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La Muse masculine
Régine Detambel
La Muse masculine
Camille Claudel & son homme

Date : 2008
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La muse masculine

© Régine Detambel

Camille Claudel est de ces femmes perturbées par la violence de la création artistique. De ces femmes en crise sur trois fronts : le chaos intérieur de la création, le front social et le front privé.
Rilke disait que « les œuvres d’art sont toujours le résultat d’un danger couru, d’une expérience conduite jusqu’au bout, jusqu’où personne ne peut aller plus loin. »
Il dit bien la solitude absolue. Et cette solitude, elle n’est parfois supportable qu’à certaines conditions : par exemple une sécurité narcissique apportée par un amour partagé. Et on sait combien elle a manqué, cette sécurité, à Camille Claudel.
Mais jusqu’où peut-on être entouré ? C’est l’histoire des porcs-épics de Schopenhauer. Trop loin ils ont froid, trop près ils se piquent ! Je reviendrai aux couples de créateurs.
Donc, pour créer et supporter ces chocs, pour faire une œuvre où il y ait de la vie, il faut être soi-même bien vivant.
Or parmi les femmes artistes du début du XXe siècle, on compte peu de grandes vivantes, excepté peut-être Colette qui, malgré le vampirisme de Willy, reste pleine d’appétit et même d’appétits au pluriel.
Mais la plupart des autres femmes doutent, elles ne parviennent pas à être « bien vivantes », elles ne parviennent pas non plus à aimer leurs propres œuvres, ni à croire en la vie qu’elles leur confèrent.
Camille Claudel, Virginia Woolf, Unica Zürn, la compagne de Hans Bellmer, Sylvia Plath, la jeune poète américaine, Simone Weil, l’ascète philosophe, qui mourra la même année que Camille Claudel, toutes ont expérimenté les traits de la dépression et de la folie, comme rançon de ce doute destructeur.

Beaucoup de femmes artistes ne sont guère convaincues de leur droit et de leur capacité à affronter la création.
C’est peut-être pour la bonne raison que, dans toutes les histoires qui la racontent, cette création, elles se trouvent non pas du côté de l’auctor (auteur, autorité), mais du côté de la mater (mère/matière).
Pygmalion, l’homme artiste a produit un être humain vivant. Par amour pour son œuvre, par un acte de foi, il a donné la vie.
Est-ce que la femme artiste, contemporaine de Camille Claudel, peut en faire autant ?

La romancière anglaise Elizabeth Barrett Browning, morte en 1861, avait créé Aurora Leigh, une jeune femme qui aspire à devenir écrivain, mais qui est bien conscience que « Pygmalion aimait, — et qui aime / Croit en l’impossible », tandis qu’elle-même ne parvient pas à aimer ses propres œuvres, ni même à croire en leur vie, parce qu’elle sait que c’est de la fausse vie. Du mensonge. De l’artifice. De l’art.
Chez Ovide, Vénus intervient pour aider Pygmalion à transformer son rêve en réalité, tandis que, chez Barrett Browning, Apollon démontre à Aurora Leigh que tout ce qu’elle s’efforce d’échafauder comme réalité n’est que rêve. Elle n’aura pas l’autorisation, ni même l’autorité de rejeter les hommes réels pour épouser son art, pour la bonne raison qu’elle, elle peut produire de la vraie vie. Que, contrairement à l’homme qui est sans enfant, elle connaît la banale et sanglante vérité de la création : elle accouche. Elle fait du vrai vivant.
Comment parvenir dès lors à se leurrer, au point de croire que le faux est vrai, que l’inanimé est animé, que l’esprit produit le corps ? Voilà ce que pense, à la moitié du XIXe siècle Elizabeth Barrett Browning.

L’essayiste américaine Cynthia Ozick évoque la foi inébranlable qu’avaient en leur Muse les écrivains modernistes de la première moitié du XXe siècle.
En dépit de tous les chamboulements du monde extérieur, dit Ozick, une chose leur demeurait inébranlable : « l’engagement de l’artiste vis-à-vis de lui-même. Joyce, Mann, Eliot, Proust, Conrad […] : ils savaient. Et ce qu’ils savaient, c’est que, même si les choses se désintègrent, l’artiste demeure un être complet, intègre. Au fond, au plus profond de leur cerveau, régnaient la suprême sérénité et la magistrale confiance du créateur souverain. »
Par conséquent Ozick va exclure Virginia Woolf de sa liste d’auteurs « autoconsacrés » parce que « ses journaux intimes la montrent en train de trembler ».
Les femmes tremblent.
Virginia Woolf : « Le jour viendra-t-il où je supporterai de lire mes propres écrits imprimés sans rougir — trembler et avoir envie de disparaître ? »
Elizabeth Barrett : « Chaque fois que je vois un de mes poèmes imprimés, ou même retranscrit au propre, l’effet est des plus pénibles […]. Rien ne demeure que déception, qu’humiliation. »
Quant à Flannery O’Connor, elle a deux passions : la littérature et l’élevage de poules, de canards et de paons, c'est-à-dire d’oiseaux qui ont comme particularité de ne pas voler.
« Je n’ai aucun talent » déclare le héros d’une de ses nouvelles.
Inutile de préciser que de tels doutes ne vont pas sans des symptômes physiques : anorexie, insomnie, aménorrhée, frigidité, hystérie, la kyrielle des symptômes typiques de la scission corps/esprit chez la jeune femme intelligente de bonne famille.
Bref tout pour être un homme ou pour n’être pas une femme.
On lit d’ailleurs dans les critiques positives de l’époque consacrées à Camille Claudel qu’elle sculpte « comme un homme ».
Beauvoir jouera encore ce jeu-là, elle déclare unir en elle « un cœur de femme, un cerveau d’homme », et elle se porte bien. Mais Sylvia Plath, la suicidée de trente ans (elle meurt en 1963, un mois après la parution de la Cloche de détresse), veut être cette antithèse vivante : un poète femme. Contrairement à Beauvoir, elle tient à prouver qu’il est possible de posséder un cerveau de femme. Et cependant, dans une autre lettre, sur le même thème, elle dit que la femme, même poète, est une chose créée plutôt qu’une créatrice souveraine : « [Ted] son compagnon, Ted voit dans mes poèmes et travaillera avec moi pour me transformer en une femme poète à ébahir le monde ; il voit dans mon caractère et ne tolérera aucun égarement par rapport à mon vrai, mon meilleur moi. » Plath a besoin d’un mentor. Dès le début, c’est Ted Hughes qui décide quel est son « vrai », son « meilleur moi » ; il lui donne des exercices de concentration et d’observation, lui dresse des tableaux de l’histoire de la poésie anglaise, lui sert « d’entraîneur intellectuel » comme Sartre l’avait fait pour Beauvoir. Tout en acceptant sa position d’élève-produit de Hughes (et en en tirant des bénéfices certains), Plath est divisée. Elle écrit dans un poème :
Il est clair
Que toute ta beauté, tout ton esprit sont un cadeau, ma chère
Un cadeau
De moi.

En quelque sorte, Ted Hughes est la Muse masculine qui travaille, comme Jupiter, pour que la femme poète sorte toute vive de sa tête.

1957. L’année où Hans Bellmer publie son Anatomie est l’année de la première dépression nerveuse d’Unica Zürn. Hôpital psychiatrique. Electrochocs. Elle sera gavée de nourriture et privée de ses outils de travail pour écrire, peindre, dessiner. Elle note dans son journal : « Si j’étais homme, cet état m’aurait conduite à la création. Mais moi telle que je suis — et je ne désire pas être autre chose — je n’ai fait que divaguer. »
Un an et demi plus tôt, Sylvia Plath, dans son journal : « Si j’étais un homme, je pourrais écrire un roman là-dessus ; étant une femme, pourquoi est-ce que je ne sais que pleurer et me figer, pleurer et me figer ? »
Zürn parviendra à retrouver ses capacités créatrices grâce à l’homme dans sa tête. L’homme jasmin. « Elle commence à dessiner sous sa dictée. Il l’informe de sa présence chez elle par des cognements répétés […], les coups sourds et secs d’un homme qui, de nouveau, lui impose sa volonté […]. »

Toujours le mentor. L’homme qui dicte. Et c’est comme un retour aux premières théories de l’inspiration, celle qu’on trouve déjà chez Platon, où le poète, comme la Pythie, reçoit la dictée du dieu dont l’esprit souffle en lui. On sait d’ailleurs combien cette idée d’inspiration scandalisait Paul Valéry qui ne voulait pas être un « flageolet dans lequel soufflent les dieux ».
Camille Claudel se rebelle évidemment contre cette idée d’un Rodin mentor, qui serait la Muse masculine, quand une certaine critique, soutenant Rodin s’écrie : « C’est évident, cela crève les yeux, mais c’est du Rodin. Mlle Claudel ne fera jamais que du Rodin. »
Comme Sylvia Plath ne ferait jamais que du Ted Hughes.
Une femme ne crée pas seule. Il faut qu’un homme la prépare, comme une athlète et son entraîneur.

Mais, qu’on soit homme ou femme, est-il possible de créer seul quand on vit en couple ? Créer en parallèle quand on vit côte-à-côte est-il possible ? Je ne crois pas. Il est impossible d’être deux à désirer être la Forme personnellement, à penser à cette Forme, nuit et jour, agressant par ses trouvailles le territoire de l’autre. Pierre Michon exprime cela dans le duel permanent entre Verlaine et Rimbaud, chacun d’eux voulent plus fort que l’autre être le Vers absolument. La Forme ne se partage pas, il faudra bien que l’un des deux cède. La création se nourrit de tout, elle est impersonnelle, sans frontières, elle phagocyte l’autre. On connaît sa violence. Ce serait intéressant de mesurer combien les frontières de l’individu sont remaniées par la création. Quand Rodin parle du « coup de poing de l’émulation » qu’il a reçu après avoir vu une certaine œuvre de Claudel, il est encore très en dessous de la réalité.
La création dans un couple de créateurs est une véritable violence conjugale. On prend tout ce qui vient pour nourrir le monstre. On jette en son creuset tout ce qu’on peut trouver en nous et autour de nous qui puisse répondre à sa demande. Y compris la chair des siens. Et dans les couples on se pille, on se trahit. Zelda et Francis Scott Fitzgerald, Colette et Willy, Ted et Sylvia, Unica et Hans, chacun peut dire, comme Camille Claudel : « Moi j’avais une puissante imagination créatrice, lui c’est seulement un ouvrier. » Et tout aussi juste les autoaccusations du genre : « Rodin m’a volée mais en réalité c’est moi Camille Claudel qui lui ai volé. »
Claudel n’a pas voulu modeler ou dessiner à l’asile de Montdevergues. Une sorte d’anorexie, un refus de nourrir l’œuvre, certes, mais surtout le refus de se laisser nourrir par l’œuvre. Car c’est l’œuvre qui vous pense et qui vous met au monde.

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Bibliographie

Nancy Huston, Journal de la création, Actes Sud, 1999.
Didier Anzieu, Le Corps de l’œuvre, Gallimard, 1984.