Un peu de théorie

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Travailler sur l’envers

Présentation

Travailler sur l’envers

La « présence » de la Muse n’est qu’un phantasme occidental. Dans ce papillon-là, ni présence ni absence. Il est à la fois au-delà et en deçà de tout. Et, de fait, celui qui écrit n’est pas : il fait toujours stade, transition entre deux métamorphoses. Je ne peux jamais me surprendre en train d’écrire… Je suis toujours du même côté de la main à plume, elle s’offre à moi dans une perspective invariable. Le verso de cette main est pour moi un inconnaissable absolu. Derrida : l’écrivain, comme le tisserand, travaille sur l’envers.
Parfois, durant son temps volant, ce papillon ne se nourrit même pas (ne possède pas de pièce buccale, pas de trompe — on imagine ainsi l’ange de l’inspiration, battant des ailes pour lancer son petit moteur à transcendance, et certains écrivains anorexiques). Mais ce qui ne se nourrit pas est-il vivant ? Est-il seulement ?
Le vent se lève. Par la porte vitrée de la terrasse, je vois se poser, sous les camélias, un tapis de pollen aussi fragile que les peintures de sable des Indiens Navajo. Tout fait signe. Je suis libérée d’un poids. Malgré l’heure tardive, il se peut que j’écrive encore.
Mais la honte de rentrer bredouille, l’état de sécheresse, quand la grâce manque. Nous avons chanté et vous n’avez pas dansé… On n’est jamais sûr que ça va continuer. Jamais complètement rassuré. Cette incertitude est une épreuve de plus. Une hantise. Quand l’élan initial est perdu, la machine tourne à vide et ne produit plus qu’un bavardage oiseux. C’est l’envie d’écriture, sans les moyens. Le porte-plume sans la trajectoire ouatée du bombyx. Il faut prendre l’habitude d’écrire sans attendre l’inspiration. Et savoir la provoquer par le travail. Ce que Flaubert faisait. Ce que Stendhal regretta tant d’avoir ignoré : « Si vers 1795, j’avais parlé à quiconque de mon projet d’écrire, tout homme sensé m’eût conseillé d’écrire deux heures chaque jour, avec ou sans inspiration. Ces mots m’eussent permis de profiter des dix années de ma vie que j’ai complètement perdues à attendre l’inspiration. »
Je suis une coquille vide, j’attends la dictée de mes visions. J'écris lorsque je suis inspirée, et je m'arrange pour avoir de l'inspiration chaque matin… Ecrire trois heures chaque jour, de six à neuf, cela suppose un réveil rigoureux, une montre à bracelet de cuir ou un compte-minute, qui indiquera l’heure du début, celle de la fin de l’acte. Signal arbitraire du terme de l’écriture, parce que doit commencer maintenant la vie sociale. La plupart du temps, on se plaint : « Pas eu le temps de finir ». Quelquefois : « J’ai joui d’être arrêté. » La bêtise est de conclure, disait Flaubert.