Billets du lever

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Association des Soulagés

Présentation

De plus en plus de soignants-lecteurs me disent l'importance pour eux de Son corps extrême. Je viens d'apprendre que des patients de l'Hôpital local de Pézenas organiseront une lecture des pages de ce roman où l'on parle de la douleur et surtout de la manière dont il faut souligner et fêter son retrait, à la douleur, son départ, et même si l'on sait qu'elle ne va pas tarder à revenir. A cette annonce, j'ai éprouvé une très grande joie, comme si j'étais sur le point de partir en Afrique pour servir une cause humanitaire.

Extrait de Son corps extrême

"[Il] reste sans voix, absolument incapable de penser, somnolent, douloureux, comme toutes les nuits. Il n’est plus que son dos et une crampe dans les mâchoires, à force de serrer. Il est ses douleurs sourdes, pelotes sans origine, sans amont, sans symétrie, étrangères à toute orientation, intenses et doyennes, plus vieilles que toute son expérience de la vie depuis toujours. Puis elles deviennent des rayons plus solaires, des douleurs-filles, en pointes de flèche, tranchantes, écorçantes, têtes d’épingles brûlées, sectionnant net tout ce qu’elles atteignent. Epointé, étêté, acéphale, le corps mis à sac. A l’aube la morphine de minuit n’agit plus et Caire serait vraiment incapable même de mimer la bonté, l’attention, la charité.
(…) Les élancements ménagent des ajours dans leur tissu serré et Caire rit pour la première fois depuis longtemps. Pierrette est là. Elle le prend dans ses bras. Elle va chercher une boisson à l’orange au distributeur, pour fêter ça, mais, quand elle revient, Caire est de nouveau prostré et il ne la regarde même pas. Alors Pierrette s’assied sur le bord du lit et elle attend paisiblement un autre creux, une autre absence dans le zèle de la douleur. Et lorsqu’elle voit, deux heures plus tard, les joues de son homme recolorées et ses poings qui se détendent, elle exploite chaque seconde de ce répit en y investissant une fortune en baisers et autres caresses. Puis la tempête fait rage de nouveau, mais quand les marteaux, les poignards, les fourmis et les éclairs se retirent pour une nouvelle courte trêve, Pierrette, enlaçant Caire, lui suggère de créer l’association des Soulagés. À partir de là, tous les malades se réuniront le samedi soir, dans la salle de rééducation fonctionnelle, qui est maintenant le siège de l’association. Ça leur fait l’effet de grandes vacances. S’y pressent des vieillards et des chétifs, des rhumatisantes, des cancéreux, des collègues de Caire, tombés eux aussi d’un toit, ou du haut d’un mur ou d’une benne, et aussi des migraineuses et des paraplégiques, dans une bonne humeur spectaculaire. Car il s’agit de parler de sa douleur, non pas de celle qu’on ressent ici et maintenant, mais bien de celle dont on s’est débarrassée. Elle reviendra, on le sait, on n’est pas des naïfs, mais pour l’heure il n’en est plus question et on vient célébrer cette vacuité-là. Comme la fin du mal est un principe de métamorphose délicieuse, l’association des Soulagés a pour devise : Après la douleur, je sens venir le plaisir qui la suit.
Autour de bières et de bretzels, avec des cacahuètes, dans le vacarme causé par les guitares de deux gitans, on parle du bonheur élémentaire de disposer de son être, sans rien qui rende étranger à soi ou qui puisse écarter les autres.
Et tout le monde chante le silence des os dont on avait oublié le miracle. La gentille débauche dure jusqu’au petit matin, dans la poursuite inlassable d’un mouvement voué à ne déboucher sur rien de spécial que le bonheur de n’avoir plus mal. Les gitans, le pied sur un tabouret, la guitare en travers de la cuisse, regardent le visage de tous ces gens, qui en dit long sur l’horreur et sur l’allégresse, sur les deux à la fois, car le courant en eux semble être reparti, un peu de chatterton a ravaudé tout ça et ce bricolage tiendra bien quelques heures ou quelques jours, on s’en fout, à partir de maintenant on ne compte plus."