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De la guérison
Régine Detambel
De la guérison
Un immense pouvoir de régénération

Date : 2010
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De la guérison comme moteur romanesque
par Régine Detambel ©

Du romanesque de la cicatrisation


Alice, le personnage principal de mon roman, Son corps extrême (Actes Sud, 2011), est ébranlée et transformée dans sa chair par un accident de voiture, qui n’est peut-être pas seulement dû à un hasard malchanceux. Elle va vivre heure par heure les transformations de son corps au travers des expériences profondes de la cicatrisation, de la consolidation, de la musculation.
On a traité de la cicatrice en littérature, de sa forme, de sa profondeur. De la cicatrice comme d’un événement plastique, d’un tatouage individualisant, d’un énoncé hideux et fini. Mais il me semble que l’on n’a presque jamais parlé de la cicatrisation comme processus, de l’immense capacité romanesque de notre pouvoir de cicatrisation (une charpente de réparation est ingénieusement, irréversiblement lancée d’un bord à l’autre de la plaie), ni d’ailleurs de notre faculté de consolidation (régénération du tissu osseux après une fracture).
J’ai toujours trouvé que la littérature était très en retard, trop, sur les arts plastiques. Et depuis toujours j’écris le corps en regardant de près les créations artistiques contemporaines : les os dans La ligne âpre (éditions Christian Bourgois), les blessures de l’enfance dans Blasons d’un corps enfantin (Fata Morgana), où je montre que les égratignures, les écorchures, les éraflures, les griffures de l’enfance rejoignent certaines pratiques d'artistes de l'art corporel dans les années 60-70, et bien sûr la peau dans le Petit éloge de la peau (Folio). L'utilisation du corps comme support de l'œuvre ne devrait pas être exclusivement réservée aux plasticiens et aux performers. Or, en parlant d’un corps blessé, hospitalisé, puis se resculptant, je me sens en pleine performance, tout simplement parce qu’un patient hospitalisé dont les tissus sont en train de se reformer est aussi en pleine performance, en plein art du corps. Regardez la chirurgie d’Orlan, qui aurait d’ailleurs dû insister sur le côté inflammatoire, le côté réactif du corps envahi par le scalpel, l’anarchie folle des cicatrices chéloïdes qui construisent leurs formes, avec une impétuosité et une énergie invraisemblables, cela me captive comme art. Je trouve cela infiniment plus contemporain que la simple métamorphose dirigée par l’artiste. Dans mon roman, Alice est suspendue par des broches, des poulies. Elle et son petit ami, recevant une greffe osseuse, valent Stelarc suspendu à ses hameçons. On ne pense pas assez qu’un simple perfusé, au bout de son aiguille, est déjà un Stelarc ! Il y a un art de l’hôpital qu’il faudrait savoir regarder. Je repense à cette phrase de Le Clézio dans Haï : « Un jour on s’apercevra qu’il n’y avait pas d’art, mais seulement de la médecine. » Il a raison. Je le sens comme cela.
Dans certaines sociétés, la pratique artistique se confond avec le but thérapeutique : ainsi les peintures de sables navajos. Plus proches de nous, les ex-voto et la représentation artistique de la médecine et la maladie dans l'art occidental : la pierre de folie de Jérôme Bosch, la leçon d'anatomie de Rembrandt, les portraits de fous de Théodore Géricault. Ces images artistiques du corps souffrant me semblent essentielles. J’ai écrit déjà sur Frida Kahlo, qui confiait : "Ma peinture porte en elle le message de la douleur". Cette artiste mexicaine, victime à 18 ans d'un accident de la circulation dont elle subirait les séquelles jusqu'à la fin de vie, n'avait cessé de peindre son corps souffrant. Et Alberto Burri, dont les séries des chiffons, goudrons, combustions, crevasses, thèmes essentiels de son oeuvre, illustrent la lacération, la brûlure, la corrosion, la suture, images de blessures autant physiques que morales. Et Louise Bourgeois, la centenaire dont les "massacres anatomiques" ont sans doute nourri la longévité ! Et Antoni Tapies pour qui le corps est toujours porteur de blessures qui impliquent réparation et guérison. C’est évidemment ce qui me rapproche de lui. Et Philippe Ramette, avec ses prothèses, ses harnais, ses piercings, qui ressemblent tout à fait à ce qu’on peut trouver dans un service d’orthopédie !


Un immense pouvoir de régénération

Dans Blasons d’un corps enfantin, j’avais noté ceci : «Des points de suture, des balafres vraies ou fausses (l’enfant peut, sans douleur, bêcher sa propre chair, la changer, à l’aide de quatre points de colle, en une factice boucherie), des cicatrices d’hôpital tracées à même le billard soigneusement incliné sous les scialytiques comme une table d’architecte, l’enfant a très tôt une image simpliste et sans doute altérée. Il est clair que l’on a trop tendance à styliser la cicatrice. En effet, on se contente de la présenter à l’enfant comme une preuve blanche, légèrement étoilée, lisse, presque plane et un peu rétractée, de son immense pouvoir de régénération. On la lui montre comme une réparation sans effort que son corps entreprend pour lui, qui se fera toute seule, quoi qu’il arrive, et le ravale, tous comptes faits, au rang du lézard, du homard, des crabes abandonnant leurs pinces ou leurs pattes dans le ventre des loutres comme des banderilles. On la lui présente aussi comme un sablier long qui s’enflammera au vingtième jour et se résorbera ensuite parce que la nature est ainsi faite et bien faite. Mais c’est comme si on l’encourageait (« Brise, déchire, casse ») à se mutiler sous prétexte que la réparation et la restauration sont gratuites et acquises en naissant, et l’on pousse ainsi l’enfant à se comporter comme s’il allait pouvoir vivre éternellement de cette escroquerie aux assurances.»
À l’inverse de ce que je prétends dans ce petit extrait, on n’avait pas assez attiré mon attention, enfant des années soixante, sur le processus de cicatrisation de mes bobos. Et pourtant je crois bien que cela aurait pu avoir une extrême importance anxiolytique pour la gosse craintive que j’étais. Comment ne pas imaginer les vingt-et-un jours incompressibles et nécessaires à ce qu’on appelle « la cicatrisation des tissus mous » comme une merveilleuse et radicale incarnation du fameux « temps humain » ? Pourquoi Paul Ricoeur n’en fit-il pas le paradigme de son récit, d’un exemplaire lien temps-récit ? Encore fallait-il qu’une oeuvre ait tenté d’abord le récit d’une cicatrisation !
On fait heureusement moins souvent l’expérience temporelle de cette sorte de « quarantaine », qu’est l’alitement solitaire et obligé durant les quarante-cinq jours obligatoires de la consolidation osseuse après une fracture.


L’hydre d’eau douce : un personnage de fiction

Toutes les bêtes ne sont pas douées du pouvoir de régénération « complète », faculté remarquable, très capricieusement répartie dans le règne animal. Par exemple, dans les conditions normales, l'hydre d'eau douce, un petit polype qui vit dans les ruisseaux, renouvelle constamment ses tissus. Ainsi, l'hydre se régénère tout au long de sa vie. De même, l'épiderme humain se renouvelle continuellement par desquamation des cellules mortes en surface et par prolifération des cellules à sa base. J’en ai abondamment parlé dans Petit éloge de la peau (Folio), ouvrage qui fut une étape essentielle dans ma saisie de la physiologie humaine comme processus romanesque. Ce phénomène de régénération physiologique est universellement répandu. Il est courant cependant, lorsqu'on parle de régénération, disent les biologistes, d'envisager un phénomène beaucoup plus spectaculaire : c'est la reconstitution, par un animal lésé, de fragments importants de son corps, fragments composés d'un organe entier ou de plusieurs organes, eux-mêmes constitués de plusieurs tissus différents. C'est ce qu'on appelle « régénération traumatique ». Ainsi le corps de cette fameuse petit hydre d’eau douce peut-il être sectionné en plusieurs tronçons : en quelques jours, chaque fragment reforme tout ce qui lui manque, donnant une hydre normale, nouvelle, plus petite que l'animal dont elle est issue, mais complète.
La régénération présente, d'après cette définition, une analogie profonde avec le développement embryonnaire. Elle peut être interprétée comme une deuxième morphogenèse.
Inutile de préciser que cet animal à la fois fantastique et effroyablement quotidien (encore faut-il marcher pieds nus dans les ruisseaux et ouvrir les mémoires des zoologistes) m’a inspiré aussitôt un petit texte que l’on découvrira dans 50 histoires fraîches (Gallimard).
Ici le recours à l’hydre (d’eau douce) remplace l’appel éculé à la fameuse résilience, devenue la métaphore sidérurgique préférée des dépressifs. Mais pourquoi, plutôt que sur le modèle de la résistance des métaux à la traction, ne pas considérer notre corps lui-même, assiégé ou non par l’angoisse, comme un extraordinaire champ de régénération, à imiter, à copier, à contempler de toute la vigueur et la force de ses neurones-miroirs, pour se donner envie d’en faire autant, sur le plan psychique je veux dire, de se retaper, de se rattraper, de se rebâtir, n’importe quand.


Alice face à son « corps extrême »

Un hôpital est un chantier organique. Tous les corps qui y sont allongés, apparemment passifs, bâtissent, fondent, sécrètent des choses invraisemblables, architecturales, esthétiques ou non, dans les expériences positives très profondes et très fortes de la cicatrisation, la consolidation, la musculation… La guérison est une construction. Une dynamique puissante. La maladie et la mort, tout comme le soin et la guérison, nécessitent l’énergie et les matériaux d’un chantier de construction ou de déconstruction, selon. Et puis l’hôpital est aussi une grande machine à fric, oscillant, cliquetant comme un Tinguely, une entreprise pleine de mouvements et de bruits, de circuits électriques, de pompes, de lumières, dans les cris, les va-et-vient des véhicules qui apportent du sang et des médicaments, des bonbonnes d’oxygène, des matériaux radioactifs, du plâtre, des clous, des vis… L’hôpital est aussi vivant et bruyant qu’un chantier. C’est pourquoi Son corps extrême s’ouvre sur un chantier d’autoroute et se poursuit tout naturellement dans le grand chantier hospitalier.
Ce qui occupe Alice, l’ouvrière de son propre chantier, la «guérissante» à l’oeuvre, est essentiellement la bataille physique, profonde, intime : « La plupart du temps, Alice ne s’inquiète pas de la marche des heures. Le jour avance. C’est déjà le soir et rien de remarquable n’a été accompli. Mais au fond des plaies qui n’ont pourtant l’air, vues de l’extérieure, que d’un inextricable fouillis, c’est l’entrain et la révolution. Les cellules sécrètent du collagène, les vaisseaux bourgeonnent puis s’unissent pour former des arches qui s’allongent et prolifèrent, les os fabriquent des cals, ça valse, ça lutte, ça phagocyte, ça se divise et ça se reproduit à tire-larigot, et tout ce populo est bien résolu à former un corps à nouveau digne de ce nom. Des transformations silencieuses. Croire en la passivité d’une malade est un affront. On imaginerait à tort la vie d’Alice comme une vie murée et incapable. Qu’est-ce que vous avez donc de si important à faire ? s’étonne pourtant une petite dame aux mollets durs, avec un long nez, sa douzième compagne de chambre. Elle imagine peut-être qu’Alice a entamé une longue carrière d’invalide et traînera désormais sa carcasse d’ennui, de culpabilité et de remords jusqu’à la prochaine décennie. »

L’hôpital est un lieu romanesque puisqu’il est par excellence celui de la métamorphose physique et morale, de la crise, de la prise de conscience : telle est la mission de l’alitement forcé, faire qu’on s’arrête et qu’on regarde mieux en soi-même. L’hôpital est le lieu où se jouent souvent les expériences humaines les plus fortes de conscience de soi. On n’y va pas pour rien. Mais quand on y va, on est sûr qu’on y entretiendra des pensées qui sont nouvelles, sur la mort, sur ce qu’on est au fond, sur ce qu’on attend de la vie ici et maintenant et aussi quand on sortira, si on s’en sort. Quelque chose d’urgent se précise et on se met à se dire la vérité à soi-même. C’est Thomas Bernhard, dans Le Souffle, qui a rendu compte magistralement de cet état de fait. Bernhard a fait lui-même l’expérience de l’hôpital durant son adolescence et ce séjour lui était apparu soudain comme une nécessité inévitable, absolument pas au sens médical mais dans un sens existentiel. Il développe la thèse que l’écrivain a l’obligation d’aller de temps en temps dans un hôpital ou une prison ou un monastère. Ces lieux ont les mêmes pouvoirs à ses yeux. C’est uniquement là-bas, dit-il, que nous atteignons ce que nous ne pouvons jamais atteindre dans la vie ordinaire : la conscience de nous-mêmes et la conscience de tout ce qui est. De l’hôpital comme lieu de haute spiritualité ! On peut donc considérer que tout patient est profondément pensif.


La guérison est individualiste et animale

Quand on est hospitalisé, alité, on n’a pas l’air de travailler mais on fournit pourtant un effort exceptionnel et, surtout, on ne peut pas s’empêcher de guérir. Même si quelqu’un meurt près de vous, vous guérissez quand même, vous poursuivez votre course vers la guérison, c’est puissamment animal. Quelque chose d’effroyablement fort (et par là de follement romanesque) est en marche. J’en ai eu la conscience un jour en lisant Tchekhov, ce petit récit de 1887 intitulé La fièvre typhoïde. Et je ne résiste pas à l’envie de faire partager, tant il est fort, tant il se suffit à lui-même, tant il est un grand récit thérapeutique.
Klimov a eu la fièvre typhoïde. Il est inconscient, alité depuis des semaines. Il ignore encore que sa soeur, dans la chambre voisine, vient de mourir de la même maladie. Peu après, Klimov guérit, il reprend connaissance. Il se réveille dans la joie, avec une telle impression de bonheur que lorsqu’on lui apprend la mort de sa soeur, Tchekhov écrit : «Cette nouvelle horrible, inattendue tomba comme une masse sur la conscience de Klimov, mais si horrible et violente qu’elle fût, elle ne put vaincre la joie animale qui remplissait le convalescent. Il pleurait, riait, et ne tarda pas à pester parce qu’on ne lui donnait pas à manger. C’est au bout d’une semaine seulement, quand, en robe de chambre, soutenu par Pavel, il s’approcha de la fenêtre, regarda le ciel brouillé de ce jour de printemps et écouta le bruit désagréable d’un chargement de vieux rails qui passait, que son coeur se serra de douleur, qu’il fondit en larmes et laissa tomber son front contre le cadre de la fenêtre… « Que je suis malheureux ! murmura-t-il. Mon Dieu, que je suis malheureux ! » Et la joie céda la place à la tristesse quotidienne et au sentiment d’une perte irréparable. »

Ce texte de Tchekhov est pour moi l’un des plus beaux de la langue humaine. Je veux dire que l’expérience humaine y est nue. Il dit la « joie animale » que rien ne peut vaincre, qui est d’avant le social, d’avant l’intrigue, d’avant les retrouvailles avec « la tristesse quotidienne ». Cette joie majeure, cette force invincible est ce que ressent Alice dans Son corps extrême, et cette joie, cette force animale prennent le temps de vitesse, à tel point que « pendant quelques mois, guérir est plus rapide que vieillir et même renverse la vapeur. On rajeunit. » C’est sans doute cette joie dilatatrice qui a donné, dans les mythes humains, la certitude qu’il existe un élixir de jouvence. Mais le miracle religieux est précisément ce qui annule, exclut ce processus, et ne se concentre que sur l’animale joie retrouvée, tout en lui interdisant d’ailleurs impitoyablement d’être animale ! Cette hydre en nous n’est-elle pas le dragon que veut à tout prix occire le saint pour pouvoir exercer sa spectaculaire thaumaturgie ? Si chacun avait en soi le pouvoir d’une hydre d’eau douce, où serait l’intérêt du secours de la religion ?
Le séjour d’Alice à l’hôpital, puis en centre de rééducation, a donc cette vertu d’hydre. De régénération. De guérison. De nouvelle morphogenèse, sorte de renaissance dans un corps différent, rejoué, renégocié par la cicatrisation, par la consolidation, par la musculation. Comme une deuxième croissance à laquelle cette fois elle serait attentive. Le corps est le lieu où nous pouvons changer réellement notre vie, la manière dont nous percevons notre vie.
« Quand donc a commencé la guérison ? [se demande Alice]. Une chose est sûre, tout a changé sous ses yeux sans qu’elle s’en aperçoive et jusqu’à la façon dont les néons éclairent le grand couloir. Un grand chavirement s’est produit et maintenant voilà que le déclin lui-même décline. Les plaies s’assouplissent, les œdèmes se résorbent, les muscles rosissent, les formes saillent et le visage devient plus mobile. Et aussi le teint, la peau, tout, c’est-à-dire que rien n’échappe à l’amélioration : le regard aussi guérit et le sourire et le timbre de la voix et le geste de la main, tout guérit, à la molle vitesse des saisons, y compris la marche elle-même, bien sûr, et fondent peu à peu les semelles de plomb. Pendant quelques mois, guérir est plus rapide que vieillir et même renverse la vapeur. On rajeunit.
Et dans les plis de ce nouveau monde qui attend Alice, il doit bien y avoir un lieu vierge où démarrer quelque chose. »


De la rééducation comme goulag

Un centre de rééducation peut faire parfois penser à un camp de travail. Ce mot de rééducation lui-même peut faire penser aux systèmes totalitaires, à une sorte de Kolyma… Orthopédie vient du grec orthos, qui veut dire «droit». Vous ne sortirez pas de là tant que vous ne marcherez pas droit ! On traque l’asymétrie, la boiterie, tout ce qui est anormal, au cours de torturantes séances de rééducation. Mais un centre de réadaptation fonctionnelle est tout de même une version légère du service de réanimation hospitalier qui est lui un système totalitaire où l’on vous surveille sous tous les plans, où l’on vérifie en permanence votre fréquence cardiaque, votre volume urinaire, les gaz pulmonaires que vous expirez. C’est le plus haut lieu de surveillance technocratique. Après son accident de voiture, Alice va parcourir tous les systèmes politiques, de la réanimation, avec sa loi d’airain, jusqu’au centre de rééducation, qui est au fond démocratique parce que s’y côtoient des dizaines d’êtres différents, de milieux divers, avec des philosophies et des approches de la vie extrêmement variées. Je me demande parfois si l’hôpital universitaire n’est pas le dernier lieu démocratique de la planète.

Toutefois, son séjour en centre de rééducation donne à Alice l’occasion de rencontrer une galerie de personnages bancals ou manchots, occupés à redécouvrir les gestes les plus simples de la vie quotidienne. Face au miroir quadrillé de la salle de musculation, Alice reprend corps au milieu de ces êtres qui s’occupent aussi peu des affaires du monde que s’ils descendaient de la lune et ne parlent que de choses concernant leur guérison espérée, un monde où l’anormal devient la norme, où personne ne marche droit, où les orthopédistes font régner un ordre totalitaire au cours de torturantes séances de rééducation, faisant du centre de rééducation d’aujourd’hui l’équivalent des sanatoriums et autres «montagne magique» où d’apparents oisifs se mettaient à penser. Sauf que dans La Montagne magique, il me semble que l’on a surtout un lieu de repos, de répit, de réflexion distanciée sur le monde d’en bas et sur la mort, tandis qu’au centre Alice est soumise en permanence à un entraînement intensif, et qu’elle finit par vivre ce séjour comme une expérience de ski extrême. J’avais lu un jour dans les Notes sur Hiroshima de Oê Kenzaburo qu’une femme pleurait de joie et remerciait les médecins après avoir réussi à remarcher durant huit mètres. C’est cela que j’ai voulu rendre dans Son corps extrême, cette disproportion des émotions et des résultats. Une victoire sur soi-même n’est pas mesurable avec les critères du sport olympique. C’est une tout autre dynamique. Morale. Mentale. Symbolique.
Métamorphosée par le faisceau d’influences de Mme Oswald, sa voisine de chambre miraculée, d’Antoine Caire, l’amant éclopé, Alice réapprend à marcher, littéralement mais symboliquement aussi. Le vertige qui la guette à chaque pas ranimera un traumatisme d’enfance, une ineffable chute dans le vide, entre les bras de sa mère. Ce roman initiatique place Alice face à la séduction de la mort et de la maladie à certaines étapes de l’existence. Son passé s’incarne dans un effroyable vertige, un désir actif de se jeter dans le vide qui l’effraie épouvantablement. Pour me familiariser avec ces notions, j’ai lu quelques livres sur le vertige et sur le désir actif de se jeter dans le vide, livres de psys le plus souvent, mais aussi d’alpinistes. C’est une émotion passionnante, qui noue le corps au plaisir, à la peur. Difficile d’ailleurs d’écrire sur/depuis le vertige car l’écriture elle-même, à certains moments, doit jouer à perdre son centre, à n’être plus d’aplomb, à s’emballer.

J’ai évidemment choisi ce prénom d’Alice pour Lewis Carroll et les incroyables modifications du corps de son héroïne au cours de ses aventures. Alice va vivre les mêmes métamorphoses profondes, biologiques d’abord puis (comporte)mentales. Elle passe son temps à jouer avec les limites de son corps. Avec les limites de son existence aussi, abordant notamment la question de l’amour, car Alice a une vie antérieure plutôt ratée, avec un ex-mari, un fils, un frère bien-aimé. Et puis elle fait la connaissance de Caire. Mais le danger est toujours de rejouer une histoire d’amour ou de maternité selon le scénario habituel. Elle va être obligée de reconsidérer tout son mode de perception de la vie. Parlons des maux que soigneraient l’amitié et l’amour des êtres qu’Alice a rencontrés au centre. Ils sont innombrables : l’ignorance, la tristesse, l’isolement, le sentiment de l’absurde, le désespoir, le besoin de sens… parmi quelques autres. C’est que cette drôle de vie en communauté est aussi un scalpel, un outil de compréhension de soi-même et du monde, sans quoi le passé d’Alice lui resterait opaque comme aux premiers temps et l’idée même d’avancée serait caduque. Elle va se déchiffrer peu à peu. Penser. Critiquer. Juger. S’interroger. Se confronter à d’autres. La chose, paraît-il, n’est pas gagnée d’avance !

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