Un peu de théorie

Un peu de théorie

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Langue maternelle

Présentation

Ciels

Je suis née sur la frontière franco-allemande. Depuis la chambre de la clinique, ma mère dit qu’elle voyait des pommiers. Que c’est aux reinettes que je dois mon prénom. Mon prénom fut conçu par l’imagination d’une femme posée sur la peau d’un fruit. C’est ainsi que, depuis le commencement, j’ai été englobée dans le prodigieux pouvoir des mots et de l’imaginaire. Bref tout est là, tout est prêt — les mots, l’imaginaire, le goût — pour la trajectoire invisible, mais déjà évidente, qui lance vers l’écriture. Tout cela forme un plan central, un horizon à partir de quoi ouvrir lentement le futur cercle de mes fictions.
Dans la gangue de mes origines, il y a donc ce pommier natal (vit-il encore ?), enraciné sous une fenêtre blanche. Cela n’a pas pour autant fortifié mon attachement à la Lorraine — la preuve : je l’ai quittée vers l’âge de treize ans. Mais cela a souvent entretenu la nostalgie, jusqu’à ce que je découvre, à l’adolescence, qu’écrire, c’est se fixer dans sa propre langue, comme sur un pré à soi.

Sa propre langue, dit-elle. Parlons-en ! Moi, j’ai bien vu comment l’écriture s’édifie sur un défaut de langue. Je sais que la femme d’écriture est née de l’enfant qui écoutait parler entre elles les grands-tantes qui vivent sur la frontière. Il y avait de petits verres de schnaps, il y avait le lapin tué pour l’occasion, il y avait les œufs tièdes, il y avait les coloriages dans lesquels je faisais semblant de m’absorber et aussi Pif Poche, mais je tendais l’oreille vers ces voix auxquelles je ne comprenais rien, vers ces rires dont le sens m’échappait absolument. Habitués aux calculs savants par leurs instituteurs, les enfants ont tous la prétention de comprendre les énigmes. Vexée, je restais bouche bée, dans la cuisine de la tante Hélène, face à l’église, et je me tournais tantôt vers l’une (la tante affairée, qui jetait du charbon dans le poële) et tantôt vers l’autre (l’église où j’avais accompagné parfois ma tante Marthe), et l’une et l’autre, décidément, se valaient pour le mystère. Scintillaient donc pareillement, au firmament de l’incompréhensible et du surnaturel, le patois des ménagères (qui devait raconter l’eau qui verse, la quantité de farine, le temps de cuisson, le potager, la basse-cour…) et le premier Alléluia que j’entendis de ma vie, précisément en l’église de ce village de la frontière franco-allemande, et auquel je ne compris rien. Bien évidemment, l’adulte (était-ce la tante Marthe, n’était-ce pas plutôt mon cousin Hubert ?) à qui je demandais explication de cet Alléluia, inattendu et sonore comme une onomatopée, ne sut pas me répondre. Pis encore quand je demandai : « Comment ça s’écrit ? » On ne traduit pas un mouvement d’allégresse, on ne donne pas de synonyme du bonheur exaltant. La main humaine ne sait pas tracer de bâtons pour signifier Gloire à Dieu. Il n’est pas de mot terrestre pour le dire. Il faut admettre que certaines syllabes gargouillent encore comme une vieille langue d’avant Babel et restent donc parfaitement intraduisibles. Je rentrai bredouille et saisie d’une terreur sacrée.
Inutile d’aller chercher les Pyramides, et ce rayon de soleil qui vient, à chaque solstice d’hiver, toucher le fond du sanctuaire à Abu Simbel. Inutile de fouler le sol de la Grèce, à la recherche de l’Omphalos ou du nombril du monde. Tous les mystères se trouvaient alors rue de l’Eglise dans un petit village sur la frontière. Et n’étaient pas moins humains, ni moins universels, que ceux d’Eleusis !
Je ne comprenais donc pas plus le petit patois de Moselle que la grande langue des prêtres. Deux langues d’un coup me faisaient défaut. Voilà, je crois, comment est venue l’écriture, quelles blancheurs elle est venue atténuer, quelle incompréhension, quelle stupidité elle a tenté de guérir.

Le dimanche après-midi, mon père m’emmenait en promenade. Ma mère ne voulait pas l’accompagner parce que dimanche après-midi est le temps du ménage, du repassage et de la tristesse du lendemain. Quant à ma sœur, elle préférait les poupées.
Alors, avec mon père, nous allions visiter les fermes. Elles sont toutes gardées par la même bête. Là-bas, tous les chiens de ferme s’appellent Wolf.
Contre la grange, il y avait toujours un hangar et rien presque, d’une ferme à l’autre, ne différait. Les tracteurs étaient rouge ou vert pomme. Ils étincelaient comme des blasons. On y voyait une tête de loup hérissé ou bien un cerf cabré. Parfois je pouvais lire le nom de John Deere sur le capot. Les murs étaient tout épaissis d’outils rouillés, annonciateurs de plaies et de tétanos, disait ma mère. Mon père gardait un étrange sourire. Déjà les hommes le poussaient à se mettre en gilet de corps. « Allez, dépêche-toi, Lucien s’est entraîné ! » faisait un grand type en crachant dans ses mains. La corde lisse se trouvait juste là, entre le tracteur John Deere et la vieille herse qui tremblait.
Pas de balançoire. Tant pis pour moi. Je n’avais plus qu’à regarder se gonfler le cou des hommes quand ils sautaient le plus haut possible pour saisir la corde. Mon père avait l’air de peser le plus lourd. Pendant que les autres laissaient respirer leur poitrine en se massant, il essayait désespérément de grimper sans s’aider des jambes, juste à la force des bras. Mais ses épaules commençaient à trembler, il s’agrippait une fois, deux fois, puis il lâchait prise. La corde, brusquement libre, allait heurter le capot du tracteur et le chien de ferme (Wolf, donc) aboyait de plus belle pendant que mon père suçait l’ampoule qui suintait dans la paume de sa main.
Plus je réfléchis et plus je pense que mon père devenait vraiment lui-même, en ces dimanches après-midi, quand il pouvait aller faire le tour des fermes, se mettre en maillot de corps, aller se recueillir sur la tombe de sa mère, jouer aux quilles, fumer des cigarettes tout en marchant, sans surveillance, libre de toutes les remontrances et des agacements familiers. Avec les hommes des fermes, il parlait enfin ses trois langues, autant qu’il y a d’oiseaux sur les armes de Lorraine : le français de pupitre (c'est-à-dire, à peu près, ce qui constitue ma langue maternelle), l’allemand (qu’on lui enseigna pendant la guerre, en lui frappant le bout des doigts) et puis ce patois, la langue qui appartient à sa famille, dont l’entretien, maintenant, lui incombe.
Et cet homme versatile, dont la bouche déroulait la tresse de ses langues, obéissait à trois maîtres, de couleurs, de timbres et de sonorités opposées.
Je le suivais, je recevais la pluie, je me relevais seule si je glissais, je marchais, je courais, il m’enseignait à tirer des cailloux sur les fils électriques, je répétais en patois des refrains qui se traduisaient à peu près par « Lèche-moi le cul », il y avait des grenouilles dans la moindre flaque (« Essaie de les attraper » disait mon père) et je faisais du patin à roulettes sur la dalle lisse des étables. Il m’est arrivé plusieurs fois de tomber dans le purin et de le sentir pénétrer mes vêtements qui le buvaient avec rapidité. Et alors tout était perdu, la poudre argentée de la lessive qui faisait dans le lavabo des volutes identiques à celles d’un nuage de lait, l’effort de ma mère qui essorait à la main, et tout le temps qu’elle avait passé, les bras en l’air, sous la corde à linge, en avançant pas à pas, de côté ; enfin le repassage du dimanche après-midi avec le fer à semelle ternie qui crissait et cliquetait sur les boutons. Je puais, je puais toujours plus fort et à la première chute, ils devenaient irrécupérables, le coup de fer magnifique, en forme de feuille de noisetier, qui miroitait encore sur ma poitrine, et ma bonne odeur de pureté chimique.

Je crois aussi que c’est la force de la langue maternelle qui vous barde et vous dote d’une vraie croyance en vous-même. Je l’ai compris en regardant le ciel, un jour que nous pique-niquions, en plein champ, et que mon père avait sorti les banquettes de la deux-chevaux grise pour nous faire une sorte de salon de jardin. Ce jour-là, on était tous les quatre. On avait probablement mangé des œufs dur et du riz. Ça n’était pas encore la mode du taboulé.
On s’est assis dans les banquettes, qui ont basculé tout de suite dans l’herbe. Mes parents avaient trente ans. On n’allait pas au cinéma. Et quand les banquettes ont basculé, alors, tous les quatre, on a réalisé que l’homme en tant qu’homme ne peut vivre horizontalement. Qu’il faut lever la tête, car la pure horizontalité du regard, ça n’est pas humain.
Assis, en famille, partir en randonnée au-delà du monde. Notre observatoire : un oreiller d’herbe. Une souche : notre pic du Midi.
Je comprends ce jour-là, à leur manière de dire les nuages, l’histoire de mon père et l’histoire de ma mère. Une fois de plus, c’est la langue qui vous modèle le visage, le caractère et même la façon de voir le ciel. Celle qui fit ses études à Paris versus celui qui travaillait à la mine, à quatorze ans, déjeunant d’une soupe dans une gamelle bleue. L’une rêvasse, marmonne, elle n’a même pas à articuler, car les mots du ciel sont déjà en elle. Mais l’autre, traduisant lentement les noms qui viennent d’abord naturellement en lui, soit du patois, soit de l’allemand, nous montre, avec des gestes, l’éclair dans le nuage gris. Les nuages construisent toujours des figures utiles, dit mon père. Un vent régulier meule, décape, creuse le ciel.
Mon père demande souvent à ma mère comment on dit tel ou tel mot en français. Mon père ne pense pas en français. Ma mère, si, bien sûr. Elle réfléchit un long moment. Elle traduit ensuite, dans un allemand qu’elle a appris à l’université de Sarrebrück, le mot manquant.
Soudain pluie battante. On se réfugie dans la voiture sans banquettes. On attend sous la tôle. Une heure plus tard, on jette un coup d’œil au ciel. Après la tempête, je prends pour un morceau d’ambre le premier rayon de soleil dans ce bitume.

Je ne suis pas retournée sur la frontière franco-allemande depuis près de vingt-cinq ans. Mon père parle toujours aussi mal le français. Le ciel est-il toujours le même ? Il n’est pas dit que rien n’ait changé dans les habitudes des stratus.