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Les livres prennent soin de nous
Régine Detambel
Les livres prennent soin de nous
La littérature est-elle thérapeutique ?

Date : 2010
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Les livres prennent soin de nous

© Régine Detambel

« Se demander si la littérature est thérapeutique, c’est se demander si le langage écrit a un rapport avec le corps biologique », écrit Louise Lambrichs dans un bel article de la revue Sève. Les effets du langage sur le corps ne sont pas douteux. Avant même que né, on baigne déjà dans la lymphe sonore du langage, celui qui vient de la langue maternelle. Ecrire est bien une activité qui mobilise le psychisme en tant qu’il est noué au corps. Quant à la lecture, elle suscite toutes sortes d’affects et active la pensée.
La bibliothérapie est fondée essentiellement sur une articulation de l’expérience existentielle et linguistique. L’homme est un être de langage. L’univers et la pensée sont articulés au langage : nommer les choses, c'est les faire exister pour quelqu'un d'autre. Si je nomme cette table qui est là, je la fais exister pour vous. Et maintenant elle fait partie de votre univers, que vous le vouliez ou non ! Puissance, parfois redoutable, des mots qui modifient le monde.
Par chaque mot, nous sommes modifiés.
«Pour une existence en mouvement, il faut un langage en mouvement !» écrit Marc-Alain Ouaknin. La littérature , la poésie est au cœur de la vie car elle est la façon la plus efficace de redonner un élan vital aux mots ensommeillés ou assommés par une utilisation répétitive et non récréatrice.


La société de consolation

Philippe Forest déteste l’idée de bibliothérapie. Un livre n’est pas un garde-malade. Et surtout, « si le livre soigne de la souffrance de vivre, s’il guérit de la douleur du deuil, alors il opère ce tour de passe-passe poétique qui consiste à faire disparaître le scandale dont il naît, à le résoudre en effet et à prohiber toute parole de révolte. Seule une telle littérature est jugée conforme par la société de consolation parce qu’elle accomplit très précisément le programme qui définit celle-ci. » La littérature pour Forest ne doit pas avoir de valeur thérapeutique. Le travail du deuil ne doit surtout pas s’accomplir par l’écriture. Cherchons donc comment comprendre Forest.

La Beauté du contresens et autres essais sur la littérature japonaise, publié par Philippe Forest chez Cécile Defaut, à Nantes, livre entre autres la manière dont il use de ses lectures. Touché notamment par Sôseki, par « la mélancolique et douce forme d’incompréhension » qui le liait lui-même à la vérité, à la vie, profondément marqué par ces romanciers japonais qui se livrent à l’exploration exclusive des profondeurs du cœur humain, appréhendé dans la plus totale des solitudes, Forest décide, sous la pression épouvantable d’un deuil parental, d’adopter à son tour ce genre littéraire japonais nommé watakushi shôsetsu. « Et tous les livres japonais que j’aimais me semblait relever de cette catégorie enveloppante, totale : les récits explicitement autobiographiques (…), les romans d’éducation où quelque chose de la vie de l’auteur semblait s’exprimer… ». Forest cite Confession d’un masque, de Mishima et surtout l’œuvre de Kenzaburo Oe.
Au lendemain de la mort de sa fille, qui crée dans son existence un abîme aux vertus étranges, il lui faudra désormais des livres dont l’effet de vérité lui semble aussi fort et qui procèdent également d’une expérience intime extrême.
Prospectant pour un genre et une forme romanesques, Forest est convaincu que « quiconque raconte sa vie la transforme fatalement en roman » et que le vrai ne peut s’atteindre que par le détour de la fiction. Avec l’autofiction, l’auteur se donne encore son moi pour objet mais il découvre en lui une fiction que le roman construit. En ce sens, on peut dire que « l’autofiction, c’est l’autobiographie rendue au romanesque de manière à y laisser librement jouer les pouvoirs de l’imaginaire et de l’invention »
Un autre terme, peu usité (sinon par Bataille, voire Pessoa…), l’attire tout à fait : l’« hétérographie », c’est-à-dire l’écriture de soi telle qu’elle se transforme lorsque l’auteur s’y livre à une « expérience » du « réel » comme « impossible ». Forest explique ainsi la démarche hétérographique : « S’annulant et s’affirmant à la fois, le Je s’éprouve alors à la faveur d’une sorte de déchirement de la conscience confrontée à la dimension de désir et de deuil, d’amour et de mort qui constitue la condition humaine. »
Finalement, le romancier optera pour une définition très aboutie de la catégorie dans laquelle il range lui-même ses romans : « L’enfant éternel et Toute la nuit « relèvent de ‘l’ego-littérature’ puisque j’y témoigne de la mort d’une petite fille de quatre ans, emportée par le cancer. Ces deux romans constituent aussi des ‘autofictions’ dans la mesure où cet événement se met à résonner dans l’univers des fables et des mythes, et où l’expérience de la douleur apprend à se dire dans le langage de la petite enfance (les dessins animés et les contes de fées) comme dans celui de la grande poésie (les œuvres de Victor Hugo et celles de Stéphane Mallarmé). Tout cela relève de ce que je nomme ‘l’hétérographie’ puisqu’il y est beaucoup moins question du narrateur lui-même (sa joie, sa personne) que de ‘l’impossible’ que lui découvre l’expérience de désir et de deuil à laquelle il est livré. »

La découverte de ce genre littéraire, qui va comme un gant au jeune romancier frappé dans son destin de père, Forest la doit à un grand écrivain vivant de la littérature japonaise dont l’œuvre est tout entière dominée par la question de l’amour parental. Il évoquera longuement Kenzaburo Oé dans l’un des chapitres de L’Enfant éternel. « Ce que je dois à Oé ? La révélation de la grandeur qu’il pouvait y avoir à ne pas se détourner de l’énigme insoutenable de sa vie. Cette vérité, aussi : la douleur doit se faire douceur pour ne pas être abandonnée à la mort, à son cri silencieux. Sans jamais renoncer à la lucidité de son intelligence critique, la vraie littérature doit questionner sans relâche, encore et encore, le lieu tendre de l’affection la plus vraie. »
De Oé, Philippe Forest conseille ardemment la lecture de Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants (1958) et Notes de Hiroshima (1965). On touchera alors du doigt ce point vécu où tout s’est trouvé accompli : « Qu’une vie d’homme puisse se jouer de façon décisive en l’espace de quelques jours, voilà un mythe auquel je ne croyais pas dans ma jeunesse. Mais à présent, quand je repense à l’expérience que j’ai vécue il y a trente-deux ans, je suis bien obligé de reconnaître que ce genre de choses est tout à fait possible. De le reconnaître avec un sentiment de terreur sacrée. »
En 1963, bouleversé par la naissance de son fils handicapé, Oé s’est rendu à Hiroshima. Il avait la certitude étrange de n’avoir plus d’autre issue que celle-ci : pour ne pas sombrer, soumettre son esprit à l’épreuve (la « lime », écrit-il) de la plus haute douleur qui soit. Oé y clame désespérément sa « volonté d’apprendre, au moins de l’expérience d’Hiroshima ».
Pour Forest, la forme où inscrire son propre récit est définitivement clarifiée : méditation du réel, le roman prend en charge l’expérience humaine.
De même que Oé passait « au crible double du sublime et du grotesque le drame véritable de son existence », les essais, romans et récits de Forest donnent forme à une vision de l’écriture qui s’est constituée pour lui dans le questionnement de la maladie (L’Enfant éternel), de la mort (Toute la nuit) et de la folie (Près des acacias), mais dans le souci de ne pas renoncer à ce que toutes ces expériences supposaient de fidélité à la vie dans l’expression inquiète d’un désir (Sarinagara).


Éloge du pathos

Outré qu’on ne considère plus le deuil autrement que comme l’objet d’un travail psychique et poétique (« A ces travaux forcés-là, nous devrions tous être condamnés, nous employant à combler mentalement, littérairement — le vide que vient ouvrir dans le monde la perte de l’être aimé »), Forest veut l’envisager comme l’expérience d’un sacrifice plutôt que comme l’objet d’un travail. Il souhaiterait en outre que ses lecteurs ne se méprennent pas sur la nature de ses romans. Car il n’y distille pas une littérature aux vertus thérapeutiques mais va très explicitement à son encontre : « Non, le roman vrai, dans la fidélité à l’expérience dont il naît, se donne comme le lieu d’un interminable sacrifice qui ne vient pas rétablir l’ordre défait du monde mais scandaleusement réveiller un désastre devenant à son tour expérience de vérité et de beauté. » Là où Freud et la vulgate « commandent d’assigner à son désir un objet nouveau en remplacement de l’objet perdu, l’art et la littérature, à mon sens et parce qu’ils relèvent d’une science du singulier, affirment l’insubstituabilité radicale de tout objet d’amour. »
Dans le même temps, Forest réhabilitera une esthétique, une poétique du pathos. « Pathos souffre aujourd'hui d’une sorte de discrédit généralisé au point que — je le dis dans L’Enfant éternel — il n’y a pas d’éloge journalistique plus systématique que celui qui consiste à féliciter un écrivain d’avoir abordé un sujet grave ‘sans pathos’. tout se passe comme si le pathétique était devenu par excellence la forme de l’obscène. »
Flaubert, déjà, dans son Dictionnaire des idées reçues donnait du pathos littéraire la définition suivante : « Pathos : tonner contre, s’insurger. Déclarer avec un air hautain que la vraie littérature l’ignore. Féliciter un auteur d’avoir su, dans son roman, éviter l’écueil du pathos. Ecrire : c’est un beau livre, grave. Ajouter aussitôt : mais sans pathos. »  On peut imaginer ce que la censure du pathos ferait disparaître de grands livres : Hugo, Faulkner, Dostoïevski… Pourtant ce mot est un retour vers l’origine grecque de toute réflexion. Si Forest use du pathos, c’est dans la double perspective d’Aristote et de Malraux.
Aristote enseignait dans sa Poétique que la tragédie nous confronte à la passion (par la mimèsis) pour nous en délivrer (par la catharsis), qu’elle convoque le pathos (sur la scène) mais pour le congédier aussitôt (de nos vies). La jouissance esthétique constituant cette décharge apaisante qui libère l’homme de la violence du réel et le reconduit vers le confort consolateur du monde. Quant à Malraux, il écrira que le poète tragique exprime ce qui le fascine, « non pour s’en délivrer (l’objet de la fascination reparaîtra dans l’œuvre suivante) mais pour en changer la nature ; car, l’exprimant avec d’autres éléments, il le fait entrer dans l’univers relatif des choses conçues et dominées. Il ne se défend pas de l’angoisse en l’exprimant, mais en exprimant autre chose avec elle, en la réintroduisant dans l’univers. La fascination la plus profonde, celle de l’artiste, tire sa force de ce qu’elle est à la fois l’horreur, et la possibilité de la concevoir. »

C’est sur ce mode que Forest, dans L’Enfant éternel, écrivit l’irrémédiable, l’inguérissable, l’inconsolable. La petite fille de L’Enfant éternel exprime la souffrance et l’angoisse dans les mots des contes qu’elle réinvente. Cette parole d’enfance ne la guérit pas. « Elle laisse juste opérer sur l’horreur un charme de tendresse et de douceur, provisoire et mélancolique. A la fin, cette parole se tait. Et c’est son silence même qui détermine l’écriture du roman, en un geste de transmission par lequel c’est tout l’horizon généalogique qui se trouve paradoxalement renversé, la parole paternelle venant prendre la suite de la parole enfantine afin de ne pas consentir tout à fait à ce silence auquel elle se rend. »
Ici, Forest revendique le fait que son identité d’écrivain est bien liée à cet événement-là. Forest romancier est né de(puis) la mort de sa fille.


Le trébuchet de Camille Laurens


Avec Quelques-uns, Le Grain des mots et Philippe, Camille Laurens est l’écrivain qui connaît le mieux les mots et leurs vertus thérapeutiques : « Qu’on en use avec lenteur, réflexion, qu’on les tourne sept fois dans sa bouche, qu’on leur laisse le temps de dispenser leur principe actif, leur suc, leur miel. Il faut manier avec minutie la langue balsamique, afin qu’elle agisse. Il faut peser ses mots. L’écrivain ne devrait pas se déplacer, même sur un plateau de télévision, sans le trébuchet de l’apothicaire ni le creuset de l’alchimiste. Car les mots ont une épaisseur, une densité, une profondeur auxquelles la prétendue communication orale ne donne pas la possibilité de se manifester… »
Quand certaines personnes lui ont reproché de citer Nietzsche ou Lautréamont alors qu’elle venait de perdre un enfant, elle a répondu dignement : « C’est qu’ils envisagent la culture livresque comme quelque chose d’extérieur à l’homme, quelque chose dont on pourrait se passer, dont il serait même décent de se passer, en certaines occasions, pour ne montrer que la bête brute, son abominable souffrance.»
L’écriture est une thérapie. La langue agit. « Elle a fonctionné comme un baume, un remède certes discret dont les effets ont pu d’abord paraître dérisoires mais dont le succès dure encore : langue-onguent, cérat des mots qui opérait un lent et sûr adoucissement du chagrin.
Car les mots pansent : eux par quoi s’élabore la pensée — on disait autrefois le pensement — prennent soin aussi de nos blessures. »

Camille Laurens fait alors une distinction entre la langue maternelle et la langue paternelle, chacun d’elles soignant à sa manière.
Si écrire soigne, c’est bien par le double effet de ce « pansement » : côté maternel, effet immédiat, à même le corps souffrant, mots appliqués sur la blessure comme une musique apaise. Lire peut alors produire en nous le même adoucissement, pour peu que nous sachions choisir notre secours (prose lyrique ou mieux, poème). On découvre alors combien la langue est maternelle, et comme elle berce, enveloppe, rassure, caresse. Elle agit sur les sens comme la voix de la mère sur l’enfant nouveau-né, de manière sensible et sensuelle, elle est pansement. Le rythme de la langue maternelle serait l’enveloppe, le sparadrap.
Mais le désir d’écrire ranime aussi une fonction que la souffrance avait annihilée : celle qui amène, par le développement, même confus, des idées et l’exercice de la raison, fût-elle encore égarée, à comprendre l’incompréhensible et, par le biais de la syntaxe, à refaire des liens avec un monde fracassé et absurde, à lui redonner sens. La langue peut montrer sa face paternelle. Elle explique, commente, relie : elle agit sur le sens, de manière sensée, elle est pensée. C’est la face paternelle de la langue, quand la syntaxe, l’ordre du récit, organise l’expérience humaine.
Au chaos de la vie se substitue l’ordre du récit.
L’écriture-thérapie serait donc ce qui unit pansement et pensée, faisant du livre un haut lieu d’hospitalité, un abri à emporter avec soi, dans l’écho lointain de la voix qui nous a bercés, du corps qui nous a contenus.
Codex accueillant.

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