Un peu de théorie

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Le démon de Virginia Woolf

Présentation

Le démon de Virginia Woolf

Ion le rhapsode se vantait : « Il n’y a pas d’homme au monde qui parle d’Homère mieux que moi. » Alors Socrate, ce poisson-torpille, ce démolisseur le convainc que cette faculté de bien parler d’Homère n’est pas un art, mais une puissance divine qui le met en branle à son insu. La raison n’est pas un organe nécessaire à l’exercice de la poésie.
Un excellent poème n’est qu’une « trouvaille des Muses », une de plus. Rien d’humain là-dedans. Les poètes ne sont que les interprètes des divinités, ils sont possédés. Par eux, le dieu chante. Pis encore pour le rhapsode à qui les Muses ont donné le don de raconter, pas celui de créer. Le rhapsode coud ensemble des morceaux de chants. C’est tout.
Et Platon de jurer que toutes deux, inspiration et technique, s’opposent : en prenant possession de lui et en lui accordant le don de voyance, les Muses empêchent le poète de faire usage de sa raison. Mais l’homme qui, sans avoir été saisi par cette folie dispensée par les Muses, arrive aux portes de la poésie avec la conviction que, en fin de compte, l’art suffira à faire de lui un poète, celui-là est un poète manqué. De même, devant la poésie de ceux qui sont fous s’efface le chant de ceux qui sont dans leur bon sens.

L'oracle de Delphes désigna Socrate entre tous comme le plus savant. La Pythie l’avait ainsi formulé : Socrate est le plus sage des hommes. Abasourdi par cette réponse, il ira désormais par ville, malmenant chacun, jeune ou vieux, artisan ou notable, endormi sur ses certitudes. Ses questions roulent, transpercent, un flot de traits, un plein carquois, des piquants d’oursin. Tous croient savoir quelque chose, et ne savent pas qu'ils ne savent rien. Et tandis qu’il arpente les rues ou se laisse aller lui-même à l’éloquence, son démon veille. Socrate le téméraire n’a jamais besoin d’encouragement, mais d’un frein parfois. Alors résonne dans la tête du vieil homme ce signal divin qu’il connaît bien, comme un bourdonnement d’oreille, le vrombissement de mille abeilles qui l’étourdirait : son daimôn lui parle. Une fois averti, il se tient sur ses gardes, il abandonne pour un temps ce qu’il avait commencé, quitte à s’y attaquer un peu plus tard, depuis un autre flan, d’une autre manière. Le daimôn de Socrate ne conseille rien, il empêche. Il ne suggère rien, il défend. Il n’ouvre pas la voie, mais il barre la mauvaise route.
Depuis toujours Socrate entendait une voix intérieure. Il avait un dieu privé en lui. Quelques années auparavant, à Potidée, il avait eu une extase qui l’avait tenu debout, des heures, face au soleil, d’un lever à un autre. Le démonique, c’est ce qui est insoluble par l’intelligence et la raison.
À propos de la voix de son daîmon, Socrate dit : « C’est quelque chose qui a commencé dès mon enfance, une certaine voix qui, lorsqu’elle se fait entendre, ne me prescrit jamais de faire, mais me détourne de ce que je m’apprêtais à faire. » Pascal Quignard dit qu’accepter de ne pas être le père de ses pensées fut la première humilité de Socrate. Dans une étude sur la possession, parue en 1836, Socrate apparaît en martyre halluciné : « Les Grecs ont transmis comme un héritage cette divinisation d’une pensée malade. »

Tout ce qui est démon tient à peu près le milieu entre le divin et le mortel. Le daîmon grecs, le genius romains occupent l’intervalle de l’air compris entre les hommes et les dieux. Ils sont dotés d’ailes. Ils sont transparents, ou plutôt d’une texture corporelle ajourée, de tulle, brillante et délicate, qui abuse nos sens. Ils sont des âmes sans corps opaque, qui volent dans les airs. Ils sont comme des oiseaux qui tourneraient autour de la lune. Ces puissances divines intermédiaires entre dieux et hommes font circuler les prières dans un sens et les gratifications dans l’autre. De même les requêtes et les secours. C’est grâce à eux que se font toutes les révélations, se règlent les prodiges de la magie et les présages de toutes sortes. Certains d’entre eux s’occupent de donner forme aux rêves, d’autres orientent le vol des oiseaux, inspirent les devins, lancent les foudres, régissent tous les signes qui disent l’avenir. Y compris les oracles de la Sibylle.
Les daîmon ont en commun avec ceux d’en haut l’immortalité, avec ceux d’en bas l’émotivité. Ils connaissent la colère et la pitié, on peut les fléchir par des prières et les exaspérer par des injures. Les daîmon sont les gardiens des hommes. On finit un jour par traduire daîmon dans conscientia.
De même, toute page est à la fois pressentiment et présence, aspiration et accomplissement. Un corps de sylphide, transparent comme l’air, un messager sans sommeil, qu’emplit tout entier une parole magique ; qu’une mission mystérieuse — ou un coup de bol — pousse à travers les airs : et tout en flottant, il subtilise aux nuages, aux astres, aux cimes, aux brises, la respiration la plus profonde de leur être, et la parole magique issue de sa bouche résonne, fidèle et pourtant confuse, entremêlée avec les secrets des nuages, des astres, des cimes, des brises, de l’aile des oiseaux appuyée sur ces brises.

Comment lire l’un des plus célèbres récits de la maladie de Virginia Woolf, lorsqu’elle entendit autour d’elle les oiseaux chanter en grec et étirer leur voix perçante, affirmant que la mort ça n’existe pas ? Elle-même parle d’hallucinations auditives. Ces moineaux chantaient des chœurs grecs, dit-elle. Sous la forme d’oiseaux, les démons de Virginia Woolf, « mélancolique de naissance », parlaient grec et anglais. Leurs propos s'entrelaçaient, se tressaient pour former « une sorte de lanière », qui la cinglait au visage. Les voix de ses daîmon tressent les flots de conscience qui traversent ses romans, et les bribes, les monologues intérieurs, jusqu’à la polyphonie à six voix des Vagues. Chez Virginia, comme chez les prêtresses, la même capacité d'empathie. Leur corps épouse intimement tous les mouvements de la branche qu’elles regardent. Elles en frémissent, comme à Dodone le bruissement des feuilles du Chêne sacré pouvait sidérer les pèlerins : « Les feuilles étaient vivantes ; les arbres étaient vivants. Et les feuilles, reliées par des millions de fibres à son corps sur le banc, l’éventaient de haut en bas… »
Et Clarissa Dalloway, quand on lui apprend le suicide de Septimus, sent sa robe prendre feu, son corps s'embraser : « …c'est toujours son corps qui vivait la chose en premier : sa robe s'enflammait, tout son corps prenait feu ». Apollinienne, Virginia Woolf ! Hallucinée par le végétal et par le feu, par la branche et par la lumière. À la fois prophétesse d’Apollon et daîmon, qui s’en alla se noyer, un soir de 1941, pour anéantir l’air qui la portait, pour éteindre le feu qui se nourrissait d’elle.