À lisotter

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Féria de glace
Régine Detambel
Féria de glace
Nouvelle

Date : 2010
Présentation

Féria de glace

On venait de rentrer les bêtes. On enfonçait jusqu’aux genoux dans un océan d’herbe mouillée, irrigué par le brouillard jusqu’à saturation. Le verger donnerait bientôt la jeune poire et la pomme sur la pomme. De l’autre côté de la route, un vignoble méticuleux occupait toute la surface utile de la terre. Pour qui a visité les jardins de pierre et de sable des temples de Kyoto, c’est l’inverse, tout simplement. Là-bas, des prêtres ratissent et désherbent pour préserver la sécheresse du sol, lui donner sa façade gravillonneuse d’immortalité.
Entre mes jambes passait le fleuve lent et vineux du purin. Georges me fit remarquer que les pyramides d’Egypte sont éternelles parce qu’elles ont été construites à l’imitation d’un tas de fumier, c'est-à-dire fumantes et déjà écroulées. Sur ce, j’ai refermé les portes de l’étable. Georges alluma un Boyard, ce mégot de paysan, dont la cendre ne tombe jamais dans la paille : « Et quand bien même tu le ferais tomber, ton clope, la brume se chargerait de l’éteindre. Les pompiers sont peinards ici ! » On s’est mis à rire, on avait froid, j’ai reparlé de toreo. De ce qui arriverait si j’avais enfin le droit de m’entraîner avec Sergio.
Georges ne disait rien. Alors, en paroles, j’ai osé m'aventurer très loin à l'intérieur du continent sanglant, accidenté, sur le sable où rien ne pousse. J’ai répété à Georges que je me sens bien seulement quand je combats. Double exercice, sport et prière, bifurcations de trajectoire, intersections de tous les traits de la vie et de la mort, de l’ombre et du soleil, là-dedans on est Christ, tous les contraires respirent. Rien qui te donne des sensations comme ça, digérant toutes les autres perceptions que tu peux avoir en te viandant à moto, par exemple, ou en surfant. « Mes études, le studio, ça sert à rien, ça te coûte cher et moi je voudrais plaquer tout ça pour aller m’entraîner, avec les potes. Il faudrait que tu me voies au moins une fois à l’œuvre. »

Georges secoue la tête. Peut-on imaginer une enfance qui n’a pas joué au torero, qui n’a pas fabriqué une pique, une muleta, une épée ? Ces choses-là ne se découvrent pas à vingt ans. Il faut les avoir expérimentées dans le temps des bobos. Il faut que le corps ait grandi, se soit musclé et assoupli dans la connaissance de ces gestes-là. Il faut s’être exercé à l’estocade, à genoux, sur son grand frère… « Et qu’est-ce que tu vaudras face à celui qui a passé ses heures de collège à faire l’école buissonnière pour aller toréer des bêtes isolées dans les manades, avec sa veste en jean ? Moi, j’ai eu peur jusqu’aux cheveux, en 1972, quand un taureau immense m’a fait la faena, j’y ai laissé mon blouson et j’ai pris une trempe en rentrant. On vivait six mois par an avec des bêtes plus braves que des petits dealers. Voilà ce que je faisais avec ma bande quand j’avais quatorze ans. Toi, à quatorze ans, tu vivais avec ta mère, tu fumais dans les cages d’escalier de ta cité et tu sautais des petites connes maquillées. Tu n’as aucune chance, je te dis ! »
Et il ajoute : « Quand y aura une console vidéo, je te l’achèterai. Des toros virtuels tant que tu voudras. Je comprends pas que ça soit pas déjà en vente. Faut dire que les Japonais, ils s’en foutent bien du toro ! »
Presque pas d’espoir et, en tout et pour tout, les albums photo de Georges, années soixante-dix et quatre-vingts. Là, sur la page de droite, il torée avec la cape. Ici il travaille à la muleta. En face, c’est son épée. Georges dit qu’il faut respecter tous les instruments que l’on touche et qui touchent la bête : « Tout ce qui est relais entre elle et moi doit être fêté et peut être beau. » Puis une grande estocade. Donner son empreinte à la chicuelina. Il ne torée pas seulement, il conduit le toro où il veut. Sa lidia est parfaite, il est toujours à sa place par rapport à l’ombre de la bête.

La conversation est retombée. Je grelottais. Georges m’a tendu son paquet de cigarettes. Feu. On a parlé de la banquise. Du rien qui arriverait si la cendre d’une blonde tombait sur la glace de l’Antarctique.
S’il avait été à lui, l’Antarctique, Georges y aurait stocké tout l'excédent des récoltes mondiales. Un frigo universel. Plus de famine. On pioche là-dedans comme on veut. Moi, en solitaire, j’étais plutôt attaché au fait qu’aucune activité humaine ne produit là-bas d'ébranlements parasites : « Rien ne vibre que ton sang et ta semelle. » Puis, tous les deux, on s’est mis à repenser au toro. Tout le monde sait ce que représente un toro pour l’ensemble des hommes qui y croient. Et quelle place il occupe dans leur pensée. Mais si on supprime le personnage du toro, alors, à cette place-là, il reste tout de même quelque chose, un vide, des ronds dans l’eau, au moins une odeur qui fait un peu bander. On a cherché à comprendre par quel miracle ils ne mouraient pas, les types qui vivent sur la banquise. Pourtant, ils devaient se sentir terriblement seuls. Il faut une force de saint pour aller jouer le stylite, immobile, dans une terre glaciale, et avoir le courage d’y faire souche.
Puis on se tait brusquement parce que la mère de Georges passe entre les bêtes qui commençaient à s’aligner d’elles-mêmes pour la traite. En fait, elle veut savoir ce qu’on fait, ce qu’on dit, ce qu’on pense, ce qu’on sent. Georges soupire. Il serre les dents. Sa mère souffre d’une curiosité cancéreuse, proliférante, multiple, démultipliée. Elle a quatre-vingt-quatorze ans, mais ça n’est pas une excuse, bien sûr. Georges essuie un feu roulant de questions pendant que je propose à la vieille de s’asseoir sur ma chaise. Elle préfère rester debout. Ça lui fait du bien de danser d’un pied sur l’autre parce qu’à la cuisine elle est toujours assise. C’est une femme semi-sauvage, semi-greffée, comme toutes les mères de gardians. Comme son propre fils. Et puisqu’on ne dit plus rien, elle sifflote. Ça fait éclater des bulles d’air sur ses lèvres huileuses. Et chaque bulle est une question supplémentaire lancée sur son fils. Au bout d’une minute, notre silence la vexe et elle tourne les talons.

A l’heure du casse-croûte, la vieille nous a envoyé la petite-fille de Georges, un mètre trente, vingt-cinq kilos, tout juste la taille d’un manchot empereur, qui apporte un thermos de café et un panier à pique-nique. La gosse avait enfoui son visage dans la mie du pain pour se réchauffer. Quand on s’est coupé des tartines, les deux premières portaient en creux la forme de son petit nez. On a commencé à mastiquer ce masque. Le café aussi nous a revigorés.
« Je suis bien content qu’il y ait tout de même les toros, dit Georges. Rien de fort, c’est impensable. Rien de brave et de noble, pour rigoler de toi sous le soleil, ça serait pas vivable. »
Pendant la traite, les vaches meuglent doucement. Je reprends des rillettes. Je tente ma chance une dernière fois :
« Alors ça devrait te faire plaisir que je pense au toreo… »
— Tu parles trop. Si la cape est trop grande, le toro marche dessus et te l’enlève. C’est pareil pour la langue…
— S’il te plaît, je veux y aller !
— Merde !
— Pourquoi ?
— Dans l’arène, on tient parce que toutes les portes sont fermées et qu’il faut combattre. Si une porte ou une barrière restait ouverte, crois-moi, le torero se sauverait. Je suis que ton beau-père, mais je te connais un peu. Si je te laisse une ouverture, tu feras rien de bon de ta vie. Arrête de t’éparpiller. Pas d’issue, mon gars ! Tu bosses et tu y arrives. Et si je te reprends à rêver de toro, je t’expédie sur la banquise, t’iras lidier les morses. Et puis ça te rafraîchira les idées ! »
Quand une invasion de soleil fait fondre le brouillard, instantanément, avec un pétillement de plaque électrique, Georges et moi, on est justement en train de penser, sans rire, que du phoque ou de l’otarie, c’est du pareil au même, une sacrée vieille carne.


Régine Detambel ©