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La peau défaite
Régine Detambel
La peau défaite
Hypothèse sur le journal de Sylvia Plath

Date : 2007
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Présentation

Cette lecture de Sylvia Plath, la plus écorchée des vives, et sans doute aussi la plus émouvante, vient prolonger le chapitre que je lui ai consacré dans mon Petit éloge de la peau.

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La peau défaite

Par Régine Detambel ©


Il y avait une fois un prince qui voulait épouser une vraie princesse. Il s’en présenta une, mais dégoulinant, les cheveux trempés de pluie, le manteau collé aux épaules.
La vieille reine pensa : « Nous allons bien voir ! » Elle entra dans la chambre à coucher, enleva toute la literie, et posa un petit pois sur le sommier. Sur quoi elle prit vingt matelas, les superposa au-dessus du petit pois, et ajouta encore trente édredons par-dessus les matelas.
C’est là que la princesse passerait la nuit.
Le lendemain matin, on voulut savoir comment elle avait dormi. Elle dit : « Affreusement mal ! Je n’ai presque pas fermé l’œil ! Dieu sait ce qu’il y avait dans ce lit ! J’ai couché sur quelque chose de dur, j’en ai le corps tout couvert de bleus ! »
Alors on put voir que c’était une vraie princesse, puisque, à travers vingt matelas et trente édredons, elle avait senti le petit pois.

Personne ne pouvait avoir l’épiderme aussi délicat, sinon une véritable princesse.


*


« J’écris en essayant de me constituer un centre calme. Hier c’était l’horreur. Par quelle malédiction suis-je pareillement tendue ? Je vibre sans merci. »

Sylvia Plath fit de la peau le thème dominant d’une œuvre interrompue par son suicide, en 1963, à l’âge de trente-un ans. Durant toute sa jeune vie, elle tâcha de lutter contre la souffrance d’être au monde. Je suis heureuse était sa pauvre scie — inefficace. Son leitmotiv était je suis bien dans ma peau. Adepte du grattage, l’une des formes archaïques du retournement de l’agressivité sur le corps, elle se griffait au sang. Elle disait avoir douloureusement subi, enfant, à la naissance d’un autre bébé, la séparation de toute chose… J’ai ressenti le mur de ma peau. Je suis moi. Cette pierre est une pierre : la fusion merveilleuse qui avait existé entre moi et les choses du monde n’était plus.



« La peau se pèle facilement, comme si on enlevait du papier ».

Sylvia Plath était née sans peau. Sans doute les mains, les lèvres, les seins de sa mère ne l’avaient pas dotée d’une égide souple et intelligente, capable de se conformer, docilement, aux rugosités du monde. Une écorchée vive. Le monde extérieur lui était une frontière en dents de scie, impossible à franchir sans se déchirer. Sylvia vécut avec Ted. Par sa chaleur et sa présence, pour ses odeurs et ses paroles, elle se nourrissait de lui — tous ses sens se nourrissaient de lui. Privée de Ted au-delà de quelques heures, elle se languissait, s’étiolait et mourait au monde. Mais la faiblesse et l’incohérence de sa peau avaient le pouvoir de s’inverser dans l’opération poétique. En renouvelant à chaque page le pacte fragile de la peau, l’écriture lui rendait le monde habitable.



« La conférence m’a hérissée, mise au supplice. »

La peau est ouverte. Elle ne se ferme ni aux bruits ni aux voix, pas même aux lumières intenses. Elle ne peut refuser un signe vibratile ou tactile. Elle est sans paupières. Il faut qu’elle se brise ou qu’elle se bronze. La peau est coextensive à notre conscience. Elle comprend tout ce que nous percevons. Elle va jusqu’aux étoiles.

Sylvia est sans limites. Elle peut voir, du dehors, sa pensée fonctionner. Elle voit aussi son corps du dehors. Ses journaux intimes, commencés à dix-huit ans et tissés jusqu’à sa mort, la vêtent chaque matin d’une chemise neuve, protectrice et roborative. Tous ces coupons de papier ne sont pas seulement le gymnase où pratiquer son méaculpisme quotidien et la source de futurs poèmes. Ils forment surtout les parois d’un troisième lieu : le placard à vêtements.



« J’ai une paupière enflée, rouge et douloureuse, qui m’inquiète, un bouton rouge bizarre sur la lèvre, et puis cette fatigue énervante, comme une fièvre secrète qui me ronge. »

Les journaux de Sylvia Plath forment son dressing.
Les journaux de Sylvia Plath forment peluches, mouchoirs chéris, charpies intimes, kleenex imbibés de larmes et de salive.
Les journaux de Sylvia forment sparadrap.
La richesse et la fluidité de ces matières destinées à l’isoler du monde extérieur sont extrêmes. Elle écrit de gaze et de tulle. Sa page est un morceau d’étoffe bien tissé qui semble vouloir donner à sa chair inachevée le goût d’imiter sa régularité et sa persévérante géométrie. La chair béante et minable, mais vivante, a besoin pour guérir — pour s’aguerrir — de suivre ce tracé régulateur.
Pour une chair blessée, l’écriture est le meilleur des plans de bataille, le bon motif à imiter pour se régénérer et se retendre.



« Soudain tout est menaçant, ironique, mortifère. »

Les journaux rétablissent cette communication entre les mains de maman, qui sécréta autrefois — mais jamais assez longtemps — pour la petite une peau solide, parade efficace à l’angoisse, à l’ennui, à l’oubli. Les journaux permettent de se dédoubler soi-même dans un tenant lieu de peau, qui rappelle l’épaisseur de cette tendresse maternelle, désormais fossile. L’écriture d’un journal renouvelle cette consistance que le regard de maman, l’attention de ses mains, l’écoute, bâtissaient. Il faut croire que l’écriture d’un journal restaure, jour après jour, la peau. L’entretient.
Autoréparation infinie. Autorésurrection infinie.
Chaque matin, rédigeant son journal, Sylvia s’engendre. Elle devient invieillissable, inusable, inaltérable. À chaque jour, sa suture heureuse.
Les journaux sont des centons, guenilles maintes fois rapiécées, vêtement d’idées taillé dans l’infinité ouverte des expériences littéraires possibles.
Les journaux sont ses bandages. Ils sont la couche uniforme de gaze propre isolant la blessure, puis abandonnés à chaque guérison.
Le corps de Sylvia est replié sur son écorchure mais, dans l’étonnant recoquillement des journaux, dans l’hélice active d’une solitude productrice de nacre, elle sécrète et additionne tout de même des bonheurs.

Il faut croire qu’au contact du papier, la dépression finit par muer son bourdon en frisson.


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