages sans son goût pour le poulpe cru. Ou encore que Rousseau n'aurait peut-être pas fait l'apologie de la frugalité si ses menus ordinaires ne s'étaient composés que de laitages. Diogène, Rousseau, Kant, Fourier, Nietzsche, Marinetti et Sartre : voilà quelques-unes des figures dont s'occupe ici Michel Onfray et dont il brosse avec verve et intelligence le tableau de la pensée. Le Ventre des philosophes ou l'art d'entrer en philosophie par la bouche.

Penser maigre
Par Régine Detambel
Paru chez Grasset, voilà presque quinze ans, Le Ventre des philosophes. Critique de la raison diététique de Michel Onfray renaît enfin en édition de poche. Convaincu, avec Ludwig Feuerbach, que « l’homme est ce qu’il mange », Onfray avait lancé dans cet ouvrage un appétissant pari intellectuel : qu’il doit être possible d’interpréter plus finement les conceptions des philosophes si l’on analyse leurs choix culinaires.
Ainsi l’on y prend avec Nietzsche, tenant du corps et attentif aux « effets moraux des aliments », un matinal petit-déjeuner sous la forme d’une tasse de chocolat Van Houten. Lourd de ces vapeurs sucrées, l’auteur du Gai savoir prétendait partir en guerre contre « l’alimentation de l’homme moderne (…) qui s’entend à digérer bien des choses, et même presque tout — c’est là qu’il place toute son ambition. »

On y jeûne — ou presque — avec Kant, qui préférait « un seul repas par jour, le midi, afin d’économiser le travail intestinal » et mettait de la moutarde dans chaque plat.
Décortiquant la spartiate théorie rousseauiste de l’aliment — elle plaçait au pinacle le pur et saint lait et les herbes qui firent les « festins des premiers hommes » —, Onfray met en évidence chez ce diététicien averti « l’équation carnivores-guerriers contre végétariens-pacifiques » mais ne manque pas de souligner, comme au passage, que Saint-Just et Adolf Hitler furent deux célèbres adeptes du végétarisme…

Charles Fourier, sans doute le plus gourmand de tous nos philosophes, tenta de légitimer le sucré — le glucose n’est-il pas en effet la nourriture naturelle des cellules cérébrales ? Il caressait par exemple le sérieux projet de « transformer la mer en vaste étendue de limonade. » Dans son régime sociétaire, « la gourmandise est source de sagesse, de lumière et d’accords sociaux », aussi Fourier préconisait-il « le fruit allié au sucre » pour « pain d’Harmonie, base de nourriture chez les peuples devenus riches et heureux. » Quant à la guerre, elle se ferait à coups de petits pâtés…

Vers 1912, le futuriste Marinetti proclame « cette vérité : on pense, on rêve et on agit selon ce qu’on boit et ce qu’on mange. » Obsédée par la modernité sous toutes ses formes, la gastronomie futuriste est propédeutique à la révolution planétaire. Pour que la passéiste Italie puisse recouvrer ses vertus de légèreté, il faut « saper l’édifice même de la civilisation. Macaronis, nouilles et spaghettis signifient l’Italie. » « Les pâtes entortillent les Italiens, affirmait Marinetti, et les entravent comme autrefois les lents fuseaux de Pénélope ou les voiliers somnolents dans l’attente du vent. » En abolissant les pâtes, Marinetti permettrait « la fin de la soumission du corps à la lourdeur, la fin de la soumission du pays aux marchés étrangers (en permettant) l’écoulement de la production nationale de riz. »

Il convient d’étudier de plus près le chapitre du Ventre des Philosophes que le jeune « gastrosophe » consacre à son grand aîné, sous le titre « Sartre ou la vengeance du crustacé ». Car Sartre n’aimait pas les crustacés. On le sait par La Cérémonie des adieux de Simone de Beauvoir, qui interrogea notamment le philosophe sur ses répugnances en matière de nourriture : « Les crustacés, les huîtres, les coquillages, répondit Sartre. En mangeant des crustacés, je mange des choses d’un autre monde. Cette chair blanche n’est pas faite pour nous, on la vole à un autre univers. (…) C’est de la nourriture enfouie dans un objet et qu’il faut extirper. C’est surtout cette notion d’extirper qui me dégoûte. Le fait que la chair de la bête est tellement calfeutrée par la coquille qu’il faut utiliser des instruments pour la sortir au lieu de la détacher entièrement. C’est donc quelque chose qui tient au minéral. »
Dans L’Etre et le Néant (1948), Sartre posera que « la nourriture c’est le ‘mastic’ qui obturera la bouche ; manger, c’est, entre autres choses, se boucher. (…) Manger, en effet, c’est s’approprier par destruction, c’est en même temps se boucher avec un certain être. » Et, plus loin : « Sans aucun doute, le sexe est la bouche, et bouche vorace qui avale le pénis. » Onfray associe alors la diététique sartrienne et l’inappétence du philosophe en matière sexuelle, telle que la rapporte Simone de Beauvoir : « L’acte sexuel proprement dit n’intéressait pas particulièrement Sartre. (…) Je (lui) reprochais de considérer son corps comme un faisceau de muscles striés et de l’avoir amputé de son système sympathique. »
Par le mépris de soi et le refus de la chair, son oubli, Onfray inscrit donc Sartre dans la tradition platonicienne de l’excellence des Idées et du dégoût pour le corps, assimilé à un tombeau. De nombreuses anecdotes sur la crasse, la puanteur et la saleté de Sartre viennent encore accréditer cette thèse. En Allemagne, on l’avait surnommé « l’homme aux gants noirs »… Il mangeait n’importe quoi, n’importe quand, n’importe comment, rapporte encore Simone de Beauvoir. On peut aisément s’en convaincre quand la biographe Annie Cohen-Solal fait le bilan d’une journée d’absorption sartrienne : « Deux paquets de cigarettes — des Boyard papier maïs — et de nombreuses pipes bourrées de tabac brun ; plus d’un litre d’alcool — vin, bière, alcool blanc, whiskies, etc. — ; deux cents milligrammes d’amphétamines ; quinze grammes d’aspirine ; plusieurs grammes de barbituriques, sans compter les cafés, thés et autres graisses de son alimentation quotidienne . »
Les ivresses de Sartre et son alcoolisme ne font plus aucun doute. Il fit même l’expérience de la mescaline, sous contrôle médical, à l’hôpital Sainte-Anne, pour mesurer sur lui les effets produits par un hallucinogène sur la formation des images chez un individu. Beauvoir décrit les hallucinations que Sartre lui a rapportées : des crabes, des poulpes, une langouste qui le suit partout, des crustacés grouillants…

© Régine Detambel