Un peu de théorie

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On n’écrit pas sans le secours divin. Le roseau, la plume, le bec d’acier ne peuvent être mis en mouvement que par ce qui est hors de soi, plus que soi, au-dessus de soi. Il est difficile de se représenter clairement un dieu auteur. Devant pareille cascade de dons, on éprouve presque un vertige. Le dieu babylonien Nabû, fils de Marduk, était appelé le « scribe des dieux », le « scribe sans pareil », le « scribe de tout ce qui a un nom », le « scribe du sanctuaire mondial », le « seigneur du calame ».
La Genèse affirme que Dieu a soufflé dans la boue qu’était Adam. Rouah. Ce souffle-là en a fait un être humain. Rouah est le nom de cette énergie incontrôlable, qui fluctue sans cesse. Dieu souffle dans les narines d’Adam pour amener à la vie son personnage. D’abord cette respiration artificielle, ce geste de secouriste : souffler dans la bouche, dans les bronches, dans les narines. En hébreu, rouah, qui désigne les narines, désigne aussi l’âme, ce qui donne vie et forme au corps.
Enthousiasme : du grec entheos, « possédé par Dieu », c'est-à-dire ravissement. Grâce céleste qui éclaire l’âme, lui donne des connaissances et des mouvements extraordinaires et surnaturels : après la descente et l’inspiration du saint Esprit, les Apôtres parlaient toutes les langues.
Ecrire est gonfler la page, souffler dans sa narine. Fascination de Melville pour les évents de la baleine blanche.
Le langage de Dieu, c’est un ange qui est en train de vous le tirer du corps ! Pour Philon d'Alexandrie, le grand commentateur juif de la Torah, l'inspiration divine souffla sur les traducteurs de la Bible dite des Septante. Soixante-dix traducteurs, comme un seul homme, donnèrent la même version de l’hébreu vers le grec, et prophétisèrent donc comme si Dieu avait pris possession de leur esprit, chacun sous la dictée d'un invisible souffleur. Le traducteur et le prophète sont les scribes de Dieu et les stylets du saint Esprit. Dicter, c’est inspirer. Mais comment préserver à l'Écriture son privilège d'être sans erreur, tout en l'ouvrant à l'homme qui a tenu la plume, à tout homme possible et toujours différent ? Léon XIII, le premier, nomma Dieu « auteur principal » et l’écrivain sacré, il l’appela l'« instrument », assisté en tous ses gestes.

Divinus inspiratus. Saint Paul affirme que toute l'Écriture est inspirée de Dieu. L'auteur du Livre est l'Esprit Saint. C'est lui-même qui l'a écrit, lui qui l'a dicté, lui qui fut l'inspirateur de l'œuvre. Les prophètes sont portés par l'Esprit-Saint. Ils ont la science infuse. Leur encre brille comme la lumière qui ne donne aucun indice de ce qui la produit. Miracles : récits ou interviennent visions et inspiration. Paul, vidant les étriers sur le chemin de Damas, en fut aveuglé pendant trois jours et rendu voyant pour le reste de sa vie. Saint Thomas : l’homme ne possède pas la vérité, il est possédé par elle. Révélations reçues par visions, auditions. Hildegarde de Bingen atteste avoir reçu toute son œuvre par révélation divine. Plus une expression trouve son inspiration dans un niveau sublime, plus elle prend de force. C’est pour cette raison que les écritures sacrées nourrissent les esprits. Leur capacité à produire du sens ne s’épuise jamais. Après elles, on admet les écrits les plus inspirés sont ceux des poètes.
C’est pourquoi l’étroite raison a toujours déconsidéré pêle-mêle poètes et des prophètes.

Une certaine philosophie a décidé d’emblée que la raison — et elle seule —, malgré les limites criantes de son pouvoir de connaître, constituait la source du sensé. Que le langage de cette raison, conquis de haute lutte contre l’emprise des états spontanés, ne devrait jamais céder la moindre place à l’immaîtrisable des mots inspirés. Le prophète est le contraire du philosophe, son étranger, du moins tant qu’il refuse de s’assagir en mettant un terme à sa démesure et en tenant à distance l’imagination néfaste qu’il charrie. Sa pensée est tributaire d’images poétiques, elle ignore la stabilité des concepts, préfère les métaphores, les symboles ou les paradoxes. L’inspiration qui les anime semble rebelle à tout propos mesuré. Les connotations émotionnelles qu’elle éveille éloignent la sagesse et font écran à la vérité. Le poète est polysémique, alors que la quête philosophique de la vérité convie ses disciples à purifier leurs paroles et à refuser de se laisser exalter par l’incantation des propos imagés et brillants de la prophétie. L’entrée en philosophie commence donc par une ascèse des mots, elle se poursuit par la résolution d’abandonner aux non-philosophes les verbes trop marqués par le poids de la chair sensible et éphémère des hommes.
Mais par delà la frontière rationnelle, poètes et prophètes dans leur joie spacieuse, irremplaçable, disent la permanence de l’énigme et la singularité de tout ce qui est. Leur verbe est tension vivante et continue, quelque chose d’impalpable et d’invisible, reliant ciel et terre qui peut apaiser et délivrer, mais aussi s’agiter, devenir redoutable, déraciner, voler en éclat. La Bible distingue poète et prophète, car seule la parole du second peut provoquer la conversion de ceux qui l’écoutent. Ezéchiel : et toi, tu es pour eux comme un chant plaisant, comme quelqu’un doué d’une belle voix et qui chante avec art. Ils écoutent tes paroles, mais ils ne te suivront pas.

La Bible reste un grand rêve pour un artiste de l’écrit. Dieu en formidable stimulateur de verbe. Et Mahomet répétant, mot à mot, les phrases qu’il croyait soufflés par Gabriel ou Allah lui-même. Aujourd'hui — excepté le sexe qui concentre, en quelque sorte, toutes les forces physiques nécessaires pour créer, pour construire — qui peut aider à faire sortir le verbe du corps ? Qui faut-il invoquer ? D’où (nous) vient la force du Père ? Qui parle en nous ? Qu’est-ce qui doit se passer pour que des phrases polysémiques et insensées puissent encore s’arracher de nous ?
Je cherche la rouah dans ma bibliothèque. Je cherche, dans les grands livres, celui d’entre eux qui me donnerait la clef, l’imparable incipit à partir de quoi le texte se déploie sans effort. Je cherche l’ombre de quelqu’un et sa main.
Pierre Michon, de quel écrivain mort — de quel prophète donc — vous sentez-vous le plus proche ? Michon répond que sa rouah a pour nom Faulkner. A trente ans, Michon n’a pas écrit une ligne. Il lit par hasard Absalon ! Absalon ! Dans ce livre de poche, il trouve, dès les premières pages, « quelque chose comme le père du texte », la littérature elle-même qui parle.
La rouah, pour Michon, est « ce désir violent qui préside à sa phrase, cet infime et décisif putsch dans son parlement intérieur, qui fait que soudain la voix despotique de ce qu’on appelle, et qui est, la littérature, se met à parler à sa place. »
Michon trentenaire attend cette grâce — Dieu ou Faulkner. Il sait que le monde est fait pour aboutir à un beau livre. Chaque matin, il pose la page sur son bureau, et attend en vain la faveur divine. Elle ne vient pas. Et comme il ne croit qu’à la Grâce, il dédaigne de travailler. Il attend le miracle, un bel ange, descendu pour lui seul, et qui lui ferait lire son œuvre accomplie écrite au revers de ses ailes, « éblouissante et indiscutable, définitive, indépassable. » L’œuvre littéraire est le fait d’un élu que Dieu couvre de son ombre. La naissance de l’œuvre est un engendrement dans le lieu clos et inviolé du blanc. La matrice de la Vierge ou la page, à la fois lieux et livres. Puisque le Christ naît de la voix du Saint-Esprit murmurant à l’oreille de la Vierge, les livres, chez Michon, devraient naître de la Grâce. « Je n’écrirais jamais et serais toujours ce nourrisson attendant des cieux qu’ils le langent, lui fournissent une manne écrite qu’ils s’obstinaient à lui refuser… »
Leiris aussi dit qu’il attend, le bec ouvert, que tout se passe comme si, capable de discours, le monde avait une âme « ou comme si moi je n’étais que la bouche d’un oracle qui me dépasse, voilà en vérité ce qu’entre autres merveilles feintes j’attends de la poésie, type sans copyright de langage ou de perspective que, crédule, on prendrait volontiers pour une aumône divine donnée de la main à la main. »