Un peu de théorie

Un peu de théorie

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La forme heureuse

Présentation

“Une chose est claire avec la contrainte. Si elle est libératrice et créatrice, c’est qu’elle permet de sortir de sa routine personnelle. En se forçant à appliquer un certain nombre de règles, on peut écrire quelque chose qu’on n’aurait jamais eu l’idée, jamais pu écrire sans cela. Bon ou mauvais, vous ne l’auriez pas écrit. Si Claude Berge n’avait pas dit un jour à Perec : ‘Tiens, on a trouvé la solution du problème du bicarré latin orthogonal d’ordre 10 !’, Perec n’aurait probablement jamais écrit La Vie mode d’emploi qui est une œuvre majeure de la deuxième moitié du XXe siècle. En gros, la contrainte permet de sortir de soi, de s’obliger à trouver des idées, de changer le mode d’exploitation de ces idées. On a toujours le choix de dire oui ou non à ce qu’on a trouvé sous contrainte. Ce n’est pas préjudiciable à la liberté de création. Je peux dire ensuite si ça me plaît ou non.” JACQUES BENS


LA FORME HEUREUSE

Certes ce n’est pas la colle qui fait le collage, comme disait Max Ernst, ce n’est pas la technique qui fait l’œuvre et la méthode ne peut certes conduire le monde que jusqu’à un certain point. Pourtant, il est prudent, certains jours, d’atteindre à l’inspiration par la contrainte, c'est-à-dire par des « exercitations basses et obscures », de petits exercices renouvelés, pénibles, modestes, qui éveillent et aiguisent l’attention : les « échantillons » de Pascal, les petits « commencements » de Descartes, les « allongeails » ou les « petits registres décousus comme des feuilles sibyllines » de Montaigne… Point insaisissable qu’est le moment de l’invention, mouvement dynamique, bascule, quand le non-sens révèle soudain du sens, quand le sentiment d’une erreur se transforme en errance nécessaire et trouve une issue inattendue. Eurêka, oui, oui, c’est cela, c’est cela ! crie-t-on. Et notre visage semble éclairé par quelque chose qui nous fait face.
L'invention est l'acte de produire par ses propres moyens un élément, un objet ou un processus original ; plus généralement, de produire ou de créer en utilisant son imagination. Le premier stade de l’invention est la documentation. L'inventeur s'efforce tout simplement de connaître de façon plus précise le monde dans lequel il est et d'en percevoir le détail dans le domaine particulier qui l'intéresse. Dans le deuxième stade, celui de l'incubation, le chercheur vit avec son insatisfaction, porte son problème avec lui ; il a tendance à considérer le monde comme un appendice à son problème et à l’interpréter en conséquence. L'incubation est un processus souvent très long, monomaniaque, de mobilisation des ressources de l'esprit et du monde extérieur, au profit du problème, ou du poème. Le troisième stade est celui de l'illumination, un éclair dans la pensée. Subitement la forme trouve son chemin et son accomplissement, et la tension se relâche dans un poème original, la solution. En quatrième lieu vient la vérification. La certitude acquise de tenir la vérité est provisoire, toute personnelle. Il n’est pas interdit de douter. Le cinquième stade sera celui de la formulation universelle, qui commence avec la maîtrise de son propre langage et se terminera, après de nombreuses étapes, par le poème achevé.
L’heuristique, terme qui qualifie tous les outils intellectuels, tous les procédés et plus généralement toutes les démarches favorisant la découverte, n’a pas manqué de produire des moyens de favoriser l’invention. L'Organon d’Aristote avait fait une place aux techniques qui permettent de découvrir les choses que l'on ignore. Le philosophe y proposait des méthodes de « trouvailles » destinées à « se procurer en abondance propositions et raisonnements ». Avant de se réifier en des formes vides — on en fait aujourd'hui des dictionnaires de clichés —, dépourvues de toute vertu heuristique, les lieux communs d’Aristote — qu’on appelait les topiques — ont constitué de véritables sources d'inspiration pour l'orateur, proposant un chemin à suivre en toute confiance afin de faire surgir le contenu recherché. « Les arguments se cachent, explique Barthes, ils sont tapis dans des régions, des profondeurs, des assises d'où il faut les appeler, les réveiller : la Topique est accoucheuse de latent. »
Le moyen âge développera ensuite l'ars inveniendi , l’art d’inventer. Puis la méthode cartésienne se révélera « propédeutique de créateur », pour secourir les hommes arrêtés « dans des recherches faites à l'aventure et aveugles ». Pour inventer, fabriquez vos propres instruments, dit à peu près Descartes.
Leibniz a sans aucun doute forgé le projet le plus radical qu'on puisse imaginer d'une heuristique absolument générale conçue comme logique systématique de la découverte. Son ars inveniendi devra servir à « découvrir des vérités nouvelles par une méthode sûre et presque infaillible et dans un ordre progressif et systématique ». La devise de Leibniz est « Calculemus » ! Et la combinatoire reprise par Raymond Queneau et les Oulipiens doit beaucoup à ce Leibniz. « Je trouve peu de gens — pour comprendre que la littérature puisse être envisagée — au moins comme tentative — en tant que domaine de combinaisons » dit Valéry. La littérature combinatoire rend explicitement compte de l’activité mathématique qui a toujours sous-tendu la création artistique, tout d’abord en ignorance de cause, puis intuitivement, enfin consciemment. Dans le domaine des arts plastiques, l’idée de la combinatoire n’était pas nouvelle non plus puisque Breughel l’Ancien numérotait les couleurs de ses personnages pour les jouer ensuite aux dés. Et Mozart avait créé une sorte de fichier permettant à tous la composition aléatoire de valses et menuets. Claude Berge, de l’Oulipo, dit qu’il a fallu attendre 1961 pour que le mot même de littérature combinatoire soit lancé, et sans doute par François Le Lionnais, dans la postface aux Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau, “mathématicien amateur”. En littérature, une combinatoire est la transposition dans le domaine littéraire de concepts existants dans les différentes branches des mathématiques. “La forme la plus fruste, dit Claude Berge, l’âge de pierre de la littérature combinatoire, c’est la poésie factorielle, dans laquelle certains éléments du texte peuvent être permutés de toutes les façons possibles, au gré du lecteur ; le sens change mais la correction syntaxique reste.” En 1965, Saporta donne un roman factoriel, dont les pages, non attachées, peuvent être lues dans n’importe quel ordre, au gré du lecteur. Dans Cent mille milliards de poèmes, Raymond Queneau propose dix sonnets de quatorze vers chacun. Le lecteur peut, à volonté, remplacer chaque vers par l’un des neuf autres qui lui correspond. Le lecteur peut ainsi composer lui-même 1014 poèmes qui respectent tous les règles du sonnet, et qu’il mettra environ cinquante milliards d’années à lire in extenso !

Littérature sous contrainte
Qu’est-ce que le respect d’une contrainte ? Un désensorcèlement à l’obéissance d’écrire selon sa nature et ses réflexes, une façon de se déprendre des contreparties effroyables que nous payons à la société dans laquelle nous vivons, dont nous parlons et imitons la langue, dont nous lisons et imitons les livres, un renoncement au paiement sacrificiel de la dette au temps présent. Une manière de se défaire de la fascination originaire à ce qui est simple, spontané, naturel, facile à faire, aisé à dire, rapide à reproduire. Ce qui seul distingue la copie de la singularité. Valéry a dit souvent que l’obligation d’écrire sur un sujet imprévu et presque inconnu, et les conditions secondaires qui se déclarent alors lui ont profité, car elles l’ont contraint à mettre en communication, en échanges, des « domaines implexes » de son « possible psychique qui s’ignoraient ». Cette part accordée à la science, au travail et à l’analyse, ce goût passionné de l’obstacle, instituent un faisceau de relations inédites qui jouent avec les règles intangibles du rythme et de la prosodie universels. Car la contrainte n’est pas seulement la stricte observance de la règle. C’est pourquoi Baudelaire peut écrire qu’« un sonnet lui-même a besoin d’un plan, et la construction, l’armature […] est la plus importante garantie de la vie mystérieuse des œuvres de l’esprit. » Si le sonnet, en tant que forme fixe, renferme ses règles propres de composition et d’agencement – lesquelles peuvent se résumer à quelques laconiques préceptes –, il offre en outre un cadre propice à un travail continu d’assouplissement et de modulation, dans l’espace duquel l’esprit créateur disposera, sous forme de problèmes formels spécifiques, ses lois de construction intimes, et les suites occultes de ses nombres secrets. Entre l’exigence purement mathématique, condition a prori du travail poétique, et le cheminement heurté, imprévisible toujours de l’écriture, qui génère toujours son propre mouvement, des failles et des lueurs, des apories et des échappées, il y a l’événement même de la poésie, c'est-à-dire l’expérience à la faveur de laquelle une forme prend corps par la lente et patiente émergence d’un ordre. Dénonçant les rigueurs trompeuses de la contrainte, Valéry invite à la penser non plus comme une norme, un invariable, mais comme un fonctionnement, comme une instance agissante et dynamique, et partant féconde. Par le travail et le conflit qu’elle induit, elle amène la conscience créatrice à prendre la mesure de ses capacités, et par là même à s’instaurer comme régulateur d’ordre et principe, précise-t-il dans son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci : « Écrire devant être, le plus solidement et le plus exactement qu’on le puisse, de construire cette machine de langage où la détente de l’esprit excité se dépense à vaincre des résistances réelles, il exige de l’écrivain qu’il se divise contre lui-même. C’est en quoi seulement et strictement l’homme tout entier est auteur. Tout le reste n’est pas de lui, mais d’une partie de lui, échappée. Entre l’émotion ou l’intention initiale, et ces aboutissements que sont l’oubli, le désordre, le vague, – issues fatales de la pensée,– son affaire est d’introduire les contrariétés qu’il a créées, afin qu’interposées, elles disputent à la nature purement transitive des phénomènes intérieurs, un peu d’action renouvelable et d’existence indépendante… » Pour Valéry, un écrivain doit se sentir être tout ensemble source, ingénieur et contraintes…

Saint-Joseph Travailleur

Un jour, on m’a demandé d’écrire quelques pages sur l’Église Saint-Joseph Travailleur, qui se trouve à Avignon, et a été construite de 1967 à 1969. Son architecte était Guillaume Gillet. J’ai commencé ainsi : La beauté naît souvent d’une contrainte et nombre d’entre nous — même ceux qui ne sont pas artistes, même ceux qui ne sont pas architectes— sont pourtant obligés dans la vie, bon gré mal gré, de faire d’une difficulté technique un ornement architectural. La forme de l’église Saint-Joseph Travailleur, c’est le terrain qui l’a dictée, un terrain contraignant comme le furent, à une autre époque, les règles du sonnet. Un terrain avec ses reliefs aveugles, ses limites arbitraires, son incohérence de parcelle de ville. Il n’empêche que l’église est née malgré cet obstacle, je dirais plutôt grâce à lui. Son originalité, il est clair qu’elle la doit aussi aux difficultés rencontrées par l’architecte. Grâce à la contrainte, on s’envole. Avec des matériaux inertes, sur un programme plus ou moins utilitaire qu’on peut déborder, on établit des rapports émouvants.
Voilà peut-être comment rendre visible ici le vilain mot de contrainte, intrus et subjuguant, qui ne renverra sans doute jamais naturellement à un épanouissement dans une activité artistique mais toujours à la gêne, à l’habit trop étroit, à la chaussure serrée, à la violence, la prison, l’oppression ou les convenances. La contrainte en littérature, on peut l’appeler à sa guise combinatoire, règle de l’art, méthode de recherche, système ou recette, mais il faut sans cesse garder à l’esprit qu’elle a peut-être, en effet, moins à voir avec l’art qu’avec la résistance des matériaux, la fonderie, l’élasticité, la déformation des roches, la superplasticité des métaux et l’aérodynamique, l’électricité, les influx nerveux ou la psychométrie.

Émerger quand même
Georges Perec souhaitait que “tout mot soit produit sous la sanction d’un tamis contraignant, sous la sommation d’un canon absolu”, il faisait alors endosser à l’auteur un carcan formel qui fit froncer les sourcils et plisser le front de nombreux critiques et de lecteurs désorientés par ce terrible choix. Et pourtant, quand les poètes classiques se soumettaient aux règles du mètre et de la rime, ils adoptaient eux aussi une contrainte, qu’ils définissaient comme une “obligation librement choisie.” Pas une gêne, pas une restriction non consentie, non plus un empêchement. Valéry confiait que, devant trop souvent écrire des choses dont il n’avait nulle envie, et l’esprit inerte devant elles, il s’imposait “les lettres initiales des phrases successives à faire comme pour un acrostiche”. Et, en effet, on peut remarquer tout d’abord, si l’on tente l’expérience sur ses propres écrits, que la contrainte libère l’imagination. Soudain conscient de ses gestes, de ses ruses et de ses esquives, le testeur se “désidère” à mesure que la contrainte déplie ce qui était replié et lève en lui un autre continent à explorer, et qui n’en finit plus. D’ordinaire, on part d’une idée pour aller vers le mot. Avec l’écriture sous contrainte, c’est l’inverse. Ce sont les mots qui sont fournis, mais filtrés et limités dès le départ. Il faut les combiner de telle sorte qu’un sens “émerge quand même”.
Comme le souligne à son tour l’écrivain oulipien Harry Mathews, “il est important de comprendre que l’abondance et la sévérité vont de pair; en réalité, c’est la sévérité même qui autorise l’abondance.” C’est dire la fertilité de cette contraignante méthode.

Ulcérations
« On est bien obligé de subir ce qui vous vient à la pensée — mais l’accepter ! mais l’écrire ! mais y croire ! mais le vouloir répandre ! — Quelle humilité que ceci ! Ma seule force ou ma seule vertu est mon sentiment de cette faiblesse. » Ces cinq points d’exclamation ont été tracés par Valéry en 1924. Georges Perec éprouva le même effroi. Travaillant à ses Ulcérations, un recueil de poèmes, Perec disait que la patience et l’énergie qu’il faut pour assembler onze vers de onze syllabes ne sont rien à côté de la terreur qui le saisirait à l’idée d’écrire de la poésie libre. A son tour, Italo Calvino confiait : « Voyons quelle est ma réaction psychologique lorsque j’apprends que l’acte d’écrire n’est qu’un processus combinatoire entre des éléments donnés : eh bien, ce que j’éprouve instinctivement, c’est une sensation de soulagement, de sécurité. » Les enfants qui étudient le dessin ou à qui l’on a prêté le camescope se servent ensuite de leurs doigts comme de petits cadres pour tout examiner. Du jour où l’on découvre l’écriture sous contrainte, on braque sur tous les sujets ce rigoureux objectif qu’on croit capable de nous protéger des regards indiscrets tout en révélant l’essentiel de notre personnalité, notre « page interne », et cela sans qu’il y paraisse, bien sûr, sans que nous ayons rien de honteux à avouer et sans même que nous souffrions d’avoir parlé.
Certains écrivains publient dans la crainte de n’être pas compris avec la terreur d’être compris. L’orgueil les perdra. Une certaine critique les épinglera au rang des virtuoses, des chiens de cirque, des phénomènes et des masochistes. L’envie de brandir ses clés d’or sous le nez des incrédules et des aveugles, la soif de démontrer la fiabilité de son mécanisme, de revendiquer l’originalité de sa prouesse sont des faiblesses courantes. Car ces auteurs qui écrivent sous contrainte (comme on dirait sous hypnose ou sous anticoagulants) n’ont pas tous la prudente discrétion de Jacques Roubaud, annonçant au début de son roman intitulé Le grand incendie de Londres : « L’intervention de contraintes (il y en a), même les plus extravagantes au regard des habitudes de la fiction, ne sera pas affichée afin de ne pas écarter de moi d’avance la quasi-totalité des lecteurs. » En cela sans doute — et exceptionnellement — il s’oppose à Valéry, dont les Cahiers, dans l’édition de la Pléiade, s’ouvrent sur ce fragment : « Ici je ne tiens à charmer personne. » Certes, on ne charme pas le plus grand nombre en assumant la charge de traduire et de faire sentir la complexité du monde et des êtres. Voire…
« N’y a-t-il pas dans cette attitude un fond de peur devant l’inconnu, un désir de limiter mon univers, de me replier dans ma coquille ? » demande Calvino à propos de l’emploi de la contrainte, de ce qui nous détermine à l’utiliser. Mais c’est justement de ce questionnement angoissé que l’écriture se nourrit. L’écrivain n’est pas un simple opérateur effacé des opérations scripturales, même dans les contraintes les plus dures. Dans l’écriture tout est combinatoire. Il n’y a qu’à regarder de près ses brouillons pour constater qu’on ne répète en somme, pour écrire, que quatre opérations : l’ajout, la suppression, la permutation et le déplacement.
Je me suis rendue compte qu’avec la contrainte, j’étais tellement préoccupée par la forme de ma phrase, par le genre du mot que j’allais utiliser, que cela se relâchait derrière, du côté de l’inconscient, je mettais vraiment tout en moi au service de la résolution du problème primaire que représentait le respect de la contrainte. Alors je m’apparaissais vraiment à moi-même. On a raison de dire qu’on n’est pas spontané quand on essaie de l’être, à cause de ces montagnes de clichés dont nous sommes pétris. Deleuze : « Ce serait une erreur de croire que le peintre travaille sur une surface blanche et vierge. La surface est déjà tout entière investie virtuellement par toutes sortes de clichés avec lesquels il faudra rompre. » Notre culture, la façon de parler de notre région, nos lectures, notre âge, tout nous contraint, alors autant en être conscient et se choisir soi-même ses règles d’obéissance…
Mais pourquoi certaines personnes réagissent-elles mal à l’idée même d’une contrainte littéraire ? Parce que deux choses immenses sont en jeu : le mystère du texte et sa lisibilité. Beaucoup d’auteurs souhaitent que leur propre texte garde pour eux-mêmes et pour leurs lecteurs sa part de mystère, reste étranger à une part d’eux-mêmes. On comprend assez que ce mystère ne risque rien. La contrainte ne l’éclaircira pas, parce que rien jamais n’a levé le mystère de la création.