À lisotter

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Bibliothèques de l'intime
Régine Detambel
Bibliothèques de l'intime
Animer/Ranimer

Date : 2011
Présentation

Un grain de sel dans la bibliothèque

Animer/ranimer
Ce que je fais en bibliothèque : je m’anime. Je m’anime en donnant des conférences-débats sur des thèmes divers (les vieillesses, la peau, les écrivains marcheurs, comment les livres nous soignent), je propose des ateliers d’écriture, des cafés littéraires où je donne la parole aux lecteurs sur des sujets intimes, comme le livre de leur vie ou le mot qui a fait basculer leur existence, je viens parler de mon propre travail et, depuis peu, je viens présenter des auteurs. J’ai ainsi reçu — ou recevrai prochainement — Hélène Cixous, Pascal Quignard, Michel Deguy, Olivier Rolin, Lydie Salvayre, Sylvie Germain, Jean Echenoz, Tanguy Viel, Martin Winckler, etc.
De quelque côté que l’on se place, écrivain, lecteur, participant, animateur, goûter aux animations en bibliothèque, qui viennent revivifier l’intime, c’est comme boire de l’eau de mer qui rend la soif toujours plus folle, une eau euphorisante, hallucinogène, enivrante, hypnotique, excitante. C’est que les animations révèlent à chacun une faculté exceptionnelle, qu’il faut croire d’ordinaire enfouie, et que tous peuvent voir à l’œuvre sur eux-mêmes : ils étaient des dormants et là, il faut se rendre à l’évidence, le mort se révèle soudain comme vivant. L’exaltation est absolue. Ce n’est pas la chair qui resurgit et se marbre de sang. Simplement, chaque sursaut de l’animation fait tressaillir et boire ce qui était immobile et sec, dans la tête et dans l’existence. Les silences engloutissants de la vie, ces blancs, ces ignorances, ces dessiccations, les voilà interrompus et pour longtemps désamorcés par un temps de présence aux autres qui vaut un long signal de remémoration, de régénération. L’amour, l’admiration, la colère, l’humour, le respect, la sincérité, la curiosité, même et surtout le jeu, reviennent enfin héler l’intime. Nous n’avions donc pas perdu le monde, disent certains avec des soupirs de soulagés. Ils reviendront puisque la bibliothèque animée est une souple dépendance, une emprise active, une folie douce et circulaire qui permet de se calmer, de se déprendre et de se reprendre. Sans compter l’influence mobilisatrice des voix (celles du public, celles des invités…), qui donnent à tous un sentiment d’appartenance et d’unité. Les applaudissements ont la même fonction. En bibliothèque — et il n’est pas besoin pour cela d’un auditorium sophistiqué — l’audible nous embrasse et nous réunit dans une communauté de consonance.

Un conte polyphonique
Il y avait Bruno Ganz qui jouait Damiel, il y avait Otto Sander, qui faisait Cassiel, et aussi Marion la trapéziste. C’était un film en noir et blanc et en couleur, tout à la fois. A un moment donné, le film bascule dans la couleur. Damiel interprète un ange tombé amoureux d'une trapéziste, qui abandonne l'immortalité pour la vie terrestre, c'est-à-dire le monde sensible. A partir de là, errances et désirs dans Berlin où les anges circulent parmi les êtres humains. Les observent, écoutent et entendent leur monologue intérieur, et sourient aux enfants qui sont les seuls à remarquer leur présence. Wim Wenders dira de son propre film : « On ne peut rien décrire sinon un désir ou des désirs. C'est par là qu'on commence quand on veut faire un film... ».
C’est sans doute également par là qu’on commence pour évoquer l’intime en bibliothèque. Je ne sais pourquoi Berlin à l’époque du mur (les portails électroniques sans doute), je ne sais pourquoi les anges (les livres et leurs auteurs morts, j’imagine), je ne sais pourquoi la trapéziste (peut-être ce côté funambule qui anime tout écrivain venu parler en public (vie terrestre et monde sensible) de son travail solitaire (angélique) devant des lecteurs qui ne seront lecteurs qu’une fois revenus à la solitude, donc eux aussi angéliques). Pour dire les désirs en bibliothèque, je me sens comme Wenders face à ce qui ne se décrit pas. Ou alors seulement dans un parallèle avec la bande-son des Ailes du désir, qui est aussi extrêmement sophistiquée que les rumeurs, le silence sonore, plein d’échos, d’une bibliothèque. Les anges de Berlin entendent les pensées intimes des personnes qu'ils croisent, et leur oreille fantastique est une immense chambre d'échos où fusent les interrogations, les confessions et les espoirs de chacun. La bande-son d’une bibliothèque, ce serait cela aussi, une sorte de conte mélancolique et polyphonique, voire métaphysique, suspendue entre les deux mondes du dehors et du dedans, du social et de l’intime.

Moulin à sel
Et moi, là-dedans, je suis la trapéziste, je m’écartèle pour parler en public de ce qui m’est le plus profond. Par exemple, je donne des conférences. L’une d’elle s’intitule Etre senior aujourd'hui : épreuve ou vie de château ? Là, je tente de faire de chaque mot un acte de résistance, cette guerre des mots définissant la guerre des corps, la guerre déclarée que notre monde livre au corps vieilli, apparenté au corps malade et ainsi accaparé par le discours médical. Car la vieillesse est officiellement reconnue comme un organe malade du grand corps social. 
Ce que la langue fait au vieillissement des corps, voici ce dont je traite, en défaisant avec férocité les représentations et clichés convenus d’une certaine « rhétorique du crépuscule de la vie ». Regardez les barbons ridicules de Molière, regardez à la télévision ces gérontes victimes et malades ! On nous a confisqué les trésors de la vieillesse pour que nous n’en ayons rien à faire, rien à apprendre ni à attendre… juste un âge de déchéance à combattre et retarder.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit, de la question du bonheur, celle de la possibilité d’accéder au monde intérieur où se forgent les mythes, les désirs et les rêves, seul terreau valable où peut naître le fragile sentiment de joie d’un sujet libre entretenant avec son corps enchaîné au réel un dialogue qui va permettre la traversée des âges et de leurs tempêtes.
Je parle à des vivants mortels. A des êtres qui en ont soudain conscience. Et c’est en regardant leurs visages que je comprends comment ma voix touche à l’intime. Quand je me dédouble, quand la conférencière parle tandis que l’écrivain en moi observe, je vois le désir visible dans le mouvement, dans les micromouvements de chacun sur sa chaise devenue trop petite pour contenir le sujet qui grandit en se découvrant. Le corps du lecteur, du penseur, est toujours immense par rapport à son corps physique ! Il prend plus de place, regardez-les bouger en écoutant. Ceux qui ferment les yeux quand je parle n’écoutent pas le discours mais seulement la chanson, le rythme, la musicalité, font de l’intime avec mes propos, sous mes yeux, face à moi, avec une créativité de cancre, et une incroyable capacité d’abstraction. La voix féconde l’auditeur, elle éveille son intériorité, met en mouvement sa pensée. Gigotis, agitations, yeux fermés puis rouverts, interventions multiples du corps, voix tonitruante soudain, interruptions, apnées, chorégraphie des émotions. Comme si moi je pouvais lire sur les corps l’effet que produisent mes mots. Et c’est pour cette raison que je n’ai jamais pris une bibliothèque pour un lieu public. Un écrivain n’est pas non plus une personne publique. Je suis un petit moulin à sel qui sécrète de l’intime, comme dans ce conte fameux du moulin tombé au fond de la mer et qui continue de tourner, et de produire du sel, et qui ne risque pourtant pas d’en saturer le monde, tant il est vide, ce monde !
Animer cum grano salis. Ranimer la bibliothèque avec un grain de sel.

Biosphère
J’avais commencé mon travail de conférencière (ou de petit moulin) avec un travail sur la peau, la caresse, la métaphore peau/papier, pour finir sur la lecture caressante. C’est en parcourant la France et ses bibliothèques avec La Peau racontée que j’ai perçu ce que je tente de dire aujourd'hui sur l’intime. J’ai commencé à comprendre la bibliothèque comme une biosphère dans laquelle le feutrage papetier et humain est de même importance, donnant au lieu ses caractéristiques vivantes et son pouvoir symbiotique. Nul n’entre ici s’il n’a la faculté de se faire papier, chair-papier, et de ressentir/raisonner désormais comme un lecteur. J’ai parlé des vieillesses et de la peau, c'est-à-dire de la douleur de l’intériorité et du face-à-face avec le singulier en soi. Je parle de peau devant un public que je ne touche pas de mes mains. En kinésithérapeute, je viens parler en bibliothèque de la seule action qui ne peut se faire hors métaphore, c'est-à-dire toucher !
Ce sont donc mes métaphores qui donneront accès aux émotions. Le corps est touché. J’agite le langage du corps rudimentaire, d’avant la parole, et c’est ce corps que je vise, qui ranime tout un vécu vivant, nous permet de relier les espaces morcelés et les temps étagés de notre expérience psychique, de les mettre en résonance. Je donne des mots à la chair. Je veux qu’on quitte ma conférence avec le sentiment d’une unité retrouvée, un sentiment de plénitude et de félicité. Quignard écrit : « Quelque chose d’ouvert à tous les vents cessait en nous. Le forum intérieur — qui s’entend encore un peu dans le for intérieur — se soustrayait au forum. »
Voilà ce qui devrait arriver quand tu m’écoutes.

Maison d’habitation

Je te parle des choses que nous savons tous sans savoir que nous les savons. Tu es en quête d’échos de ce que tu as vécu de façon obscure, confuse et qui quelquefois se révèle, s’explicite de façon lumineuse et se transforme grâce à une histoire, un fragment, une simple phrase. Partout tu attends cette phrase. Toutefois ne cherche aucune certitude dans ma voix. Ma conférence est lieu de plongée en soi-même, non d’efficacité. Je ne donne pas de discours universitaire, sûr et certain, avec un plan et des conséquences logiques. Au contraire mon propos est plein de citations, de digressions, va en tous sens, fait pour y glaner, pour échauffer le sujet, et non le réchauffer, pour te permettre mille associations d’idées. Ce qu’on appelle déranger. Je viens te déranger. Moments de rêverie pour permettre tes pensées, relancer ta créativité. Qui vient pour rencontrer l’utile en ressort avec une création, sa propre création, fomentée pendant la durée de mon discours. Par exemple Mireille qui est venue m’entendre parler de Picasso et de Hokusaï et de Sarraute et de Colette en leur grand âge, et qui sort en me disant : « Maintenant je sais comment j’inventerai ma vieillesse. »
Anne fait : « A travers mon propre corps, vous avez deviné comment je suis. » Une phrase lui a donné de ses nouvelles. Prise de conscience soudaine d’une vérité intérieure, éclairages sur une part de soi jusqu'alors obscure. Et un enthousiasme la prend, un sentiment triomphant, encore jamais connu me dit-elle, de légitimité. Elle a quatre-vingt-dix ans, mais ses mains sont brûlantes, elle me réchauffe les doigts dans les siens alors que j’ai consumé toute mon énergie dans l’heure et demie de conférence, dépensant évidemment autre chose que de la parole. Mais en parlant, je reconstruisais ailleurs une densité qui ranimait mon public. J’ai projeté une volonté, une confiance. Anne me les a rendus au centuple. Anne, quatre-vingt-dix ans, irradie.

Métaphores vives
Il y aussi les ateliers d’écriture. L’atelier a son ennemi héréditaire : le cliché. Il n’est pas simple de définir un cliché. En théorie, les clichés sont des images au repos, bien constituées et trop bien définies, qui ont perdu leur pouvoir imaginaire. En quelque sorte, de vieux beaux, de grands rivaux gominés, toujours prêts à séduire avec des trucs centenaires. L’atelier se donne pour tâche d’inventer d’autres images, des images toutes neuves celles-là, et vivantes de la vie du langage vivant. Cette fabrication est inaccessible à nous-mêmes, transcendante à nous-mêmes. Notre volonté ne la décide pas. Et pourtant, c’est là le vrai travail de celui qui écrit, presque la seule référence qu’on exige de lui, son seul talent obligé, car l’absence de cette aptitude-là est rédhibitoire. Elles donnent, ces images littéraires, disait Bachelard, « une espérance à un sentiment, une vigueur spéciale à notre décision d’être une personne, une tonicité même à notre vie physique. » L’image littéraire n’est pas seulement un mot juste, c’est un son clair, peut-être même un parfum. Et, j’irai plus loin, une phéromone. Le transfert d’informations par signaux chimiques est courant chez les êtres vivants. Pourquoi ne pas imaginer l’image littéraire comme une substance (ou un mélange de substances) qui, après avoir été sécrétée par un individu émetteur, est perçue par un individu récepteur chez lequel elle provoque une réaction comportementale spécifique ? Quoi qu’il en soit, quand l’atelier l’entend, cette image littéraire neuve, quand il la flaire, la lit, la sent ou la reçoit, aussitôt son bonheur se manifeste gestuellement, comme si cette image était un cadeau d’amant ou de mère à son nourrisson. Les mains se frottent, les genoux se décroisent, on change de position, les sourires naissent sur des visages de vrais goûteurs, les nez se froncent et enfin on respire.


Régine Detambel ©