À lisotter

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Le numéro de l'écuyère
Régine Detambel
Le numéro de l'écuyère
Marcher l'écriture

Date : 2011
Présentation

Le numéro de l'écuyère

André Spire a écrit un très grand livre sur le geste de lire. Il m'a ouvert des pistes si nombreuses que je n'ai pas encore pu les explorer toutes. Mais à la demande de Robert Solé, en 2008, j’ai donné au supplément littéraire du journal Le Monde ce texte destiné au Forum des écrivains. Ce fut l’occasion pour moi d’approfondir le lien que je pressentais entre la marche et l’écriture. Quelques mois plus tard, Roger P., alors journaliste au mensuel Jogging Magazine, me contactait pour un petit reportage sur l’écrivain marcheur. Mon corps de sportive amateur n’a certes pas, et de très loin, la sveltesse féline et le noueux ascétique de la marathonienne, mais il fut pourtant photographié dans l'effort et livré aux lecteurs en l’état. Cet article est paru également dans la revue Plastir dirigée par Marc-Williams Debono.

« A la main ou à la machine ? Clavier ou papier ? Le matin ou le soir ? Dans la cuisine ou sous la véranda ? Avec ou sans musique ? » Personne encore ne m’a demandé si je travaillais plutôt accroupie ou couchée sur le flanc, ou encore dressée sur le trépied formé de mes épaules et de ma nuque, tête en bas et mollets croisés, comme un yogi. Depuis l’expérience du pupitre scolaire, tous semblent convaincus qu’on ne peut penser et écrire qu’assis. On ne tient guère compte du corps de l’auteur, ramené à la posture de l’élève avachi.
Pourtant Nietzsche et Giono étaient des marcheurs et non des attablés. Ils entretenaient un foyer de mouvement dans la région des jambes. Pascal Quignard écrit dans son lit ; René Depestre se tient debout face à son lutrin ; quant à moi, je galope sur mon tapis de course qui sent le caoutchouc brûlé. Je jogge comme un hamster sur cette piste noire qui tourne sous moi. L’écrivain ne va nulle part, certes. Mais il y court. Il vit sur l’aile. Dans l’écriture comme dans le footing, le moi brûlant est la matière.
La marche a constitué le métronome primitif de l’art. La vitesse moyenne de la musique, le mouvement que l’on nommait jadis andante et que nous appelons allegro moderato, est mesuré par le tempo di marcia (100 à 120 à la minute). Virginia Woolf, attentive à toute idée qui remuait en elle, qui se formait, neuve, avec le cordon ombilical de l’inspiration première, dit la façon dont une minuscule semence, un embryon de trouvaille, agit sur le corps tout entier et rythme le mouvement des jambes. Car « si petite qu’elle fût, elle avait cependant, cette pensée, la mystérieuse propriété de toutes celles de son espèce. Replacée dans l’esprit, elle se révéla excitante et importante. Elle s’élança, s’enfonça, se précipita de-ci, de-là, suscitant un tel remous, une telle agitation intellectuelle qu’il me fut impossible de rester assise. Je me retrouvai donc en train de marcher d’un pas rapide sur l’herbe d’une pelouse. »

Pour mon confort articulaire, j’évite le macadam et les chemins creux. Le point de vue élevé d’où, chaque matin, je prends mon vol, vient probablement de chez Décathlon. Le petit moteur Solex qui entraîne le tapis sent l’ozone, comme les vieux batteurs à œufs. Jamais un poète ne parle de ses pieds, il ne parle que de ses ailes. Mes cothurnes à catadioptres me replacent sur orbite et, mue par une famine de griffer, de grapher, dans le vide pour commencer, je reprends mon périple, ma circumnavigation, les bras collés au corps. Je n’ai pas de bureau. Je prends mon essor grâce au petit moteur à transcendance qui bat maintenant son plein. J’écris depuis mon tapis roulant, volant. Je cavale. L’ordinateur ou la page blanche m’attendent au bord de la piste. Tout à coup je saute en marche. Je me penche sur une feuille et je griffonne. J’en profite pour m’étirer les muscles ischio-jambiers. Puis je me redresse. C’est comme au cirque, oui, le numéro de l’écuyère, qui saute de sa monture au galop, puis remonte, quand ça lui plaît, tandis que la bête sans elle a continué de courir en rond, autour de son invisible noria.

Je veux penser à Pierre Guyotat : « Quand je faisais encore de la ‘littérature’, je n’utilisais pas mes fonctions organiques, cœur, poumons, gorge, etc. (...) Il faut, pour lancer la machine à verbe, solliciter le cœur, il faut l’entendre, entendre son battement. » Une tachycardie d’effort, c’est un tremplin furieusement vivant pour contraindre l’esprit, pour obliger l’inspiration à venir! Une mécanique de l’enthousiasme ! Une dynamogénie !
Au commencement étaient les pleureuses : balancements du corps, manoeuvres articulatoires des gémissements. Au commencement étaient les poèmes confiés à la mémoire musculaire des lèvres, des palais, des gorges, des diaphragmes. Les rhapsodes, dans leurs improvisations, à la fois attendues et créatrices, les endeuillés, les enfants, tous se balançaient. On se balançait, les mouvements du corps soutenant les tours de la langue. C’est ce rythme musculaire, mémoire des fibres contractiles, qui est le support des longs poèmes de l’épopée. Cette sensation d’aisance, de parfaite liberté donnée par les souples mouvements de muscles entraînés, exalte, augmente les forces de l’être tout entier. Le prophète et le rhapsode éprouvent des jouissances buccales quand les mots leur emplissent la bouche. Plaisir musculaire de la diction, mais aussi tactile et gustatif.
Et même quand le flot des paroles cesse de jaillir, quand le poète s’assied, quand après avoir tourné longtemps autour des mots, qu’il les confie à l’écriture, il parle encore, d’une parole intérieure, qui n’est pas simplement mentale. Il articule ses mots, les souffle, parfois si faiblement qu’on n’entend aucun son, ne voie qu’un léger frémissement des lèvres, d’ascension de la saillie du larynx.

Le corps de l’auteur : les poumons, le diaphragme, la gorge, la cavité buccale, les muscles de la langue, certes, mais aussi les cuisses et le périnée et les triceps et toute la clique athlétique. L’homme bat. L’auteur bat parce que ses principaux organes, ses bras, ses jambes, ses yeux, ses oreilles, lui ont été données par paires. L’homme balance. L’auteur se régularise en rythmes. Dans la récitation, dans l’épopée, était engagé le corps entier. Mais dans la phase moderne de l’écriture jouent seulement des mouvements infimes de l’œil, de la main, de l’oreille, au lieu des amples mouvements des membres et du corps. C’est le style manuel, juge André Spire avec rudesse. Ces écrivains dactylographes finissent par ne plus penser qu’avec le bout de leurs doigts. Ici le mot n’offre presque plus de résistance à la main qui glisse sur la page, à l’œil. Le mot écrit et lu n’est plus la chose elle-même, ou l’émotion ressentie à l’occasion de la chose. Il n’est qu’une étiquette, un signe désincarné, algébrisé.
Dans Plaisir poétique et plaisir musculaire, André Spire étudia l’écrivain qui marche sa pensée, dans sa chambre ou dans la campagne : le « verbo-moteur ». Gesticulateur et mime, il se frotte les mains, se promène de long en large, bat la mesure, grommelle. Et peu à peu, sous cette impulsion régulière, le flot des paroles et des idées commence à jaillir. Pas de spiritualité sans la fête des muscles. Ecrire, c’est jouer à grimper l’escalier quatre à quatre. Enfant, tout le bonheur résidait dans les cuisses. Rimbaud aussi était un marcheur : « Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers... ». Les cent pas, le va-et-vient, et surtout, être assis le moins possible.
Montaigne a engendré le Nietzsche péremptoire, qui se moquait des culs de plomb : « Seules les pensées qui vous viennent en marchant ont de la valeur ». Julien Gracq aussi fut un adepte de la marche comme adjuvant à un traitement mécanique de la phrase, « une espèce de blutage » : « La phrase (...) à la fin de la promenade – tournée et retournée le long du chemin – s’est débarrassée souvent de son poids mort. En la comparant au retour avec celle que j'ai laissée écrite, je m’aperçois quelquefois qu’il s’est produit des élisions heureuses, un tassement, une sorte de nettoyage. »

« J’écris à corps perdu » disait Kierkegaard avant de camper la figure de Johannes Climacus, héros de Il faut douter de tout. C’est la vie qu’il menait dans la maison paternelle qui contribua à développer l’imagination du garçonnet Johannes et à le rendre philosophe, tout entier réflexion, du commencement à la fin. Le père de Johannes lui refusait souvent la permission de sortir. Mais, parfois, en manière de compensation, il lui offrait de le prendre par la main et de faire une promenade ensemble, en arpentant le parquet de la pièce. Johannes était libre de choisir le lieu de la destination. Johannes optait pour la porte de la ville, pour un château du voisinage. Alors, tout en allant et venant sur le parquet, le père décrivait tout ce qu’ils voyaient, ils saluaient les passants, les voitures les croisaient à grand fracas et couvraient la voix du père, qui racontait avec tant d’exactitude et de vie, de façon si présente, si minutieuse et évocatrice, qu’après une demi-heure de cette promenade, dans un salon grand comme un mouchoir de poche, l’enfant était recru de fatigue, comme s’il avait été toute la journée dehors.
Climacus est Kierkegaard. Même besoin d’excitation musculaire dans la création chez le philosophe adulte Kierkegaard, qui travaillait une grande partie de la nuit. On pouvait le voir, depuis la rue, arpenter longuement les pièces illuminées de ses vastes appartements. Dans chaque chambre, il faisait disposer une écritoire et du papier, de façon à pouvoir noter, au cours de son interminable promenade, les phrases qu’il venait de composer en marchant.
Le mot est une foulée. Les cent pas, le va-et-vient, et surtout, être assis le moins possible. Nietzsche assurait qu’il ne faut ajouter foi à une idée qui ne serait pas venue en plein air, alors qu’on se meut librement. « Il faut que les muscles eux aussi célèbrent une fête. » L’écriture vient aux cerveaux oxygénés. Malherbe recommandait d’aller écouter les crocheteurs. Ces gens parlaient leur travail athlétique, ils lançaient et attrapaient et portaient les mots, ils fabriquaient leurs phrases au cours d’un effort musculaire, pendant que le rythme des battoirs, dans les lavoirs, scandait la rumeur des femmes, leur mémoire et leur imaginaire.
Un texte est sans assise. Il n’a jamais de base stable. Un texte n’aurait d’existence que sous trois formes, et toutes mobiles : à l’état de composition quand on le rumine et le fabrique ; à l’état de diction ou de lecture ; à l’état martelé, par la course ou par le battoir des femmes, c’est du pareil au même.

© Régine Detambel

Bibliographie
Pierre Guyotat, Explications (Entretiens avec Marianne Alphant), Paris, Editions Léo Scheer, 2000.
Sophie de Mijolla-Mellor, Le plaisir de pensée, Paris, PUF, 2006.
André Spire, Plaisir poétique et plaisir musculaire. Essai sur l’évolution des techniques poétiques, José Corti, Paris, 1986.