À lisotter

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Le couteau de Jeannot
Régine Detambel
Le couteau de Jeannot
Petit Théâtre

Date : 1999
Présentation

Un très court inédit, écrit d’abord pour la compagnie Bagages d’Acteurs, et qui se demande pourquoi les adultes aiment toujours les livres pour enfants.


Le couteau de Jeannot


par Régine Detambel © 


Elle : Dis-moi où habite l'enfance.
Lui : Dis-moi où elle n'habite pas.
Elle : Tu regrettes le vert paradis ?
Lui : Certainement pas ! Je fais partie de ceux qui sont bien aise d'avoir pris de la bouteille et d'avoir pu quitter l'étouffant cocon !
Elle : Mais au fond, ce que tu fais ici, lire des textes pour les enfants…
Lui : Pas pour les enfants, pour les adolescents !
Elle : Nuance ! Bref, tu viens ici, toi qui es un homme d’âge mûr, lire à des personnes qui ne sont plus des enfants des histoires écrites par un auteur qui n’est plus un enfant, pour des enfants !
Lui : Où veux-tu en venir ?
Elle : Je dis que ce spectacle, c’est le couteau de Jeannot.
Lui : Le couteau de Jeannot ? Keksé ?
Elle : C'est comme le couteau de Jeannot, se dit d'une chose qui conserve le même nom, mais qui n'a plus rien de ce qui la constituait autrefois. Cette locution est fondée sur ce que Jeannot, personnage de comédie et type des niais, des imbéciles, raconte qu'il a depuis de longues années un couteau auquel il a fait remettre successivement et plusieurs fois tantôt une lame, tantôt un manche ; et il croit que c'est le même couteau.
Lui : Imbécile et niais. Tu n’y vas pas avec le dos de la cuillère. Et je n’aime pas qu’on me prenne pour un second couteau. Mais puisqu’il faut te répondre clairement, j’ai conscience en effet d’être un adulte, là, là, et là, (il montre ses tempes grisonnantes, son dos douloureux…) Et pour apporter de l’eau à ton moulin, j’ai lu un jour que tous les 7 ans les cellules de notre corps se renouvelaient toutes et que, donc, je n’ai plus le même corps aujourd’hui que lorsque je suis né ! Mais d’ici à dire que je ne suis pas la même personne, sous prétexte que j’ai plusieurs fois 7 années, je ne suis pas d’accord. Je ne me prends pas pour le couteau de Jeannot. Remise tes armes.
Elle : Tu as raison, oui, tous les 7 ans je me sens plus neuve que la veille ! Mais tu es bien sûr de ton affaire ? On rajeunit tous les sept ans ?
Lui : On ne rajeunit pas, je te dis qu’on se renouvelle. Ce n’est pas pareil. Quand je lis des livres pour les adolescents, ce n’est pas comme si je prenais de la DHEA ou de l’eau de Jouvence de l’abbé Soury. C’est autre chose. Tu sais ce qui me frappe quand je lis de la littérature jeunesse, c’est la nature superbe du sujet.
Elle : La jeunesse ?
Lui : Oui, l’enfance. Il semble pratiquement impossible de ne pas en tirer une bonne histoire et tu as vu comme ça fonctionne sur tous les publics. Parce que c’est le sujet le plus traditionnel : tout le monde a été enfant. Et les auteurs et les lecteurs et les documentalistes et les bibliothécaires et les ministres de la culture et les fous littéraires lisent tous des livres pour les enfants parce que les livres pour les enfants ont été travaillés, rodés et dépouillés du superflu par le frottement d’innombrables acteurs et d’innombrables lecteurs, qui furent des enfants, qui sont des enfants, qui seront des enfants…
Elle : Qui feront des enfants ?
Lui : Oui, aussi, bien sûr. Et tous ces livres pour les enfants, qui ont été lus et relus tant de fois par des enfants qui ont grandi, ils finissent par ressembler à des morceaux de verre polis par la mer.
Elle : Tu te souviens de ta voix d’enfant ? Moi oui.
Lui : Moi aussi et je me souviens surtout du jour où je l’ai perdue, ma voix d’enfant. Tu sais que, s’il y a tant d’hommes qui composent de la musique, et si peu de femmes, c’est que les femmes naissent et meurent dans le même soprano indestructible. Vous ne connaissez pas, vous les filles, ce jour de vos quatorze ans où vous vous raclez la gorge et vous bêlez comme un bouc. Et ensuite, plus jamais la petite voix d’enfant.
Elle : Nous les filles, comme tu dis, on a notre lot, vers le même âge, je te remercie.
Lui : Alors tu peux comprendre le bonheur que j’éprouve, ici, ce soir, à lire des textes pour la jeunesse à des adultes.
Elle : Je n’ai jamais dit que je ne comprenais pas. Ça me le fait aussi, qu’est-ce que tu crois. L’écrivain n’est jamais que le nègre de l’enfant qui a déjà tout vu.
Lui : C’est de qui, ça ?
Elle : Georges Perros.
Lui : Ah oui. Et tu vois, je suis sûr qu’on peut en dire autant de nous, acteurs, et aussi des spectateurs qui sont dans la salle. Le spectateur n’est jamais que l’oeil de l’enfant qui a déjà tout vu, l’auditeur n’est jamais que l’oreille de l’enfant qui a déjà tout entendu.
Elle : Ce soir, quand mon œil de lectrice sonore s’est promené de sa propre page aux visages des autres, assis dans la salle, il est devenu phosphorescent et perçant, mon oeil. Attentif au moindre changement d’expression, il a guetté les variations de forme des bouches et des mentons et tu sais ce qu’il a vu, mon œil ? Pendant ces moments d’abandon grave où les auditeurs se concentrent sur ce qu’ils entendent et se projettent dans l’histoire, j’ai vu leurs vrais visages. Dans le silence inexplicable du voyage dans le temps, du retour sur soi-même, ils ont entendu enfin leur vraie voix, leur voie fœtale…
Lui : En effet, tu remontes loin !
Elle : …leur voix fœtale, leur langue maternelle, des phrases tout humides d’eux-mêmes. Et ils souriaient intérieurement parce que ce n’est plus nos voix qu’ils entendaient et les petites histoires de l’auteur, mais leur voix nouvelle, à eux, qui s’est dépouillée soudain, leur voix originelle qui affleure, ce ton inconnu d’eux-même, cette nouvelle caisse de résonance, cette invention de luthier, leur nudité enfin trouvée.
Lui : Ils sortiront d’ici comme le couteau de Jeannot, différents mais inchangés, nouveaux mais tout pareils à la veille.
Elle : Plus mordants !
Lui : Plus coupants !
Elle : Plus crus !
Lui : Des mômes qui se souviennent du premier couteau à papier avec lequel ils ont coupé leur premier livre.
Elle : Là tu charries. On n’en trouve plus beaucoup des livres à couper.
Lui : Je t’attendais. Moi je dis que relire l’un de ses vieux livres pour enfants, c’est couper et recouper les pages de son passé. Et toc.
Elle : Si on les laissait aller les retrouver, leurs livres du passé…
Lui : Oui. Tiens, je te rends ton couteau.