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Boule de suif et l'art contemporain
Régine Detambel
Boule de suif et l'art contemporain
Des détritus, des déchets, du mou, du gras

Date : 2008
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Boule de suif

Le philosophe François Dagognet est un explorateur de territoires délaissés. Morphologue, matériologue, désormais « abjectologue », il écrit pour réhabiliter ces « êtres » (ces « moins-êtres », dit-il) que la culture a relégués dans l’indignité : la paille, la boue, les loques, la graisse, le fermenté, le pourri, le décomposé, le pulvérisé, le ruiné... Dans sa réhabilitation du détritus, il rencontre d’ailleurs souvent les plasticiens du XXe siècle, notamment Kurt Schwitters (auquel la Rétrospective Dada du Centre Georges-Pompidou, fin 2005, fit une place de choix), Christian Boltanski, Gérard Titus-Carmel ou Jean Dubuffet... Il est vrai qu’il y a peu de littérature du lipidique, sauf peut-être Boule de Suif de Maupassant !
Jean Dubuffet, par exemple, affectionnait tout particulièrement le papier journal, un matériau qui a « ses quartiers de noblesse dans le haut lignage du Commun, il est Baron du Méprisé », mais aussi les détritus (légumes ramassées aux halles, feuilles mortes, balayures...) qu’il s’employait à concasser, les transformant en une sorte de mélasse qu’il étalait ensuite sur une planche. Persuadé que l’éviction du sale et de l’impur « ouvre le chemin à d’autres éliminations » qui déchireraient encore l’humanité, l’art de Dubuffet, comme celui de Dagognet, est une « entreprise de réhabilitation des valeurs décriées. »
Parmi ces valeurs évincées se trouvent les corps gras auxquels Dagognet, devenu « lipidologue », accorde une attention philosophique toute particulière. C’est ainsi que Des détritus, des déchets, de l’abject. Une philosophie écologique (Institut Synthélabo, 1997) consacre un chapitre entier à la complexité — tant culturelle que chimique — des graisses. Cela commence avec Platon qui, dans le Gorgias, déjà condamne et blâme « la flatterie culinaire ». Le cuisinier corrompt l’organisme en même temps qu’il l’enlaidit. Platon, explique Dagognet, « redoute la stase, l’embonpoint, l’immobilisme qui en résulte et qui conduit à l’obstruction. » La tradition hippocratique, en effet, vantait l’athlète et prescrivait la gymnastique. Et Dagognet d’accuser le platonisme qui « anime encore les recommandations ascétiques et surtout la vogue des produits ‘allégés’... » et de s’y opposer.
Mais quels sont donc les arguments des philosophes de la pureté ? D’abord la graisse est salissure, le sébum que nous propageons atteste de notre présence sur les surfaces touchées. Deuxièmement, le gras est un corps mou. Ni fluide, ni solide, « il nous met en présence d’une substance prête à se liquéfier, incertaine, ambiguë, à la manière du traître qui appartient à deux mondes... ». La troisième raison de sa défaveur a déjà été entrevue par le lipidophobe Platon : la graisse est mortifère car elle s’accumule dans le corps. Chacun sait aujourd’hui qu’une hypercholestérolémie provoquera un envasement des artères, une athérosclérose (du grec athara, la bouillie) qui fait le lit de l’embolie... Obésité, troubles cardiaques, la graisse est notre pire ennemie. Sans compter le mot « gras » lui-même, venu du latin crassus qui indique justement la crasse épaisse.
Pourtant, dit Dagognet, très sûr de lui, « nous n’avons développé cette thèse que pour la réfuter. » En effet, en y regardant de plus près, la biologie montre que les graisses tapissent tous nos tissus, permettent le glissement des membranes, forment le tissu nerveux, aident aux déplacements des fibres et des articulations. Elles sont les agents de la lubrification de notre corps, qui n’est que mouvement. Sans compter que ce qui fait la beauté d’un visage, sa souplesse, son moelleux, ce sont les lipides dits « de constitution ». De plus, les lipides représentent le maximum d’énergie sous le minimum de volume et de poids : ils nous apportent donc l’isolation thermique et constituent le réservoir de la vitalité.
La religion eut ses saintes huiles, ce chrême gras qui fait communiquer l’homme avec le divin. Le suif alimenta pendant des siècles la flamme des chandelles. Et si les crèmes et les onguents entrent en nous et nous guérissent, nous rajeunissent, nous rafraîchissent, c’est qu’elles contiennent des corps gras...
En guise d’illustration et de preuve artistiques, l’ouvrage fait une grande place au plasticien allemand Joseph Beuys et notamment à son œuvre intitulée Chaise de gras (1964), sculpture qui consistait à disposer une masse de saindoux sur l’assise d’une chaise de bois. Peu après, Beuys enroba des pianos entiers dans des paquets de graisse. Après une première explication de la « lipidophilie » de Joseph Beuys (abattu en Crimée, à la fois brûlé et gelé, l’aviateur Beuys aurait été soigné par des Tartares à l’aide d’un enveloppement de feutre et de graisse), François Dagognet analyse philosophiquement le geste de l’artiste : « Beuys entend par son intermédiaire dépasser ‘les états’, entrer dans ce qui les relie (le ‘entre les choses’, la pénétration) ; et d’ailleurs le gras révèle assez vite son ambivalence (signe de richesse) : il tache parce qu’il se répand sur ce qu’il touche, en même temps que, à l’opposé, il garde et protège ce qu’il recouvre ; il conserve la chaleur. Il assure à la fois l’extension et l’enfermement. (...) Le monde n’en finit pas de bouger ; ne l’immobilisons plus, quittons l’art marmoréen... »
Ici s’ouvre le deuxième volet de cette critique, avec l’ouvrage de Maurice Fréchuret, Le mou et ses formes. Essai sur quelques catégories de la sculpture du XXe siècle (Jacqueline Chambon, 2004), qui analyse et recense « la débandade de la sculpture » dès lors qu’elle a perdu ses fonctions de monumentalité religieuse et d’édification politique. « Là où le monument n’est plus, reste le tas, écrit Yves Michaud dans la préface de l’ouvrage. Là où le symbole ne se dresse plus, demeure la coulée. »
Dans une chronologie de ces œuvres marquées par la mollesse, Fréchuret note d’abord la liquéfaction visible chez Dali, avec Le Grand Masturbateur ou la morphologie « élastique et pendante » des Montres molles. Puis Joseph Beuys, encore, choisissant ses matériaux pour leur qualité de conducteur, « au travers de quoi quelque chose se meut » : graisse et feutre, certes, mais aussi cire d’abeille, gaze, huile, miel... A partir de 1967, les Expansions de César utilisèrent les propriétés de la mousse de polyuréthane, sa « matérialité envahissante » : « La forme expansée est une forme initialement indéterminée, en devenir, mobile et évolutive ».
Fréchuret étudie ensuite la vogue de l’entassement. Par exemple, les tas de sable et de gravier de Ben, véritable théoricien du tas, puisqu’il en délivre une définition : « La différence entre le tas et l’accumulation est dans l’essence même du tas, qui est régi par les lois de la pesanteur et dont la base est toujours plus large que le sommet. » Pour l’Arte Povera, le tas de pommes de terre de Giuseppe Penone, les tas de mottes de terre de Mario Merz. Puis le tas d’anthracite noir, brillant, matériau vital, énergétique, exemplairement calorifique, dressé, en 1967, par Jannis Kounellis contre un mur de son atelier. Fréchuret en dénombre des dizaines, de ces œuvres marquées par la forme minimaliste, toujours identique, du tas.
Le chapitre suivant du Mou et ses formes a trait au pendant. À partir de 1960, les artistes vont « laisser pendre » le matériau, vont « le laisser aller en limitant le plus possible le contrôle, de façon à ce que l’objet présenté ait la possibilité d’exprimer au mieux sa capacité automorphique. » Ainsi de la dramatique Peau de Joseph Beuys, qui dit l’angoisse de Saint Barthélémy que son martyre dépiauta ou du satyre Marsyas qu’Apollon dépouilla.
Peut-être l’art contemporain du tas et du pendant ne fait-il que raviver et rejouer d’antiques sagesses : le tas de sable reformé chaque matin par les moines zen, le boucher du Tchouang Tseu qui se servit pendant dix-neuf ans du même couteau, sans jamais l’user, car il sut profiter des vides et des interstices, rencontrer seulement le mou et jamais l’os. Est-ce donc instinct de conservation ou souci d’éternité ?

© Régine Detambel

Bibliographie :
Maurice FRECHURET, Le mou et ses formes. Essai sur quelques catégories de la sculpture du XXe siècle, coll. « Rayon Art », Jacqueline Chambon, 2004.
François DAGOGNET, Des détritus, des déchets, de l’abject. Une philosophie écologique, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance, 1997.