À lisotter

À lisotter

Imprimer la fiche
Ce qu'elle m'a dit
Régine Detambel
Ce qu'elle m'a dit
Nouvelle

Date : 2010
Lire le texte
Présentation

Ce qu’elle m’a dit

(C) Régine Detambel

L’instant d’avant, rien. On se taisait religieusement. Devant nos verres on était recueillis. Je me tenais sous ses yeux magiques. Je n’osais même pas décroiser mes jambes de peur que le sortilège se dissipe. On respirait calmement et les autobus qui passaient en faisant glisser leur ombre sur nous agrandissaient encore le silence. Et soudain on a vu deux grands types rasés qui s’étripaient. Des couteaux. En une seconde les lames sont couvertes de sang. Les gars s’entretaillent. D’autres types s’en mêlent, armés eux aussi. Ma copine a pris ma main par-dessus la table et elle a renversé son soda. Personne ne s’est précipité avec une serpillière. Ma copine a commencé une phrase : « Si je devais mourir maintenant, il faut que tu saches… ». Et je n’ai pas entendu la suite, autour de nous c’est un peu bruyant. Panique. Une cavalcade et maintenant les sirènes. Elles couvrent tous les autres bruits. Aucun blanc. Impossible de trouver une seule brèche dans ce mur pour que ma copine puisse me répéter ce qu’elle a cru me dire, a désiré me dire et qu’elle ne m’a pas vraiment dit parce que dire ne suffit pas, ne suffit jamais, si l’autre n’a pas le temps d’entendre, d’assimiler et de répondre. Je me sens très gêné, et d’autant plus qu’elle arbore à présent, malgré la pagaille, un grand sourire sur le visage, un sourire soulagé, manifestement débarrassé de quelque chose qu’elle avait depuis longtemps sur le coeur. Les sirènes cornent sans arrêt, sur un rythme qui n’est pas humain, elles n’ont pas besoin de respirer, pas un temps mort où ma copine pourrait glisser un mot, ça finit par me couper le souffle. Je joue à entrechoquer des pièces dans ma poche et à cause du vacarme je ne les entends même pas tinter.
Puis une armada de flics nous entoure et nous pose des questions, à nous qui sommes témoins. Ils me bombardent : ce que je fais là, si j’ai de mauvais penchants, si je connais ces types en sang. Leurs radios nasillent. Ils communiquent avec des ambulanciers, des collègues, un préfet. Une situation d’urgence ne laisse guère de place au silence. Nous voilà dans le quartier général du bruit de toutes les polices. Chaque phrase sonne comme un impératif. Ce sont des ordres et non des paroles. Ce sont des mouvements plutôt que des mots, des mouvements parfaitement coordonnés, qui occupent tout mon terrain mental et bien que ma copine et moi on soit tout près l’un de l’autre, à se toucher, c’est comme si on n’était pas ensemble. Je leur dis ce que j’ai vu, pas grand-chose d’ailleurs, je leur gueule dans le tuyau de l’oreille, pour couvrir la sirène de l’ambulance, en entrecoupant cette déposition de longs pointillés de silence, dans l’espoir que ma copine va se glisser dans ces intervalles et qu’on va enfin pouvoir se parler, elle et moi, de nouveau.
A son tour, ma copine dit aux flics, en beuglant et par gestes aussi, ce qu’elle doit leur dire. Mais ils ne l’écoutent pas, ils n’écoutent pas les femmes, ça ne les intéresse pas, ils lui coupent la parole, ils en ont assez entendu. Ils versent de l’eau froide sur sa bonne volonté. À la recherche d’une contenance, ma copine me regarde avec un petit sourire de désarroi. Mais comme j’ai deux ou trois choses à cacher, je préfère m’écraser devant ces flics, je hausse les épaules, je ne prends pas sa défense, je reste froid. Elle prend son air stupéfait. Il n’y a pas à proprement parler de dispute puisqu’on est toujours condamnés à se taire, parasités par les radios nasillardes, les oreilles en feu, malmenées par les sirènes et par des centaines d’autres bruits hors de l’ordinaire mais on se sent tout de même gauches, englués dans l’embarras de notre situation. Ses yeux se dérobent. Ils sont gris. Ils ne montrent ni douceur, ni colère, ni un signe quelconque, du genre de ceux que ta copine te dit d’habitude avec son corps, ses mains, ses paupières, tout ce qu’elle croit ne pas te dire parce qu’elle te le dit sans le savoir. Peut-être bien que c’est de l’orgueil, dans son regard, et qu’elle préfère se laisser glisser dans la méfiance plutôt que d’affronter l’intolérable vexation de m’avoir parlé du fond du coeur mais sans en être récompensée, de s’être ridiculisée pour rien en se confiant à un minable. Elle reste sans voix, hors d’atteinte, elle joue à l’indifférente, elle joue celle dont le monde intérieur est inhabité et je me mets à regarder un point flou entre mes genoux tandis qu’elle fait ses yeux de verre, insignifiants et transparents.
Dehors, une fois délivrés de nos regards, nous avons cru que nous pourrions nous remettre à parler, juste histoire de causer, mais rien, un silence de mort, on n’entend ça que quand on écoute.
Nous avons pris chacun une direction opposée, elle a disparu vers le tramway et moi je devais acheter des canettes.