Un peu de théorie

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Ecrire dans sa chambre

Présentation

Ecrire dans sa chambre

Ecrire en autruche, chercher un abri dans le blanc, comme si la page était ce monde sans épaisseur où l’on ne rencontre pas la mort. Ecrire en ne prêtant attention à rien d’extérieur, pas même à l’endroit où l’on a posé les objets du rituel : l’ordinateur, les feuilles de papier, l’imprimante. Ecrire à la cave, dans l’obscurité impérieuse dans laquelle paraissent les dieux, dans laquelle l’homme s’efface, se transfigure et se prolonge. Ecrire en ayant peu de cette terre noire, matrice où s’accomplissent des métamorphoses bizarres.
A l’entrée d’une caverne, si l’on commence à appeler ou à chanter, une voix vous répond. Effet de sonar. C’est, diront les uns, l’écho de vos propres cordes vocales, la résonance d’une parole qui n’a jamais eu corps qu’en vous-mêmes. Mais d’autres vous assureront que les mots montés vers vous au seuil des ténèbres étaient sur les lèvres d’inconnus qui vous faisaient signe depuis déjà bien longtemps. Voilà, vous écrivez. L’obscurité va en s’épaississant, vous commencez à l’habiter, à faire corps avec elle, à perdre peu à peu le sentiment des limites de votre chair. Dédoublement. Ou plutôt fusion entre vous et votre part d’ombre. Dans l’écrire, il y a un être qui projette et un être qui retient. Je parle à l’entrée de ma propre grotte et j’en retiens l’écho. Un auteur réunit en même temps les deux membres d’un couple. Tout écrivain, écrit Louis René des Forêts « passe par ce double mouvement : mouvement inspiré, mouvement critique. Je dirai qu’écrire est l’acte de quelqu'un en moi qui parle en vue de quelqu'un qui l’écoute. »
Quel est donc le lieu le plus propice à cet acte double ? Dans quelle grotte se trouvait Skakespeare quand il écrivit Le Roi Lear et Antoine et Cléopâtre ? C’était assurément l’endroit le plus favorable au dédoublement créateur.
J’ai choisi d’écrire dans ma chambre. On n’écrit jamais que dans une chambre puisqu’on naît dans une chambre. Quand il importe de s’éveiller à soi, l’expression matérielle de la naissance a lieu dans une chambre : l’amour, le délire de la fièvre quand on a cinq ans, l’écriture de nuit de Marcel Proust, l’écriture du matin de Paul Valéry ont lieu dans la chambre où l’on peut se permettre de revenir à soi au bout de milliers d’heures de travail, dilapidées, débandées. Je travaille dans cette chambre, sûre d’y être libre, pure et chez moi. Allongée sur le lit souvent, il faut que je sois dans une immobilité complète d’existence pour pouvoir écrire. Je pense mieux couchée sur le dos et parfois les yeux fermés. Le moindre crissement de pneus se répète en moi avec des échos prolongés qui me font me tenir le coeur. Ou bien je travaille face au mur. Après la vie et les aventures logiques et chromatiques qu’elle fait subir à mon esprit, la chambre aux draps beiges a cette qualité qu’elle est douce. Très exiguë aussi, avec le portrait réel d’une fenêtre ouverte — pas longtemps — quelque part sur des feuilles de myrte, lueur d’un spot plafonnier tombant sur le clavier, uniquement pour la concentration. Le tabouret attend, le lit se repose, un camion fait trembler les vitres, l’ordinateur portable s’ouvre, la fenêtre vibre, il n’y a pas de rideaux, la lumière pense, la chambre continue l’œuvre de la veille, l’espace central se fait, je change, mon travail grossit.