Propositions d'écriture

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Les guillemets de dubitation

Présentation

Les guillemets de dubitation

Ouvrant, fermant, le guillemet est le compagnon obligé de la citation. Une citation non guillemetée est un plagiat ou un défi taquin au lecteur. Plus souvent encore, un acte d’amour et de foi. A ce propos les avis divergent, citer peut être un péché. La citation : un clou de girofle qui corrompt les mets, disait le philosophe Hobbes. Ils ressemblent en effet, les guillemets, à des coins, des pointes brunes, à de ces petites agrafes tendres, faciles à tordre. Les règles typographiques n’ont d’autre but que de faciliter la lisibilité d’un texte, disent les manuels. Avant l’imprimerie, la matière du livre n’était pas localisée avec précision. Le texte défilait de la première à la dernière ligne sans interruption, sans pause, sans blanc. Il se pliait à l’idéal du discours, le flumen orationis, comme si la continuité était dans sa nature, celle de la voix et de la lecture à haute voix. L’écrivain, lui, arrange la typographie à sa manière, elle lui devient ainsi un outil supplémentaire pour ordonner la matière du texte, générer son rythme, le doubler d’une épaisseur sonore, d’une efficacité graphique. Je pense à Raymond Roussel, qui a fait de la parenthèse une dispensatrice de labyrinthes, distribuant les abîmes et répartissant les impasses, et à Maurice Roche dont l’œuvre tout entière rend grâces à la petite capitale, l’italique, l’impression négative, le gras, les décalages typographiques. Chez Maurice Roche, même les systèmes de tabulation sont fertiles. Et l’on est convaincu, à lire Compact ou Circus, de la fécondité des caractères empruntés à l’égyptien, à la sténographie, à l’arabe, aux signes stéréotypés du monde moderne, même à l’encéphalographie…
Le gras intensifie, l’italique distingue, le tiret transcrit un silence, et tous — les crochets, les parenthèses, les guillemets — changent le ton. Proust avait remarqué que les guillemets existent aussi dans la voix. Quand Swann employait une expression qui semblait impliquer une opinion sur un sujet important, « il avait soin de l’isoler dans une intonation spéciale, machinale et ironique, comme s’il l’avait mise entre guillemets, semblant ne pas vouloir la prendre à son compte… » J’ai tenté d’isoler (comme on le dit pour des bacilles, dont ils ont d’ailleurs la forme et la raide apparence) les différents guillemets. Quelques citations, je l’ai dit, en sont ornées. Mes préférés sont les guillemets de dubitation, qui mettent en retrait le concept, le placent en quarantaine, l’assignent pour longtemps encore au laboratoire, à fins d’analyses approfondies. Ces guillemets-là sont des pincettes, des gants épais et stériles à l’aide de quoi l’on manipule ce dont on n’a pas encore déterminé la composition définitive : mon « obscurité »…, ceci est « littéraire »… Autocitations en éprouvette pour un autoportrait in vitro.