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Gorz (André) > Le vieillissement
Gorz (André) > Le vieillissement
L'âge vient du dehors

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Présentation

André Gorz, Le traître suivi de Le vieillissement, Folio Essais n° 463, 2003. Avant-propos de Jean-Paul Sartre.

> Présentation de l'éditeur
Nous avons tous commencé par être " trahis " ; ce n'est que très exceptionnellement que nous nous sommes sciemment et délibérément engagés comme nous nous trouvons l'être. La réalité venue à nos intentions " innocentes " nous a conduits à être ce que nous n'avions pas voulu. Nous n'avons jamais
fait cela seulement que nous voulions faire, mais encore ce que les autres et l'histoire ont décidé que nous avions fait. Entre l'intellectuel qui, pour échapper à ce risque, s'isole et se veut inagissant, et tous ceux qui s'excusent par leurs pieuses intentions de la réalité qu'en fait ils opèrent mais dont ils se disent prisonniers, une voie doit être trouvée. Il faut vouloir que l'acte déborde son intention, car sa réalité est à ce prix. Il faut vouloir être engagé par les autres plus avant qu'on ne pensait et ne pouvait le faire tout seul. Mais pour être capable de le vouloir réellement (au lieu de produire seulement une volonté imaginaire et vide, masquant le fatalisme) encore faut-il le faire sciemment : connaître la situation globale dans laquelle l'acte lancé va s'inscrire ; le camp et le sens dans lequel on souhaite être engagé. C'est ce que j'ai essayé de faire. C'est dans les limites de cette volonté que j'accepte d'être " trahi " (c'est-à-dire conduit plus loin que je ne peux aller tout seul). A. G.

> Mes notes
« On a le plus de chance de se trouver, en s’intéressant au monde, en entreprenant quelque chose, en s’oubliant, c'est-à-dire en cessant de se chercher un être conforme à quelque norme. » L’auteur de ces lignes a trente-deux ans. Nous sommes en 1955 et son premier livre, « une affaire de salut personnel », intitulé Le traître, vient de paraître.
André Gorz est né à Vienne en 1923, « d’un Juif » et d'une mère catholique. Après l'Anschluss, il part pour la Suisse où il vit jusqu'à la fin de la guerre en étudiant la chimie. Philosophe écologiste, d’inspiration marxiste, Gorz se fera plutôt connaître par des ouvrages de sociologie du travail et d’économie politique. Mais c’est cette première période troublée de sa jeunesse, longue errance intellectuelle et psychologique (« je m’ennuie, donc j’existe ») que raconte Le traître. Complexe, foisonnant, à la fois autobiographique et universel, irréductible à un simple résumé des inventions d'une personnalité écartelée par sa double origine (« un homme coupé en deux, qui tente de ressouder ses tronçons »), l’ouvrage s’ouvre sur un avant-propos de Jean-Paul Sartre, frayant un chemin nécessaire pour entrer dans ce vertigineux traité de philosophie : « … il ne s’agit pas de se connaître mais de changer la vie ; on ne s’adresse pas encore à nous mais, qu’on le veuille ou non, c’est à nous que la question fondamentale est posée : par quelle activité un ‘individu accidentel’ peut-il réaliser en lui-même et pour tous la personne humaine ? »
On peut préparer son entrée dans un ouvrage qui bouleverse à coup sûr l’existence en commençant par le fragment d’environ vingt feuillets qui en assure la clôture. Exposé comme un épilogue au Traître, Le Vieillissement, rédigé alors que Gorz n’a que trente-six ans, a été d’abord publié dans Les Temps modernes en 1961-1962. Bien avant d’être un destin biologique, dira Gorz, le vieillissement est un destin social : mais « comment entrer dans cette société sans renoncer aux possibilités et aux désirs qu’on porte en soi ? »

À trente-six ans, le narrateur soudain se découvre un âge, « il n’en avait pas toujours eu ». Jusque-là, « il n’avait pas eu d’âge du tout ; il se recommençait sans cesse, et les années ne comptaient pas… ». Mais trente-six ans est l’âge auquel la vie commence pour de bon, un « certificat de maturité ». Et ce métier qu’il avait pris « par hasard, facilité et besoin de gagner sa croûte », sans avoir l’intention d’en faire « l’activité de sa vie », fait de lui « l’être qu’il lui faudrait perpétuer, désormais, jusqu’à sa mort, parce qu’il était ça et rien d’autre et qu’il n’avait plus guère de chances d’en changer. »
Cette terreur, Valéry l’avait déjà nommée : « Nous naissons plusieurs et nous mourons un seul », faisait-il dire à son Socrate. Pour Gorz, l’évidence du vieillissement est là, quand le champ d’action est défini une fois pour toutes, et qu’il faut s’y tenir, continuer « ou décider que rien n’a de sens ». De tous ces hommes possibles qu’il aurait aimé être (géologue, médecin, agronome…), « il ne sera plus rien de tout cela. »

L’âge a fondu sur Gorz le trentenaire : « Vieillir, c’était donc cela : voir s’organiser une suite d’événements et d’expériences en cette nébuleuse déjà prise, irrémédiablement, dans une forme imprévue, et que l’on appelle une vie. » L’âge vient du « dehors », il le rencontre « comme un ensemble d’interdits, de limites, d’obstacles indépassables (il ne fera plus un apprentissage de mécanicien, il ne sera jamais pilote de ligne)… ». Car l’âge nous vient originellement des autres. Nous n’avons pas d’âge pour nous-mêmes, « mais seulement en tant qu’Autres », par référence à la longévité moyenne des individus ». Sartre et Nizan avaient déjà dit, de leur côté, que l’adolescence et la jeunesse ne sont pas des âges « naturels ».
Mais qu’était donc alors cette jeunesse qui a fui ? Un leurre également, qui « vous vient d’autrui : des adultes et des vieux : de ceux qui, réalisant qu’ils ne referont pas leur vie, qu’ils ne changeront plus, que les acquis à défendre ou à accroître les tiennent prisonniers de leur objectivité et de ses exigences inertes, éprouvent le ‘sérieux de l’existence’ et tiennent pour ‘jeunes’ ceux qui, n’ayant pas encore (ou pas encore au même degré) d’intérêts à défendre, prétendent qu’une vie, ça doit pouvoir se construire, et non se subir comme un destin. »
Rendu « à vous-même pareil », ayant accepté d’être fini, « d’être ici et nulle part ailleurs, de faire ça et pas autre chose, maintenant et pas jamais ou toujours ; ici seulement, ça seulement, maintenant seulement — d’avoir cette vie seulement », vous n’êtes pas bien loin de l’état de cadavre…

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De tous les événements inattendus, le plus inattendu est la vieillesse.