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Clair (Jean) > Hubris, la fabrique du monstre dans l'art moderne (2012)

Présentation

Jean Clair, Hubris, la fabrique du monstre dans l'art moderne. Homoncules, Géants et Acéphales, Gallimard, 2012.

Présentation de l'éditeur
L'art moderne s'est souvent voué à la laideur. Anatomies difformes, palettes outrées, compositions incongrues, volonté de surprendre et de heurter : qui oserait encore parler de beauté ? Faute de pouvoir en appeler à la raison historique et à la désuétude des canons anciens - des proportions de Vitruve à la perspective d'Alberti -, ne convient-il pas de rechercher ce qui a provoqué ce changement radical dans l'élaboration des formes qu'on appelle "art" ? S'appuyant sur les matériaux patiemment rassemblés depuis trente ans à travers de mémorables expositions, de "L'Âme au corps" à "Crime et châtiment" en passant par "Mélancolie : Génie et folie en Occident" et "Les années 1930 : La fabrique de "l'Homme nouveau", Jean Clair pro-pose une lecture anthropologique de l'esthétique moderne qui croise l'histoire de l'art, l'histoire des sciences et l'histoire des idées. Ainsi la seule année 1895 a-t-elle vu, simultanément, la naissance du cinéma. la découverte des rayons X, les applications de la radiotéléphonie (mais aussi la croyance en des rayonnements invisibles chez les tenants de l'occultisme), les premiers pas de la psychanalyse, l'essor de la neurologie : la sensibilité en est bouleversée, mais d'abord la façon qu'a l'artiste de se représenter le monde visible et singulièrement le corps humain. Paradigmes et paramètres, les modèles ont changé. L'art devient l'expérimentation du monstrueux et crée de nouvelles entités parmi lesquelles Jean Clair distingue trois figures directrices : le mannequin des neurologues, descendant des alchimistes et de Goethe, le Géant des dictatures, ' l'Ogre philanthropique" dont Le Colosse de Goya est le prototype, l'Acéphale enfin, le nouveau dieu des avant-gardes célébré par Georges Bataille.

Extrait
Phantasia, phainomai : il s'agit, chez les Grecs, d'image et d'imagination, mais il s'agit aussi de représentation. L'un et l'autre terme parlent de venir à la lumière, de mettre au jour, de faire paraître à la lumière, d'apparaître au jour, de rendre visible, présent à l'oeil et à l'esprit, ce qui d'ordinaire reste caché. C'est un fantôme, une apparition, dont on ne sait trop si ce qui se manifeste est vu ou bien imaginé.
En latin, le monstrum relève aussi de la fantasmagorie, un prodige, un avertissement émané de la volonté des dieux, comme le suggère une étymologie inattendue : monere, avertir, prévenir, mettre en garde. Mais monere, c'est aussi, de manière tout aussi inattendue, et d'un sens apparemment contradictoire, conserver le souvenir, la trace, la mémoire. C'est l'injonction du tombeau, de l'inscription, de la statue. De monere dérive le monumentum.
Le monstre et le monument ont donc partie liée dans l'évocation commune d'un passé lointain, mythique ou fabuleux, qu'il faut tout à la fois conserver mais dont il faut aussi se garder. Dans les romans populaires, les monstres sortent des tombeaux. Ils sont enfouis dans la mémoire la plus ancienne mais, quand ils montent à la lumière du jour, qu'ils se montrent, ils frappent par leur aspect, provoquant terreur et fascination. Figures repoussantes, ils sont aussi une figure de révélation, la mise au jour de ce qui devait rester caché et qui resurgit des temps les plus reculés. Le monstre est un avertissement. C'est, si l'on veut, « le retour du refoulé » par excellence, le rappel en tout cas d'un temps dominé par ce Ur cher aux Romantiques allemands qui recherchaient, dans les jardins botaniques ou dans les zoos, les traces de la plante primitive ou de l'animal des origines, avec la même passion qu'ils mettaient à questionner les rêves qu'ils avaient faits la veille.
La figure du Colosse, qui sera souvent évoquée dans les pages qui suivent à propos des Géants et des Titans en particulier, est à la fois « monument » et « avertissement » : il est le retour du mort. A Cyrène, le kolossos désignait à l'origine une statue de forme humaine, de bois ou d'argile, représentant un absent dans un acte rituel, sans considération de taille, un double du mort. Il désigne par la suite, selon Hérodote, des statues-piliers égyptiennes, dont la hauteur prodigieuse semble venir du Colosse de Rhodes, érigé en 292 avant notre ère, mais sans que la fonction religieuse des kolossoi de Cyrène soit abolie. Si le mort revient, il est effrayant, et d'abord par sa taille.

Temps des origines, avec ses créatures premières, leurs formes ébauchées, leurs embryons difformes, il fait naître des objets d'horreur mais aussi de crainte et de vénération. Nous les craignons comme des diables et nous les adorons comme des dieux. Les dieux anciens ont souvent un aspect monstrueux.
La science positiviste du XIXe siècle n'a pas manqué de souligner que le dieu nain Ptah adoré par les Égyptiens reproduisait les caractéristiques d'un monstre achondroplasique. Pour ne rien dire des innombrables divinités monstrueuses des religions extra-européennes, rappelons, si proche encore de nous, cet autre petit dieu égyptien, ce nain obèse qui s'appelait Bès.
Si l'on en croit Haeckel et sa théorie du passé phylogénétique, mais aussi ce qu'en ont dit après lui Freud, Ferenczi et Walter Benjamin, nous habitons, obscurément, les monstres que nous avons été au fond des eaux ou des forêts originelles.