Billets du lever

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Philatélie
Philatélie

Présentation

Pour vivre, comme pour écrire, il nous faut des phrases toutes faites. Sans ce bréviaire ou ce viatique, personne n’aurait le courage de rester seul, habillé de noir, sa croix au cou, son fardeau aux épaules. Il faut une musique, presque une liturgie pour supporter les moments troubles et irrespirables. Il faut une discipline et une eau claire où puiser de quoi se laver de tout.

Car il est de ces phrases miraculeuses qui furent sans doute écrites pour briser la peur, et d’autres pour nous écarteler. Le temps de copier, au feutre vert, sur une feuille de papier quadrillé, la phrase découverte au dos d’un vieux bouquin intitulé Goethe par lui-même, je m’étais autrefois fabriqué un abri. Il fut court, le temps d’y croire, mais un instant j’avais pensé, vraiment, que « les dieux infinis donnent tout à leur favori — pleinement : toutes les joies infinies, toutes les douleurs infinies — pleinement. »
Puis la phrase s’usa. Elle se délava. Peu à peu, sa profondeur m’échappa, et sa signification, du moins celle que je lui avais d’abord accordée. Elle se décomposa, devint aussi insignifiante qu’une comptine. Enfin, elle se disloqua. Et ce n’était pas une question de qualité d’architecture ou de pauvreté, mais tous les éléments actifs contenus dans les mots, calmants, thérapeutiques, je les avais absorbés, et la phrase à présent restait absolument vide. Je n’étais plus la favorite d’aucun dieu. Alors je me jetai sur une consolation que je relus trois fois par jour et qui me répétait, à peu près : n’aie pas de peine, pour deux jours déçus, tu ne sais pas les secrets qui se cachent derrière les paravents. La nuit, j’essayais de calmer les battements de mon coeur avec ceci : les palpitations, c’est l’ambition sans tactique. S’il j’échouais, je me récitais dix fois : si tu as peur, n’écoute pas ton coeur.

En rassemblant d’autres citations aux vertus curatives, en les triant, en respectant une hiérarchie fondée sur leur efficacité, leur séduction anxiolytique, leur secours à vivre, en écartant les images trop traditionnelles, en ne gardant que les plus révolutionnaires, en rejetant les doubles, les triples, mes gestes étaient identiques à ceux que j’avais accomplis quelques années plus tôt, quand je collectionnais les timbres-poste. De même, pour ma précieuse récolte, je faisais glisser la citation, du livre vers ma page vierge, avec de vraies précautions de philatéliste décollant d’une enveloppe le timbre convoité. L’opération était aussi longue, aussi hasardeuse : ne rien arracher, ne pas désépaissir la colle, ne pas faire baver l’encre du tampon. Tout enfant, j’oubliait les timbres, pendant des heures. Quand je les retrouvais, ils flottaient dans le lavabo, s’étaient collés à la faïence. Au fond, les enveloppes découpées formaient une sorte de gadoue bleutée qui teignait l’eau. Debout devant cette pâte que je considérais avec perplexité, j’ignorais encore — je soupçonnais peut-être — que la lecture repose sur une opération initiale de déprédation et d’appropriation qui le dispose chaque mot au souvenir, à l’imitation, ou bien à la citation. Quintilien, je crois, ne disait plus lecture mais manducation : « De même qu’on mâche longtemps les aliments pour les digérer plus aisément, de même ce que nous lisons, loin d’entrer tout cru dans notre esprit, ne doit être transmis à la mémoire et à l’imitation qu’après avoir été broyé et trituré. » Mes citations, mes timbres : pâte à papier, pâte à mâcher…
D’autres fois, je ne parvenais plus à détacher les timbres du buvard où je les avait posés, face cachée, et pressés, pour qu’ils sèchent. Je m’étais ainsi constitué un album de citations, qui débordait. Certaines étaient si importantes que je les avais copiées sur la page de garde de son agenda. Celles-là pourraient me tenir un an, elles m’empêcheraient, c’est sûr, de m’écrouler. Les mots moins puissants, je les notais quand même, mais au crayon de papier et sur une demie feuille volante. J’avais l’espoir qu’ils me serviraient, même une seconde seulement, à faire éclater ma vie intérieure, hallucinante, musicale, rayonnante. Je feuilletais souvent mon album. La collection de citations, comme la collection de timbres, s’estime, se lit presque en silence, sans toucher l’aphorisme, sans jamais effleurer le trait. Ce qui fait la valeur du timbre, c’est sa rareté, son âge, c’est un défaut léger, une bande fluorescente, un chiffre tronqué ou bien un tampon, une flamme, une encre rouge. La valeur et la date sont visibles sans commentaire. On surveille la disposition des vignettes, on prend soin de ne pas abîmer les dents. Parfois quelques citations s’étaient abîmées en passant du livre à ma page pure et je n’en tirai pas le réconfort espéré. D’autres étaient restées intactes et aussi vives que lorsqu’elles furent émises. Elles me rendirent indépendante, mais sans jamais m’abandonner.