Un peu de théorie

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Je suis un homme-plume

Présentation

Je suis un homme-plume

Pour écrire, il y a quelques mois d'attente, de maturation et, puis quelques semaines de rédaction proprement dite. Beaucoup de gens qui travaillent ainsi. C’est le cas de Pierre Michon, par exemple : « Mon premier jet est écrit au crayon à papier. Je le compose en laissant des blancs dans le texte, pour marquer le rythme, les mots viendront après, c'est comme une partition. Cette écriture se fait très vite, généralement le matin entre six et neuf heures. Il ne faut pas trop revenir dessus. Il faut suer sang et eau mais très vite. C'est une excitation, c'est un speed. » Pour garder au travail la qualité d’une esquisse, il faut aller très vite. Michon ne sait pas ce qui va se passer. Il faut qu’il découvre tout, sinon ce serait une besogne.
« C'est une machine qui marche toute seule, l'écriture ; qui a sa logique et Pierre Michon a bien peu à voir là-dedans, sinon à écrire. » Sinon à désirer écrire… Et dans ces moments-là, une intuition sans pareille, la capacité de parcourir instantanément toutes les étapes d’un roman, tous ses chapitres, tous ses alinéas. Comme si la discursivité du texte était ramassée en cet acte unique d’intuition.

Ecrire doit être une activité folle, grisante. Valéry écrit : « Hirondelles ultra-sensibles, ultra-rapides, ultra-virantes. J’envie cette mobilité à un point fou. Après tout, les sensations de ces oiseaux, l’ordinaire de leurs exercices et chasses représentent les plus grandes délices concevables ; doivent donner les images les plus approchées des propriétés fabuleuses de ‘l’esprit’ — quelle intuition de dynamique ! Et mélanges de forces, d’inertie, d’accélération, de donner et de retenir, ressentis, — quelle brillante approximation de la décision rapide avec l’acte de tout le corps —, ce qui chez l’homme est restreint au coup d’œil : le geste est déjà lent — le mouvement entier horriblement lent, chez nous. »
Seule la recherche vaut la peine. Seule la nuit de travail et les pensées qui se transforment, le roulement des métamorphoses de la phrase, l’ivresse de la précipitation des métaphores, dans le même bref moment. Toutes à la fois. Aliment de rêves. Le retentissement de l’être seul. Extraordinaire écho.

On est bien loin la satisfaction, de l’agrément, des petits bonheurs. Cela s’appelle l’ardeur. Cela doit aller vite, très vite. Quelque chose brûle quelque part, pas forcément le feu sacré, parfois seulement les muscles du dos ou la crampe de la main ou des contractures dans la colonne cervicale. Ou l’envie de pisser réprimée. Ne pas s’interrompre.
L’œuvre n’est pas une fabrication exclusivement mentale, loin de là. On serait subitement désincarné ? Pourtant, au moment d’écrire — n’étaient la cervicalgie et l’estomac qui gargouille — on cesserait d’habiter son corps. Ou du moins il serait masqué, comme le gros ventre de Balzac, enveloppé de sa vaste robe de chambre. Du moins, ses perceptions seraient lointaines, remémorées de l’enfance, revues depuis l’adolescence, recomposées en fonction des personnages…

Et maintenant, les émotions venues du livre. L’investissement émotionnel peut conduire l’auteur à éprouver, comme sous l’effet d’un puissant psychotrope, les affects de ses personnages. Loin de se limiter à l’idée de ces émotions, il les ressent dans son système viscéral (tachycardies, spasmes en regard du plexus solaire), musculaire (contractures ou, à l’inverse, atonie) et même thermiques (bouffées de chaleur, frissons, on sue et on a la gorge serrée…). Ainsi passe-t-il avec ses personnages par des phases d’euphorie, de colère, de douleur, de plaisir, de tristesse… Flaubert, attablé à sa Bovary : « Voilà une des rares journées de ma vie que j’ai passée dans l’illusion, complètement et depuis un bout jusqu'à l’autre. Tantôt, à six heures, au moment où j’écrivais le mot attaque de nerfs, j’étais si emporté, je gueulais si fort et sentais si profondément ce que ma petite femme éprouvait, que j’ai eu peur moi-même d’en avoir une. Je me suis levé de ma table et j’ai ouvert la fenêtre pour me calmer. La tête me tournait. J’ai à présent de grandes douleurs dans les genoux, dans le dos et à la tête… » N’importe, bien ou mal, c’est, pour Flaubert, une délicieuse chose que d’écrire, que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. « Aujourd'hui par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d’automne, sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s’entrefermer leurs paupières noyées d’amour. »
On revient toutefois de l’expérience de l’écriture comme d’une extase. Flaubert en revient comme d’un orgasme : flappi, moulu, heureux d’une luxure de plume, qui l’a excité comme une femme. « Quelque chose de profond et d’extra-voluptueux déborde de moi à jets précipités, comme une éjaculation de l’âme. Je me sens transporté et tout enivré de ma propre pensée, comme s’il m’arrivait, par un soupirail intérieur, une bouffée de parfums chauds. » La tentation revient de la reproduire aussi souvent que possible et de demeurer dans cette réalité-là plus longtemps que dans l’autre. Toute cette force que l’on se sent et qui vous étouffe, il faudra mourir avec elle et sans l’avoir fait déborder ! C’est pour qu’elle l’inonde de nouveau que Flaubert prend la plume : « Je suis un homme-plume. Je sens par elle, à cause d’elle, par rapport à elle et beaucoup plus avec elle. » Heureux vertige, élasticité d’un espace mental élargi aux dimensions de l’univers : la joie spacieuse, le bonheur dilatant. Ecrire de tout son corps est vivre davantage que quiconque : « Il est bien tard, écrit Flaubert, je suis très las. J’ai la gorge éraillée d’avoir crié tout ce soir en écrivant, selon ma coutume exagérée. Qu’on ne dise pas que je ne fais point d’exercice. Je me démène tellement dans certains moments que ça me vaut bien, quand je me couche, deux ou trois lieues faites à pied. Quelle singulière mécanique que l’homme… »

Gustave Flaubert à ceux qui croient toujours que l’écriture est un travail de bureau : Il faut que je change de manière d’écrire si je veux continuer à vivre. La tête me tourne et la gorge me brûle d’avoir cherché, bûché, creusé, retourné, farfouillé et hurlé, de cent mille façons différentes, une phrase qui vient enfin de se finir. Elle est bonne, j’en réponds ; mais ça n’a pas été sans mal ! J’en vomis de fatigue. Ce livre m’éreinte ; j’y use le reste de ma jeunesse. Tant pis, il faut qu’il se fasse. La vocation grotesque ou sublime, doit se suivre. Je suis physiquement fatigué. J’en ai des douleurs dans les muscles. L’empoisonnement de la Bovary m’a fait dégueuler dans mon pot de chambre. L’assaut de Carthage me procure des courbatures dans les bras, — et c’est pourtant ce que le métier offre de plus agréable ! Je n’en peux plus ! Le siège de Carthage que je termine maintenant m’a achevé, les machines de guerre me scient le dos ! Je sue du sang, je pisse de l’eau bouillante, je chie des catapultes et je rote des balles de frondeurs. Tel est mon état. Je bûche comme un nègre, je ne lis rien, je ne vois personne, j’ai une existence de curé, monotone, piètre et décolorée. Quant à ma rage de travail, je la comparerai à une dartre. Je me gratte en criant. C’est à la fois un plaisir et un supplice. Il faut être fou et triplement frénétique pour entreprendre un pareil bouquin ! Tant pis, à la grâce de Dieu ! Mon ardeur à la besogne frise l’aliénation mentale. Avant-hier j’ai fait une journée de dix-huit heures ! Très souvent maintenant, je travaille avant mon déjeuner ; ou plutôt je ne m’arrête plus, car, même en nageant, (bains dans la Seine qui coule sous ses fenêtres), je roule mes phrases, malgré moi. Je bûche, je pioche, et je surbûche comme la Négritie en personne…