À lisotter

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Débrouillez-vous de ce fatras !
Régine Detambel
Débrouillez-vous de ce fatras !
Faut-il publier en ligne ?

Date : 2011
Présentation

« Débrouillez-vous de ce fatras ! »

Il conviendrait d’abord de faire le point sur la lecture de l’hypertexte, c'est-à-dire sur sa technique, car on ne lit pas à l’écran comme on lit un volume de la Pléiade, et une nouvelle technique entraîne forcément de nouveaux modes de textualité, de nouvelles formes de textes, de nouvelles ramifications, de nouveaux rhizomes, de nouveaux auteurs, de nouveaux lecteurs. On ne drague pas de la même façon sur internet et entre les rayons d’une bibliothèque obscure… Une nouvelle dynamique de lecture a forcément une répercussion sur la mise en texte, même si les blocs de texte de publie.net, par exemple, sont de simples pages PDF, contenant exactement le même nombre de signes qu’une page de papier… Mais sont-ce bien exactement les mêmes signes ? Ne faut-il pas songer à la part de contrôle que l’auteur et l’éditeur en ligne choisissent de donner au lecteur, ou qu’ils choisissent de se réserver ? Mais l’éditeur du livre en papier n’exerce-t-il pas sur son auteur et sur son lecteur le même terrorisme, imposant à chacun des deux sa propre segmentation de la coulée du texte. Les éditions Gallimard ne m’ont jamais demandé de choisir l’empan visuel de mes ouvrages !
Et même s’il y a évidemment interférence entre le médium et la nature du message, cela signifie-t-il qu’un auteur numérique doit se consacrer aux seuls fragments et collages, au court, au furtif, aux formes brèves, voire factorielles, prenant du même coup Montaigne, Pascal, Sterne et le Perec de la Vie mode d’emploi sur le fait d’un plagiat par anticipation ?
Là où le volume de la Pléiade a une fonction totalisante (tout est là, entre la première et la dernière page), l’hypertexte invite à la multiplication des liens, des associations d’idées, et fait tache d’huile plutôt qu’il creuse, tout cela dans l’espoir de retenir un lecteur dont les intérêts sont mobiles, en dérive constante. Parlons du nouveau contrat (de moins en moins tacite) que passent le lecteur et l’auteur, ce lecteur effrayé de ne pas retrouver, dans la jungle du web, le texte sur lequel il avait cliqué, tandis que l’auteur de textes indexables, s’effraie, lui, de l’éphémère passage de son lecteur et se demande, anxieux : « Quand cliquera-t-il ailleurs, sur un meilleur site que le mien, ce rat qui doit appuyer continuellement sur un levier pour obtenir du texte ? » Et aussi : un lecteur est-il moins exigeant quand il ne paie pas le prix du papier ? Hallucinations pures ! Et encore : le lecteur qui vient vers moi est-il plus « personnel », moins influencé par la presse ou la mode, puisqu'il vient vers moi guidé par le hasard virtuel ?
Je pense qu’écrire sans laisser de trace est d’une perfection toute chinoise. Je pense également à Valéry, à ses trente-huit mille pages océaniques de Cahiers, qui n’ont jamais connu la publication, à ce Valéry qui haïssait le lecteur de passage : « Je préfère être lu cent fois par le même plutôt qu’une seule fois par cent personnes différentes. » Quant à la possible modification de la nécessité intérieure par le bouleversement de l’adresse (car on écrit toujours à l’attention de quelqu'un, d’un visage tissé de la lumière même qui nous manque), il n’est pas inintéressant d’en discuter la possible reconfiguration !

Dans son ouvrage intitulé A quoi bon encore des poètes ?, Christian Prigent, accoudé à Baudelaire, définissait ainsi la « modernité » : « [Elle est] ce qui érode l’assurance des savoirs d’époque, défait le confort formel et propose moins du sens qu’une inquiétude sur les conditions mêmes de production d’un sens communément partageable. J’appelle modernes ceux qui vivent toute langue comme étrangère et doivent donc trouver une autre langue — une langue dont la ‘nouveauté’ perturbe le goût dominant et déplace les enjeux de l’effort stylistique. J’appelle moderne cette passion qui vient mettre sous tension contradictoire, d’un côté la leçon pacifiée des bibliothèques et des musées, de l’autre le troublant tumulte du présent. »
Nul doute, la langue et l’écriture numériques, qui défont le « confort formel » de la page imprimée et se nourrissent du « troublant tumulte » d’un présent multimédia et interactif, sont résolument modernes.
Et pourtant j’hésite à me réjouir, parce que je crains que cette littérature-là, soumise au lecteur, à sa réaction, à son approbation immédiates, n’y perde des plumes pour devenir, au pire, non plus expérience intérieure mais communication !

Le même Christian Prigent, qui défendait la rhétorique dans la poésie, parce qu’elle est une technique difficile, qui résiste au temps, qui durcit, qui fait durer le texte, donnait cette phrase de Pétrarque : « Je ne veux pas que mon lecteur comprenne sans effort ce que je n’ai pas sans effort écrit moi-même. » Je voudrais reprendre ce terme d’effort, non pas pour signaler que l’écriture numérisée ne requiert pas d’effort, mais pour questionner le risque d’un manque de maturité, d’un manque de temps, non seulement dans le passage du texte de l’auteur à son support numérisé, mais dans le peu de temps écoulé entre la « remise du manuscrit » et sa publication en ligne ; puis entre la découverte du texte publié et la réaction du lecteur ; enfin entre la réaction du lecteur et son avis à l’auteur, lequel lui répondra également très vite, instaurant une communication à un niveau où elle n’est peut-être pas souhaitable, à une vitesse qui évacue toute possibilité de maturation, de décantation, etc. Bref, je crains que le lecteur et l’auteur, voués à la précipitation, ne puissent plus « prendre momentanément, dans l’épaisseur ralentie du déchiffrement, l’initiative sur le temps ». Les murs des maisons d’édition, le passage obligé par la librairie, ont peut-être seulement cette fonction-là, de délai au cours duquel quelque chose se passe qui est encore et déjà de la lecture, encore et déjà de l’écriture.
On peut ajouter également à cela l’injonction faite aux jeunes auteurs, par Mircea Eliade, de commencer par se taire pendant dix ans au moins, avant d’envoyer un manuscrit à un éditeur ! Qui saura attendre, avec l’internet ? Qui saura mûrir dans le silence et dans l’angoisse de n’être pas lu ?

Inversement, ce que je semble désigner ici comme des défauts ou des manques est également opératoire, et probablement fécond. Fulgurance, réplique, spontanéité sont à leur tour des valeurs. Un texte qui n’est pas stabilisé est potentiellement améliorable, retouchable, retravaillable à infini ! Gloire de cet inachèvement, prôné par Valéry… Et je suis captivée par ce petit essai de Heinrich von Kleist intitulé De l’élaboration progressive des idées par la parole, ouvrage convaincant pour expliquer que la pensée vient du langage, et qu’au fond le « dialogue », immédiat ou presque, avec un internaute-lecteur sert de stimulus à la pensée…

Je n’ai pas véritablement pris position pour ou contre, car trancher est sans intérêt, mais je me réjouis de réfléchir aux multiples enjeux d’un tel choix autour d’une table ronde.
Sans doute aurions-nous grand besoin près de nous de quelque spécialiste de Joë Bousquet (il crée près de deux ou trois générations avant l’internet) qui nous raconterait sans doute l’anecdote de Traduit du silence, donné à Jean Paulhan comme on n’a jamais donné un livre à son éditeur, dans un geste de repli, comme en se voilant la face : « Débrouillez-vous de ce fatras, Paulhan, tirez-en le livre que vous voudrez, faites comme si j’étais mort : pour moi je suis ailleurs. » Car la question n’est évidemment pas de bien publier, mais d’être au plus près de soi-même, de sa vérité, de ces « instants qui sont la forme accessible de l’absolu », et dont aucun des faiseurs de récits hyperfictionnels ne saurait rendre compte, justement parce qu’il est dangereux de confondre le web et l’infini et l’infini avec l’absolu, et l’écran avec un centre, et le zapping avec une action et la neige avec le polymorphe !
Dans ce cas alors, nous devrions dénoncer les jeux où se compromet la parole lorsqu’elle cède aux fascinations d’un pouvoir quelconque, d’une rhétorique de convention et donc, comme le dit ailleurs Joë Bousquet, d’un « humanisme de convention. »


Régine Detambel ©