Un peu de théorie

Un peu de théorie

Imprimer la fiche
Deux langues d’un coup

Présentation

Deux langues d’un coup

Vitry-le-François, 1967. Dans la voiture une abeille — une guêpe ? — me pique à la lèvre supérieure. Je hurle. Cent ans après je me souviendrai de la douleur. Et d’avoir découvert, avec apaisement, dans un quelconque dictionnaire des symboles, qu’une abeille posée sur les lèvres donne l’éloquence. C’est arrivé à Platon. Les lèvres font germer l’œuvre. Je me pique d’éloquence.

Les mots sont-ils sur la langue comme le muguet ou les aphtes ? Je ne le crois pas. Devant l’armoire à glace, ma langue, dessus, dessous, violette. Je vois distinctement ces petites boules violettes qu’on doit sûrement appeler des nodosités, et le frein de la langue, un long filet plat dont je connais l’épaisseur et la résistance, qui se déploie, élastique, accompagnateur de toutes mes paroles, souple autant que la peau palmée d’entre les doigts.

Je regarde ma langue avec l’impression qu’elle est un poisson nageant entre des souches, disons une musculeuse murène qui s’enroule et se déroule pour sortir de sa caverne. Sirène. Chant.
Ainsi j’imagine ma bouche, animée, habitée, possédée par un poisson rouge et fusiforme qui me suce avec la même avidité que les perches-soleils tenaces, à nageoire dorsale épineuse, déployée en éventail, qui me tétaient les orteils quand j’allais marcher, enfant, dans la rivière, à gué.

Sa propre langue, dit-elle. Parlons-en ! Chacun sait que l’écrivain bâtit sa tour avec des mâchonnements de guêpe maçonne. Moi, j’ai bien vu comment l’écriture s’édifie sur un défaut de langue. Je sais que la femme d’écriture est née de l’enfant qui écoutait parler entre elles les grands-tantes de Guenviller. Il y avait de petits verres de schnaps, il y avait le lapin tué pour l’occasion, il y avait les œufs tièdes, il y avait les coloriages dans lesquels je faisais semblant de m’absorber et aussi Pif Poche, mais je tendais l’oreille vers ces voix auxquelles je ne comprenais rien, vers ces rires dont le sens m’échappait absolument. Habitués aux calculs savants par leurs instituteurs, les enfants ont tous la prétention de comprendre les énigmes. Vexée, je restais bouche bée, dans la cuisine de la tante Hélène, face à l’église, et je me tournais tantôt vers l’une (la tante affairée, qui jetait du charbon dans le poêle) et tantôt vers l’autre (l’église où j’avais accompagné parfois ma tante Marthe), et l’une et l’autre, décidément, se valaient pour le mystère. Scintillaient donc pareillement, au firmament de l’incompréhensible et du surnaturel, le patois des ménagères de Guenviller (qui devait raconter l’eau qui verse, la quantité de farine, le temps de cuisson, le potager, la basse-cour…) et le premier Alléluia que j’entendis de ma vie, précisément en l’église de Guenviller, et auquel je ne compris rien. Bien évidemment, l’adulte (était-ce la tante Marthe, n’était-ce pas plutôt mon cousin Hubert ?) à qui je demandais explication de cet Alléluia, inattendu et sonore comme une onomatopée, ne sut pas me répondre. Pis encore quand je demandai : « Comment ça s’écrit ? » On ne traduit pas un mouvement d’allégresse, on ne donne pas de synonyme du bonheur exaltant. La main humaine ne sait pas tracer de bâtons pour signifier Gloire à Dieu. Il n’est pas de mot terrestre pour le dire. Il faut admettre que certaines syllabes gargouillent encore comme une vieille langue d’avant Babel et restent donc parfaitement intraduisibles. Je rentrai bredouille et saisie d’une terreur sacrée.
Inutile d’aller chercher les Pyramides, et ce rayon de soleil qui vient, à chaque solstice d’hiver, toucher le fond du sanctuaire à Abu Simbel. Inutile de fouler le sol de la Grèce, à la recherche de l’Omphalos ou du nombril du monde. Tous les mystères se trouvaient alors rue de l’Eglise à Guenviller. Et n’étaient pas moins humains, ni moins universels, que ceux d’Eleusis !
Je ne comprenais donc pas plus le petit patois de Moselle que la grande langue des prêtres. Deux langues d’un coup me faisaient défaut. Voilà, je crois, comment est venue l’écriture, quelles blancheurs elle est venue atténuer, quelle incompréhension, quelle stupidité elle a tenté de guérir.

Premier signe intelligible de l’inspiration : la lumière au visage. Un tournesol dans un grand vase, sur mon bureau. Le plancher frappé d’un puissant rayon — soleil direct ou halogène. Le teint vif et vermeil, mais tout à la fois pétrifié de concentration, la bouche entrouverte et ses commissures un peu élevées.