À lisotter

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La semeuse
Régine Detambel
La semeuse
Récit philatélique

Date : 1990
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Présentation

La semeuse parut en janvier 1990, chez Julliard. Il est aujourd'hui épuisé mais j'en propose la lecture intégrale sur ce site. Pour la joie de montrer quelques vrais timbres de collection !
J'ai parlé de la genèse de ce texte dans l'Ecrivaillon :
"Si les jeunes livres agacent parce qu'on voit d'ici leurs racines, c'est que leur auteur n'est pas encore assez vieux pour leur faire de l'ombre. Voilà pourquoi les lecteurs du commun tiennent pour vrai que les livres jeunes sont écrits avec du lait et qu'ils sont encore tout baveux de soi, de famille, de berceau, de bosses et de désirs de dépucelage, bref qu'ils sont des autobiographies tremblantes, sentant la peluche et le doigt mouillé, plus que des phosphorescences de fiction.
Effrayé par ce repoussoir qu'on lui tendait souvent, l'écrivaillon désira s'échapper. Pour ne pas tomber dans le piège sans le voir, il se fabriqua lui-même une attrapoire. Le principe en était simple. L'écrivaillon réunit les trente-sept timbres-poste qui furent émis en France l'année de sa naissance. Quoi de plus formellement, de plus administrativement, de plus officiellement autobiographique ? Puis il les disposa sur sa table, dans l'ordre chronologique de leur parution, et les observa. Il y avait sûrement moyen d'écrire un ouvrage qui suivrait le cours des vignettes en tenant compte de leur description, de tous leurs détails. Le premier timbre représentait un bathyscaphe, baptisé Archimède. Le dernier bouclait la boucle et montrait le profil droit d'un philatéliste, assis, tenant une semeuse entre les bouts ronds de sa pince à timbres.
Alors l'écrivaillon raconta, mais pas sa vie, surtout pas, plutôt ce que les images racontaient, du moins ce qu'il en voyait, et leurs dessins combinés lui inspirèrent une histoire d'amants invisibles, et de voyages vrais ou rêvés. Pour mieux illustrer son projet, l'écrivaillon colla même un timbre au début de ses chapitres.
Ce livre-là fut une joie pour l'écrivaillon. Le piège fonctionnait. Les timbres raconteraient l'histoire à sa place. Les racines de l'ouvrage, aériennes, ne cherchaient pas à se dissimuler. Les portraits étaient sobres, issus de timbres accessibles à toutes les langues, bref léchés par tous, et non pas d'albums de famille. Le lait de l'autobiographie, c'était la salive des postiers. Le catalogue Yvert et Tellier, avec ses cours du neuf et de l'oblitéré, du dentelé et du non dentelé, remplaçait le gré de l'auteur. Et, plus que lui-même, l'écrivaillon fit parler les courriers qui furent affranchis en ce temps-là, les papiers à lettre pesés, les faire-part roses ou noirs, les enveloppes intimes et parfumées, les en-tête effrayants des laboratoires, du Trésor Public, des créanciers autres. Ces milliers de timbres humides et postés, c'est l’atmosphère même qui baignait l'année de la naissance de l'écrivaillon."


Extrait

Je l’ai rencontrée à Deauville. Des années après avoir mis tout espoir en mon intention d’oublier, je reçus sa dernière lettre. Je ne sais si l’on peut appeler lettre une simple enveloppe timbrée, ne renfermant aucun message. Le cachet de la poste, délavé par la pluie, rappelait néanmoins celui d’une riche banlieue de Londres. Immédiatement me revint à l’esprit cette femme dont je n’avais rien su précisément, sinon, et je m’attache encore à ce détail, la nationalité apparente. Je n’ignore pas qu’un accent se compose, s’étudie et s’affiche comme une panoplie de déguisement.
Le matin où je trouvai la lettre, je sus qu’elle émanait bien d’elle, que je pourrais, comme pour les précédentes et si j’en avais le moyen, soumettre à l’analyse les empreintes digitales, la salive sur la bande gommée de l’enveloppe. Mais tout cela, bien sûr, n’aurait servi à rien en l’absence de l’original supportant la confrontation.
Le timbre anglais donnait à voir un brin de myosotis et, en arrière-plan, stylisé, l’une ces coûteux centres horticoles expérimentaux. La légende disait simplement : «Forget me not.»
Je compris qu’elle m’invitait à me souvenir d’elle parce qu’elle s’était, sans doute fortuitement, souvenue de moi.
Pour mener à bien le récit de ce que furent notre rencontre et les jours qui lui succédèrent, ma mémoire me proposa un support fidèle et souple, assez fort cependant pour ameublir sous la plume la gangue des faits ensevelis.
Avant de me quitter, elle avait, je suppose, volontairement oublié dans notre chambre d’hôtel les dix-huit premiers timbres de la série émise en France durant l’année 1963.
Quelques jours après notre séparation, je reçus le dix-neuvième, puis, un à un, tous les lundis au courrier du matin, les suivants que je rangeai précieusement dans un minuscule album relié de cuir noir.
Le mois dernier, lorsque cette lettre me vint de Londres, je ressortis l’album et le parcourus d’abord distraitement, sceptique quant à son pouvoir de réminiscence. Pour faire l’économie d’une méprise par excès de hâte, je me forçai, plus tard, à le regarder dans le moindre détail. Je dus me rendre à l’évidence. À mesure que mon examen ébauchait la charpente de l’histoire, mes souvenirs alors s’ordonnaient. Les timbres ont donc ce pouvoir, propre aux arcanes des tarots, de céder à la mémoire leur quota de symboles. De fait le récit s’imposa, sans hésitation malheureuse, sans suite agaçante de points de suspension ou d’interrogation. Ma démarche, pour originale, n’en respectait pas moins les fondements de la science psychanalytique. Une couleur, un nom, un fragment mineur, un écho, me renvoyait à notre liaison, à ces mêmes nuances, ces mêmes visages, ces mêmes objets dérisoires auxquels j’avais, dans ce moment, pensé.
Il me sembla, parfois, que mes souvenirs s’affranchissaient, devenaient mobiles de rêve et prenaient leur essor, négligeant le tremplin de l’album. D’autres fois, ils souffraient de n’être pas formulés et restaient là, en forme de suggestion, dans les redans d’une forteresse ou le plomb d’un vitrail.
Je précise qu’afin de ne pas me laisser contaminer par un désespoir pressant et tentaculaire, j’ai préféré revivre au présent.
Je dois enfin avouer n’avoir pas relu ces pages, de peur d’y retrouver, crus et bruts, les faits lentement désagrégés. De peur de constater que l’impuissance manifeste de ma mémoire a rendu une pure invention.
Qu’importe, je tiens aujourd’hui, et quel qu’en soit le prix, pour véridique, ce récit de mon aventure.

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