Un peu de théorie

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Dormez et vous trouverez

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Dormez et vous trouverez

« Par les Muses héliconiennes, commençons le chant. » Ainsi procédait Hésiode, par la méthode de l’invocation. Puis on changea de tactique. Ce fut d’abord un pas vers le dieu des Chrétiens, dont le doigt imprime la pierre. Et puis, quelques siècles plus tard, un morcellement extraordinaire car soudain tout fut bon à vous souffler l’inspiration au visage : le vin, la prière, l’ascèse ou l’excès, l’amour ou bien son chagrin… Toujours est-il que, sans concertation apparente, les écrivains se mirent à puiser délires et déclics là où les philosophes, les Pères de l’Eglise, les psychanalystes, avaient cru les surprendre. Le passé créateur sembla alors leur revenir. L’invocation à l’amour ou au café corsé, à la mescaline ou à l’angoisse, ôtait l’index de sur leur bouche. Et tout cela se mettait à ruisseler sur la page, de plus en plus précipité, depuis les joues mal rasées de Ronsard, depuis les bajoues de Balzac et les babines jaunes de Céline. Dans l’espoir d’entendre la vérité nue passer entre leurs lèvres et tomber d’eux, comme accouchée, les écrivains inventèrent des démons, intercalèrent dans leurs récits quelques énormités, des décalages grossiers, des dissonances criardes qui leur évitaient probablement de devoir faire véritablement le point avec leur conscience créative. Bref, ils mentaient comme ils pouvaient sur la source de leur verve, de peur sans doute que d’autres n’aillent y voir. Sans cesse, ils brouillaient les pistes. Leur témoignage était un filet tissé de cent discours. Leur bave coulait comme une rivière de contes. On ne pouvait jamais se reconnaître dans leurs voix parce qu’elles étaient composées de deux mille et mille et cent onze courants différents, chacune d’une texture et d’un grain particuliers, et qu’elles s’entrelaçaient les unes aux autres, comme un tapis liquide, plusieurs fois replié sur lui-même, un amas de broderies d’une complexité exaspérante.
Sitôt qu’on croyait se fonder sur une certitude pour s’expliquer le génie d’un auteur et pointer du doigt sa veine, tous les autres s’empressaient aussitôt de l’annuler par leur art de confondre. Voilà exactement comment vient l’inspiration disait l’un : « Il ne faut pas chercher, il faut attendre, la solution vient à l’oreiller. Dormez et vous trouverez. » Tandis qu’un autre aussitôt le contredisait et ourdissait une nouvelle explication : « C’est une inattention, ou bien un léger trouble de la mémoire, qui fait venir d’abord un mot qui n’est pas le bon. Mais soudain ce mot devient le meilleur. Il précipite la page, ce trouble de la mémoire est devenu méthode. » Et un autre encore : « Une fois en tête-à-tête, le corps de l’auteur, fluet, et l’esprit qu’il anime, sont mystérieusement envahis par quelque chose d’intérieur, qui leur est néanmoins extérieur. A vrai dire, eux-mêmes ne parlent pas : quelque chose parle à travers eux, et cette voix dit ce qui ne serait que mensonges s’ils le disaient eux-mêmes. »
Deux mille cinq cents ans que les écrivains entrecroisent ainsi adroitement les mensonges les uns dans les autres pour nous garder, nous lecteurs, hagards, toujours éveillés par la surprise et la nouveauté, apeurés par leurs bobards. L’inspiration : fables ou bien facettes, infiniment brisées (les fractales, la fractalité), d’une entité glorieuse et bien vivante, folle pourvoyeuse en imagerie kaléidoscopique ?
Et parce que ces fables (ou ces facettes) sont aussi liquoreuses et instables que le dogme de leurs auteurs, elles conservent à tout instant la possibilité de changer, de devenir de nouvelles versions d’elles-mêmes, de se joindre encore à d’autres hypothèses pour se métamorphoser en nouveaux boniments. Qui croire ? Le bosseur, qui dit : « J’étais sur la bonne voie et je cueille maintenant le fruit suspendu » ? La persécutée qui affirme qu’une œuvre est faite par une multitude d’esprits et d’événements (états d’âme, hasards, recettes, écrivains antérieurs, souvenirs (on fourgonne dans son passé), malaises du cœur, etc.) — sous la direction de l’Auteur, que des gens, aveuglément méprisants, persistent à prendre pour un derviche, tournant trente ou quarante ans sur lui-même afin de se donner, en la robe blanche du papier, un vertige auriculaire ? Le péremptoire : « Les mots lèvent les pensées comme les chiens lèvent les lièvres » ? Ou bien encore Paul Valéry, à qui la divine inspiration est odieuse, nuisible, à gommer : « A la moindre rature, le principe d’inspiration totale est ruiné. L’écrivain efface ce que le dieu avait imprudemment créé » ?