À lisotter

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Lire, extension de la vie
Régine Detambel
Lire, extension de la vie
Jacques Bouveresse & la connaissance de l'écrivain

Date : 2008
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La littérature est une extension de la vie

Par Régine Detambel

Créée en 2000, chez Agone, « Banc d’essais » est une collection de philosophie qui veut maintenir la cohésion entre l’examen rationnel des idées et une réflexion à la fois sociologique et morale sur le monde intellectuel qui les engendre. Rassemblant des ouvrages de philosophie des sciences aussi bien que des textes qui interrogent le langage, le rôle culturel, social et politique des penseurs et des écrivains, « Banc d’essais » présente des ouvrages forts, souvent à contre-courant des idées dominantes et susceptibles d’intéresser un public exigeant.
C’est ainsi que, tout naturellement, Jacques Bouveresse, titulaire de la chaire de philosophie du langage et de la connaissance au Collège de France, a donné à l’éditeur Agone sa Connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité et la vie.
« La vérité est que les chefs-d’œuvre du roman contemporain en disent beaucoup plus long sur l’homme et sur la nature, que de graves ouvrages de philosophie, d’histoire et de critique. L’outil moderne est là. » Les mots provocateurs de Zola ouvrent le propos de Jacques Bouveresse, qui se propose d’introduire « un peu plus de clarté et de précision, dans le domaine encore obscur du rapport entre littérature et vérité.

Que peut nous enseigner le littéraire ?
La forme romanesque ne nous parle pas seulement de texte et d’elle- même mais également de la vérité, de la vie humaine et de l’éthique. Proust, le premier, estime que ce n’est pas parce qu’un roman comporte dans sa première phrase le mot « je » et semble consister essentielle- ment dans une analyse des expériences vécues d’un individu déterminé, réel ou fictif, qu’il n’est pas, lui aussi, à la recherche de vérités universelles et de lois générales. Et, tout comme le roman d’introspection ou d’analyse, le roman d’aventures s’efforce de découvrir de « grandes lois » qui concernent non plus la vie intérieure mais la vie extérieure.
« Si la littérature constitue un moyen privilégié pour connaître la vie, écrit Bouveresse, c’est parce qu’elle n’est finalement rien d’autre que la vie elle-même, la relation privilégiée que la littérature entretient avec la connaissance de la vraie vie tient au fait que la vraie vie est potentiellement littéraire. Les associations qui lui donnent une signification et une valeur sont exactement de l’espèce de celles qui sont incorporées dans, ou exploitées par, les œuvres d’art. Les lois associatives d’ordre supérieur qui gouvernent une personnalité sont de la même nature que les espèces de lois qui définissent un style artistique. »

Ainsi, démontre Bouveresse, « la littérature participe bel et bien, par des moyens qui lui appartiennent en propre, à l’entreprise générale de la connaissance. » Et, citant les Essais de Robert Musil, il en vient à penser comme lui que la création littéraire ne transmet pas le savoir et la connaissance, mais qu’elle « utilise » le savoir et la connaissance. Ceux du monde intérieur exactement de la même façon que ceux du monde extérieur. Dans la mesure où la création littéraire transmet une expérience vécue, elle transmet aussi une connaissance car il n’y a pas un monde rationnel et en dehors de lui un monde irrationnel, mais un seul et unique monde qui contient les deux choses. Le roman comme outil philosophique est doté d’un grand pouvoir d’éclaircissement des réalités énigmatiques ou obscures, comme c’est le cas précisément de la vie telle qu’elle est la plupart du temps vécue : « Songez à la quantité de pensées, à la quantité de vérité que contient une pièce de Shakespeare ou un grand roman. »

De la littérature comme une voie d’accès à la vérité
Ainsi, en ces temps où les humanités ont perdu de leur superbe dans les universités, Bouveresse tente d’expliquer pourquoi nous avons besoin de la littérature, en plus de la science et de la philosophie, pour nous aider à résoudre certains de nos problèmes. « Qu’est-ce qui fait exactement la spécificité de la littérature considérée comme une voie d’accès, qui ne pourrait être remplacée par aucune autre, à la connaissance et à la vérité ? » La réponse fuse : notre expérience et notre imagination morales resteraient beaucoup trop pauvres si elles s’appuyaient uniquement sur le vécu et la réalité. Elles ont besoin d’être à la fois élargies, enrichies et approfondies par le recours à la fiction littéraire. Ici Bouveresse s’appuie sur la réflexion de Martha Nussbaum : « La littérature est une extension de la vie non seulement horizontalement, mettant le lecteur en contact avec des événements ou des lieux ou des personnes ou des problèmes qu’il n’a pas rencontrés en dehors de cela, mais également, pour ainsi dire, verticalement, donnant au lecteur une expérience qui est plus profonde, plus aiguë et plus précise qu’une bonne partie des choses qui se passent dans la vie. »
C’est justement parce que la littérature est le moyen le plus approprié pour exprimer, sans les falsifier, l’indétermination et la complexité qui caractérisent la vie morale qu’elle peut avoir quelque chose d’essentiel à nous apprendre dans ce domaine. Elle peut nous apprendre à voir et à regarder beaucoup plus de choses que ne nous le permettrait à elle seule la vie réelle, là où nous sommes tentés, un peu trop tôt et un peu trop vite, de penser. L’authenticité de l’existence ne peut pas être démontrée, on doit la sentir. Musil encore : « On n’exprime pas de pensées dans le roman ou la nouvelle, mais on les fait résonner. Pourquoi ne choi- sit-on pas dans ce cas l’essai ? Justement parce que ces pensées ne sont rien de purement intellectuel mais une chose intellectuelle enchevêtrée avec une chose émotionnelle. »

Freud s’était demandé comment Sophocle, Shakespeare, Dostoïevski ou Schnitzler parvinrent, de façon apparemment simple et directe, à des connaissances que la psychanalyse avait eu le plus grand mal à établir par la méthode expérimentale de formulation d’hypothèses qui doivent ensuite être testées et vérifiées. Quant à Michel Serres, il soutient que la littérature est capable d’anticiper la connaissance scientifique, non pas seulement la connaissance de l’être humain, mais également celle du monde extérieur. Pourtant Musil ne croit pas que le poète utilise une autre forme de connaissance que celle de l’homme rationnel. Il n’est ni le fou, ni le voyant, ni l’enfant. Il n’utilise pas non plus une autre espèce quelconque de capacité de connaissance que l’homme rationnel. Ainsi peut-on conclure avec Bouveresse que la littérature dispose d’un « mode d’approche non théorique de questions théoriques qui est capable de rivaliser avec la science ».

« Ce que l’écrivain fait pour notre sensibilité a une importance énorme »
L’imagination et la sensibilité sont des instruments essentiels du raisonnement pratique. Nous avons besoin de la littérature pour étendre notre imagination et notre sensibilité morales et améliorer ainsi notre aptitude au raisonnement. Et puis, nous sommes tous des romanciers du quotidien. Iris Murdoch le dit à sa manière : « Quand nous rentrons à la maison et racontons notre journée, nous mettons de façon artistique un matériau dans une forme narrative. Par conséquent, en tant qu’utilisateur des mots, d’une certaine façon, nous existons tous dans une atmosphère littéraire, nous vivons et respirons la littérature, nous sommes tous des artistes littéraires, nous employons constamment le langage pour extraire des formes intéressantes d’une expérience qui semblait peut-être originairement sans intérêt ou incohérente. » Triompher du caractère informe du monde, c’est se ragaillardir en construisant des formes à partir de ce qui, sans cela, pourrait sembler une masse de débris dénués de sens...
Le roman est donc à la fois une expérimentation d’une certaine sorte sur le langage et la possibilité de concilier le caractère éphémère de la vie humaine avec la possibilité de la vivre néanmoins. Le roman dit pourquoi on vit, comment on doit vivre et surtout : comment réussit-on à vivre ? Le problème du roman est celui de l’homme individuel aux prises avec la difficulté d’habiter le monde, autrement dit d’y mener une existence à laquelle il soit possible d’attribuer un sens ou encore une existence capable de constituer la réalisation (au moins partielle) d’un idéal, en dépit de tout ce qui peut conférer à la vie humaine en général un caractère à première vue insignifiant.

Danièle Sallenave, dans son essai intitulé Le Don des Morts, s’était penchée déjà sur l’expérience romanesque. L’expérience de l’œuvre n’est pas réservée au créateur. Elle est une connaissance du monde et de soi. « L’œuvre enseigne une idée du monde où le monde n’est pas une proie à saisir ou une matière à transformer, mais elle nous apprend à nous tenir ‘en face’ du monde, ainsi l’œuvre nous éduque, enseigne à se déprendre de soi, à cesser d’être un sujet ‘éternellement désirant’. » Pour Sallenave, les livres nous donnent la toute première expérience de l’œuvre, de la nécessité d’y faire détour et d’y prendre leçon. Car le détour par l’œuvre n’est pas l’oubli de notre condition, de notre finitude, mais il en est la métamorphose. Le passage par l’œuvre anéantit le monde pour nous le rendre. Bien sûr, les livres exaltent des valeurs contraires à l’esprit du temps : durée, inactualité, méditation, secret, silence, es- pace de retrait... Bien sûr, dans le livre, la quête du sens se fait dans le retour sur soi, dans le détour d’une réflexion solitaire. Tout cela est vécu comme très exigeant, bien trop tyrannique... Mais ceux qui n’ont pas de livre n’ont pas ce « don des morts pour nous aider à vivre » et vivent sans monde. « Ceux à qui les livres ont manqué, il leur manquera toujours la pensée. » Tout particulièrement attentive au monde scolaire, Danièle Sallenave ne peut que tirer la sonnette d’alarme et tenter d’avertir du péril : « celui qui n’a pas lu se voit réduit à ses propres armes et à l’expérience singulière pour affronter le péril du monde. Il ne peut compter, pour sortir de soi et du triste enfermement de l’existence privée, que sur la chance d’une rencontre, la grâce d’un événement transcendant. Et encore : car ce sont des livres qui l’aideraient à en reconnaître la venue, à en goûter le prix. » Avec les livres, ce sont d’autres hommes qui nous offrent le moyen d’être homme, véritablement, dans la communauté partagée.

Ainsi, pour Sallenave comme pour Bouveresse, il est évident qu’une connaissance sans livres est une connaissance mutilée et que la vie ne peut accéder pleinement au sens que revisitée par la littérature.


(C) Régine Detambel

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N.B. LA CONNAISSANCE MORALE QU’APPORTE LA LITTÉRATURE N’EST PAS LE «MORALISME» !
Non seulement, la littérature fournit un matériau riche pour la réflexion mais elle permet aussi de développer l’imagination morale et le raison- nement pratique, selon Martha Nussbaum. Les romanciers donnent une idée beaucoup plus vraisemblable que la plupart des philosophes des si- tuations morales ou des problèmes moraux car ils peuvent rendre leur complexité, leur incertitude, et surtout comme le dit Henry James, ils montrent que souvent la solution d’un problème moral ne peut être connue qu’après coup. Il faut pour arriver à ce qui apparaitra comme unesolution après coup de l’imagination morale (la philosophie morale se situe généralement en amont du problème moral). Les oeuvres littéraires, en particulier les romans, nous montrent des possibilités auxquelles nous ne pensons pas naturellement. De ce fait, les ressources de la littérature jouent un rôle irremplaçable dans la formation et le développement de l’imagination morale. Aussi, notre relation à la morale vient en grande partie d’une relation à des oeuvres, à des références et à des modèles littéraires.

J. Bouveresse insiste sur la différence essentielle à faire entre cette connaissance morale et le moralisme. Les écrivains évoqués (Musil, Henry James, Flaubert, Zola) qui procurent cette connaissance morale et contribuent à son progrès, sont des critiques du moralisme (explicitement ou implicitement), ont même été accusés d’immoralisme. Le roman naturaliste dit-il est une « contribution irremplaçable non seulement à la connaissance expérimentale de la réalité morale mais également à la réflexion morale ». Cette connaissance morale des romanciers s’attache aux qualités morales « ordinaires » même lorsque l’écrivain, comme Proust par exemple, pense que la littérature a un pouvoir de transformation et d’anticipation de la morale.


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ENTRETIEN ACCORDE PAR JACQUES BOUVERESSE AU MAGAZINE LIRE (mai 2008)

« J'ai toujours été profondément révulsé par le moralisme »
Jacques Bouveresse a contribué de manière décisive – tant à travers son enseignement, à la Sorbonne puis au Collège de France, que par ses livres – à renouveller le paysage philosophique français. Son œuvre, à mille lieues des modes et des idéologies qui ont dominé la vie intellectuelle de ces quarante dernières années, fait de lui une figure majeure de la philosophie contemporaine française. Philosophe au sens le plus classique du terme, sa tradition est celle d’Aristote, de Leibniz, de Frege, du cercle de Vienne, de Wittgenstein et de la philosophie analytique anglaise et américaine contemporaine. Mais, si la philosophie de la connaissance, qui est au centre de son œuvre, l’a amené à traiter de questions – parfois très techniques – de logique ou de philosophie des sciences, la littérature y a également toujours été présente, et des auteurs comme Musil et Valéry ont régulièrement nourri sa réflexion. Dans son dernier livre, La Connaissance de l’écrivain, il s’interroge sur ce qui fait de la littérature, et en particulier du roman, une voie d’accès privilégiée à certaines connaissances et vérités qu’elle seule semble en mesure de nous transmettre.

Pourquoi avoir consacré un livre à ce que vous appelez la « connaissance de l’écrivain » ?
La question de savoir si on peut légitimement parler d’une connaissance et/ou d’une vérité littéraires est une question que je me pose depuis longtemps. La littérature et les problèmes qu’elle soulève ont toujours beaucoup compté pour moi. Mais j’ai hésité à en parler en raison du climat de dogmatisme et même de terrorisme qui régnait encore il y a peu de temps dans la critique et la théorie littéraires. Cela rendait la tâche passablement difficile pour quelqu’un qui n’a pas envie de tenir le discours auquel on s’attend. J’avais parlé, il est vrai, assez régulièrement d’écrivains comme Valéry et Musil. Mais ce sont des écrivains que l’on peut appeler rationalistes. Ayant une grande considération pour la science, ils accordent une importance extrême à la précision et ont peu de chances d’être considérés comme exemplaires par les adeptes de ce que l’on serait tenté d’appeler la « religion de la littérature » et même la « bigoterie littéraire ».

Ou les « bigoteries littéraires », car il semble, selon vous, qu’il y en ait deux ?
Il y a en effet au moins deux espèces de bigoterie dans ce domaine. L’une consiste à absolutiser le texte et à prétendre qu’il n’y a pas de hors-texte. C’est une façon de voir qui a été alimentée en particulier par le déconstructionnisme et a prospéré pendant un temps de bien des façons. Une autre forme de bigoterie est celle qui attribue à la littérature une mission quasiment sacrée qui résulte de la capacité qu’elle aurait de nous donner accès à une forme de vérité d’une espèce supérieure, évidemment beaucoup plus importante que la vérité scientifique. Mais on ne nous dit pas grand-chose sur le genre de vérité dont il s’agit et encore moins sur les raisons précises pour lesquelles on a besoin de la littérature pour y accéder. Or il se trouve que j’aimerais justement en savoir plus et que je n’ai jamais été sensible à cette volonté d’instaurer une sorte de compétition entre la science et la littérature pour la possession des seules vérités qui comptent réellement. J’ai toujours essayé d’avoir des relations aussi étroites que possible avec l’une et l’autre. Quand il s’agit de chercher son bien – le bien principal étant en fin de compte la vérité – je n’ai pas de difficulté à recourir simultanément ou alternati- vement à la science, à la philosophie et à la littérature.

Cette critique du discours dominant sur la littérature ne correspond-elle pas au fond à ce refus de toute posture héroïque qui caractérise votre conception de la philosophie ?
Vous avez raison, cela entre tout à fait dans le cadre général de ce que j’ai essayé de faire, c’est-à-dire de montrer qu’on peut très bien vivre sans mythologie. On peut parfaitement défendre des choses importantes – la littérature en fait partie – sans avoir besoin d’entretenir à leur sujet une espèce de mythologie héroïsante, en particulier sans avoir besoin d’accepter cette vision si répandue de la littérature que je qualifierais de « religieuse » et même d’« idolâtre ». On croit facilement que l’importance et la grandeur de la littérature ont besoin de s’abriter derrière un rempart de sublimité et de mystère. S’il y a une vérité littéraire, il ne faut surtout pas essayer d’expliquer en quoi elle consiste exactement. Celui qui cherche à préciser et à expliquer est facilement soupsçonné, comme l’a été Bourdieu et comme je l’ai probablement été moi-même, d’être quelqu’un qui n’aime pas la littérature et veut même peut-être tout simplement sa mort. Le fait de ne pas aimer beaucoup le milieu littéraire et le genre de mythologique qu’il a tendance à développer à propos de ce qu’il fait n’a évidemment rien à voir avec une quelconque « haine de la littérature ».

La littérature a, selon vous, une fonction cognitive. Autrement dit, elle nous procure des connaissances.
Je suis enclin à penser qu’il y a effectivement quelque chose comme une connaissance et une vérité pour l’obtention desquelles nous avons besoin de recourir à la littérature. Beaucoup d’écrivains partagent cette conception, même quand ils ne sont pas du tout d’accord sur le genre de réalité qu’il s’agit de représenter et sur ce qui distingue les œuvres qui peuvent être qualifiées de « vraies » des autres. La préoccupation de la vérité est aussi fondamentale chez Proust que chez Flaubert, par exemple, en dépit du fait que le premier considère le réalisme comme une illusion pure et simple. Proust accorde une importance extrême à la fonction cognitive de la littérature. Sa recherche est, comme il le dit explicitement, une recherche de la vérité – en l’occurrence, de quelque chose comme ce qu’on appelle la vérité de la vie. Mais j’ai l’impression que, quand il est question de la vérité et de la connaissance littéraires, le genre de théorie de la vérité et de théorie de la connaissance minimales dont on aurait besoin pour comprendre de quoi il s’agit est, encore aujourd’hui, complètement balbutiant. Je n’ai pas la prétention de disposer d’une réponse complètement satisfaisante ; mais j’ai voulu au moins essayer d’y voir un peu plus clair.
En fait, l’incertitude commence lorsqu’on se demande si nous avons réellement besoin de concepts comme ceux de vérité et de connaissance pour rendre compte de la valeur et de l’importance que nous accordons aux œuvres littéraires. Il se pourrait que la question de la validité et de la valeur soit à peu près sans rapport avec celle de la vérité. Mais dans ce cas il faut s’interroger sur le genre d’illusion dont sont victimes les écrivains qui, comme Proust et tant d’autres, attribuent une importance cruciale au problème de la vérité de ce qu’ils écrivent.

Ce concept de vérité est-il le même que celui du philosophe ?
On a dit et répété que la littérature avait contribué à déconstruire radicalement et à rendre plus ou moins inutilisable des notions comme celles de représentation, référence, vérité, objectivité, etc., et des distinctions comme celle de la réalité et de la fiction. Je n’ai jamais rien cru de tel. La littérature n’a rien ajouté d’essentiel aux difficultés philoso- phique que ces notions comportaient déjà et avec lesquelles tout le monde, y compris les écrivains, est aux prises. Et ce n’est pas parce qu’une notion suscite des perplexités et des difficultés philosophiques qu’elle doit devenir automatiquement suspecte. Je trouve donc tout à fait normal de s’interroger, en commençant par prendre au sérieux ce que disent sur ce point les écrivains eux-mêmes, sur le problème de la relation que la littérature entretient avec la connaissance et la vérité. Il semble à première vue difficile de nier que certaines œuvres littéraires manifestent une forme de connaissance (de la réalité humaine, de la vie, etc.) assez stupéfiante, qui donne en outre l’impression d’être à peu près immédiate et incorrigible, mais on ne sait pas trop comment la caractériser. Qu’est-ce qui permer à l’écrivain de disposer de cette capacité de connaissance et de quelle façon est-elle liée à cette autre chose essentielle : le rapport spécifique que l’écrivain entretient avec le langage ? Karl Kraus dit de Shakespeare qu’«il a tout su d’avance ». Com- ment est-ce possible ?
De quelle nature sont ces connaissances ou ces vérités que nous pro- cure la littérature ? Le problème philosophique général est celui du genre de lien qui est sus- ceptible d’exister entre la vérité et les moyens que l’on doit utiliser pour arriver à elle. Y a-t-il une vérité unique dont des vérités comme la vérité scientifique et la vérité littéraire, par exemple, sont des espèces ou bien avons-nous besoin de deux concepts de vérité différents pour parler de vérité dans leur cas ? La vérité peut-elle être objective et uni- verselle, et en même temps liée intrinsèquement à une façon détermi- née de l’exprimer, au point où semble l’être la vérité littéraire, le degré de dépendance maximum étant évidemment représenté par le cas de la poésie ? Si une vérité littéraire supposée peut-être paraphrasée dans une forme non littéraire, s’agit-il encore d’une vérité littéraire au sens d’une vérité que seule la littérature est censée nous permettre à la fois de dé- couvrir et de formuler adéquatement ? Qui plus est, même si beaucoup de gens seraient d’accord, je pense qu’attribuer à la littérature une valeur de connaissance n’implique pas encore que cette connaissance soit la connaissance de vérités proprement dites. Il se pourrait que le genre de connaissance que nous procurent les œuvres littéraires ne soit pas de l’espèce théorique et propositionnelle, mais plutôt du genre de ce qu’on appelle la « connaissance pratique ». L’idée d’appliquer à la littérature des notions comme celles de connaissance et de vérité a été contestée radicalement à une certaine époque, parce qu’elle était censée faire partie de la conception « humaniste » de la littérature dont on nous expliquait qu’il était indispensable et urgent de se débarrasser. Aujourd’hui, on assiste à un retour en force de la conception humaniste, parfois sous sa forme la plus naïve, et l’idée que ce que nous attendons de la littérature est peut-être d’abord une forme de connaissance est accueillie beaucoup plus favorablement ; mais cela ne signifie malheureusement pas que l’on soit prêt à faire des efforts sérieux pour essayer de la comprendre un peu mieux qu’elle ne l’a été jusqu’à présent.

En quoi consiste cette connaissance pratique ?
Wittgenstein s’est, par exemple, interrogé sur la connaissance de ce qu’on appelle l’authenticité de l’expression d’un sentiment. À quoi reconnaît-on ce genre de chose ? Il répond qu’il n’y a pas, dans ce cas-là, de règles, ni de système de la connaissance, tout au plus quelque chose comme ce qu’il appelle les « débris d’un système », qu’il faut accepter de laisser à l’état de débris. Quand on se demande à quoi on reconnaît qu’une œuvre littéraire nous communique une vérité nouvelle et importante, je pense que la situation est un peu la même. Et il est probable que la connaissance morale est en grande partie une connaissance de ce type, pour laquelle il n’y a pas de théorie proprement dite et encore moins de système. Selon Martha Nussbaum, la littérature, sans rendre pour autant inutile la philosophie morale, est capable d’apporter une contribution essentielle, qui mérite, elle aussi, d’être appelée philosophique, à la réflexion morale. Cela signifie qu’elle ne se contente pas de fournir un matériau extrêmement riche et diversifié pour la réflexion en question, elle participe aussi directement, à sa façon, à celle-ci, notamment en contribuant à développer l’imagination morale et l’aptitude au raisonnement pratique. La question qui se pose inévitablement ici est celle de savoir ce qui confère à l’écrivain cette aptitude spéciale à la connaissance morale et cette connaissance plus développée et plus raffinée de la vie morale qu’il donne l’impression de montrer dans ce qu’il écrit. On peut, pour la connaissance morale au sens indiqué, se poser le même genre de questions que pour la connaissance psychologique, sociologique ou autre. Est-ce parce que Proust est un psychologue et un sociologue aussi remarquable qu’il est un écrivain aussi extraordinaire ? Ou bien est-ce l’inverse qui est vrai ? Il se peut, bien entendu, que j’ignore des choses essentielles, mais je n’ai pas l’impression que l’on soit beaucoup plus avancé aujourd’hui qu’autrefois dans le traitement de ce genre de question. Musil, dont les connaissances en psychologie étaient celles d’un vrai professionnel, s’est posé le problème de savoir s’il y a une psychologie littéraire, et il y a répondu par la négative. Mais un bon nombre de gens pensent le contraire.

Les écrivains dont vous parlez, et qui nous procurent cette connaissance morale, sont en même temps des critiques du moralisme. Pourquoi insistez-vous sur cet aspect-là ?
Cela correspond chez moi à une tendance très ancienne. J’ai toujours été profondément révulsé par le moralisme sous toutes ses formes – peut-être pour avoir été exposé moi-même fortement à la tentation d’y céder – et donc prêt à accueillir avec sympathie les efforts qu’ont faits les écrivains pour critiquer le moralisme. J’avais été frappé, dans ma jeunesse, par la remarque de Karl Kraus : « Si la morale ne se cognait pas, elle ne serait pas blessée. » Deux auteurs auxquels je me suis intéressé spécialement de ce point de vue sont Henry James et Musil. Musil est un critique féroce du moralisme et même déjà de l’idéalisme moral, qu’il considère comme responsable en grande partie de l’immoralité et de l’inhumanité qui caractérisent notre époque. C’est exactement le genre de question que je me pose à propos du prétendu « renouveau de l’éthique » dont on nous parle sans cesse depuis quelque temps. Je doute fortement qu’il signifie que notre époque s’est décidée à essayer de devenir réellement un peu plus morale. Musil voyait les choses à la façon de Nietzsche, qui dit dans une remarque de 1884 : « L’honnêteté comme conséquence de longues accoutumances morales : l’autocritique de la morale est en même temps un phénomène moral, un moment de la moralité. » La critique radicale de la morale qui est développée, implicitement ou explicitement, dans certaines œuvres littéraires et qui les a fait accuser assez souvent d’immoralisme est aussi un moment de la moralité et une contribution importante au progrès de la connaissance mo- rale. Si j’ai fait moi-même quelques progrès dans le sens qu’indique Musil, c’est en grande partie grâce à la littérature plutôt qu’avec l’aide de la philosophie.
Ce moralisme ne fait-il pas le plus souvent assez bon ménage avec la philosophie morale ? Et n’est-ce pas précisément la raison pour laquelle la littérature est si précieuse ? C’est l’idée que défend Martha Nussbaum, et je suis assez d’accord avec elle sur ce point. Les philosophes, avec des exceptions, comme Aristote, qui constitue pour elle la référence principale – cèdent facilement à la tentation de faire reposer la morale entièrement sur l’idée du devoir et de suggérer qu’on peut nettement distinguer, dans pratiquement tous les cas, entre ce qui est bien et doit être fait et ce qui est mal et doit être évité. Cela ressemble malheureusement à une simplification qui ne correspond pas vraiment à la réalité. On risque toujours de sous-estimer fortement la complexité, l’ambiguïté, l’indécision des situations morales et même de se méprendre à peu près complètement sur ce qu’est véritablement un problème moral et sur la façon dont il se résout (ou ne se résout pas). Car on pourrait dire que souvent il n’y a tout simplement pas de solution. « La vie, dit Gide dans la préface d’Armance, nous procure quantité de situations qui proprement sont insolubles et que seule la mort peut dénouer, après un long temps d’inquiétude et de tourment. » Or les romanciers nous donnent, à mon sens, une idée beaucoup plus plausible que la plupart des philosophes de ce qui se passe réellement sur ce point, dans la vie morale. Wittgenstein estimait que très souvent on peut lire des ouvrages entiers de philosophie morale dans lesquels il n’est pas posé un seul problème moral. Un romancier comme Henry James était précisément très sensible au fait que dans bien des cas la solution d’un problème moral ne peut-être connue qu’après coup, en fonction de la manière dont les choses vont tourner, la chance et la malchance jouant souvent ici un rôle important, que la philosophie morale a du mal à prendre en considération, car elle se place de préférence avant le moment où l’action va être décidée et fait comme si la délibération devait toujours pouvoir nous indiquer clairement ce qu’il faut faire ou éviter. Or très souvent cela ne se passe pas du tout ainsi. C’est un point sur lequel un philosophe comme Bernard Williams a insisté avec raison. Et ici il semble peu discutable que les moyens de la littérature sont précieux et peut-être même indispensables. Dans la vie morale il est rarement question d’appliquer à une situation déterminée des règles données d’avance. C’est presque toujours beaucoup plus compliqué. Et il faut, pour arriver à ce qui apparaîtra comme une solution, mais peut- être seulement après coup, de l’imagination morale. Or les ressources de littérature jouent un rôle irremplaçable dans la formulation et le développement de l’imagination morale. Notre éducation morale s’est, du reste, faite en grande partie par la fréquentation des œuvres littéraires.

La question morale à laquelle s’intéressent les romanciers consiste- t-elle à se demander : comment devons-nous vivre ? Quelle est la vie bonne ou juste ? Ou ne s’agit-il pas plutôt, parfois, de se demander tout simplement : comment vivre ? Qu’est-ce que vivre ?
Oui, cela fait également partie, à mon avis, de la contribution que la littérature peut apporter à la connaissance morale. Une réflexion capable à un moment donné de regarder en face le néant radical de la vie, au moins comme une perspective possible, peut aussi faire partie de cela. Nous sommes tous susceptibles d’éprouver à un certain moment la sensation que, comme le dit Virginia Woolf, il n’y a peut-être finalement rien, rien qui vaille la peine en tout cas. Or, pour nous rappeler ce genre de choses, les écrivains me semblent, de façon générale, disposer de moyens bien supérieurs à ceux des philosophes de l’absurde et des philo- sophes en général. Si on estime que les œuvres littéraires, en particulier les romans, nous montrent des possibilités auxquelles nous ne pensons pas naturellement, il faut qu’elles soient autorisées à nous montrer aussi cette possibilité-là. Mais, bien entendu, nous la montrer ne veut pas dire, même si c’est fait avec le plus grand talent, nous contraindre à l’accepter.

Cela n’a-t-il pas à voir avec ce que vous appelez l’« héroïsme ordinaire » et que vous retrouvez même chez Proust ?
Proust, en effet, bien qu’il soit convaincu que les grandes œuvres de la littérature ont un pouvoir d’anticipation et de transformation important en ce qui concerne la morale, ne donne pas l’impression de chercher à provoquer une sorte de mutation radicale ou de renversement complet des valeurs. Il apprécie manifestement, chez certains de ses héros, un bon nombre de qualités morales qui sont de l’espèce la plus ordinaire comme la discrétion, la gentillesse, le désintéressement, le courage, etc. C’est un aspect du problème que l’on retrouve également, sous une autre forme, chez Flaubert. L’ennemie véritable, pour lui, est la bêtise sous toutes ses formes, et spécialement la bêtise de la morale conventionnelle : mais l’ironie et le sarcasme ne visent jamais les qualités et les vertus morales ordinaires, en tant que telles. Bien qu’il n’aime pas beaucoup manifester ce genre de sentiment, il ne dissimule pas toujours son admiration pour le genre d’héroïsme silencieux que la vie exige et obtient souvent des plus humbles. Le fait que, comme dit Musil, l’écrivain explore des « chemins latéraux » pour la morale n’implique pas nécessairement qu’il prêche une morale d’exception, faisant fi des vertus traditionnelles.
« L’honnêteté, dit Flaubert, dans une lettre de 1878, est la première condition de l’esthétique. »

Et que diriez-vous des autres formes littéraires, la poésie, par exemple ?
Pour être complet, il aurait fallu parler aussi des autres genres littéraires, et en particulier de la poésie. Mais j’ai été, je l’avoue, sensible aux raisons qui ont conduit Martha Nussbaum à accorder, dans ce domaine, une position et un rôle privilégiés au roman. Elle pense, par exemple, que si l’on souhaite, comme elle, défendre une conception aristotélicienne de l’éthique, au sens large, le meilleur choix à faire pour formuler et étudier ce genre de conception pourrait bien être celui des formes et des structures de certains romans. Je ne sais pas si j’aurai un jour le courage de m’attaquer au problème sous sa forme la plus générale, mais c’est sûrement ce qu’il faudrait faire, ce qui impliquerait en particulier un examen sérieux de la prétention à une forme spéciale et essentielle de connaissance et de vérité que l’on attribue fréquemment à la poésie. Mais c’est une tâche devant laquelle j’ai toujours reculé avec appréhension, notamment à cause du risque que l’on court presque fatalement de heurter de front des convictions et des sentiments qui sont de nature quasiment religieuse.

Reste la question de la forme ou du style. Quel rôle jouent-ils dans l’accès à cette connaissance pratique que nous procure, selon vous, la littérature ?
Il y a la question de l’inséparabilité du contenu et de la forme, qui sem- ble caractériser la littérature, et il y a en plus celle du lien qui est susceptible d’exister entre cette inséparabilité et le caractère pratique de la connaissance concernée. Musil a réfléchi à la façon dont l’inséparabilité du contenu et de la forme pourrait être ce qui permet à la littérature d’influencer avec une efficacité aussi remarquable non pas seulement l’intellect, mais également l’affectivité, la volonté et l’action ; et il a utilisé, pour ce faire, la connaissance qu’il avait de la psychologie de la forme. Martha Nussbaum soutient que ce choix d’une forme et d’un style constitue une assertion d’une certaine sorte et peut avoir lui-même une valeur de connaissance. J’ai eu pendant longtemps, je l’avoue, une certaine difficulté à accepter ce genre d’idées, en tout cas en ce qui concerne la philosophie : il me semble que la connaissance philosophique, si elle existe, devrait rester aussi impersonnelle, abstraite et indifférente à la forme qu’il est possible. Je vois les choses assez différemment aujourd’hui, mais je continue à me méfier du style un peu trop « littéraire » en philosophie et à penser qu’il y a des gens qui croient qu’ils pensent profondément simplement parce qu’ils savent écrire.

Cela signifie-t-il que le philosophe ne doit pas être un écrivain ?
Quand j’ai commencé dans le milieu des années 1960, un philosophe était censé devoir être aussi et même peut-être d’abord un écrivain ; et les philosophes qui comptaient le plus, Foucault, Deleuze, Serres, Derrida, Althusser lui-même, etc., étaient célébrés au moins autant pour leur façon d’écrire que pour leurs idées philosophiques révolutionnaires. Il y avait même des gens qui expliquaient que la philosophie avait épuisé ses possibilités et que c’était désormais à la littérature de s’occuper de ses problèmes (selon d’autres, c’était plutôt aux sciences humaines de le faire). Rétrospectivement, je me reproche surtout d’avoir cru naïvement que ce genre de déclaration méritait d’être pris au sérieux et discuté. Mais la question demeure. Julien Gracq, dans La Littérature à l’estomac, parle d’une formidable manœuvre d’intimidation de la littérature pour le non-littéraire et il explique qu’« un engagement irrévocable de la pensée dans la forme prête souffle de jour en jour à la littérature : dans le domaine du sensible, cet engagement est la condition même de la poésie, dans le domaine des idées, il s’appelle le ton : aussi sûrement Nietzsche appartient à la littérature, aussi sûrement Kant ne lui appartient pas ». J’ai envie de répondre deux choses. D’une part, il y a eu aussi et il continue à y avoir de formidables manœuvres d’intimidation de la philosophie par la littérature et par le littéraire en général. D’autre part, on aimerait beaucoup en savoir un peu plus sur le genre de contribution spécifique que l’engagement dans la forme apporte à la connaissance philosophique, si c’est bien elle qu’on cherche. Il est vrai que même cette question-là – celle de savoir s’il y a ou non une connaissance philosophique – n’est pas décidée et qu’un philosophe digne de ce nom ne devrait pas se permettre de traiter comme si elles étaient résolues des questions qui, en réalité, ne sont même pas vraiment posées.

(propos recueillis par Jean Blain pour Lire, mai 2008)