Propositions d'écriture

Propositions d'écriture

Imprimer la fiche
Varier les lieux

Présentation

"L’inspiration" vient des lieux, du pouvoir toujours actif des endroits les plus sacrés gardiens de l’intemporel. Là une pensée se présente quand elle veut, et non pas quand je veux. Une parole vibre dans un lieu, puis elle vibre dans mon corps. Les Muses elles-mêmes furent d’abord évoquées en relation étroite avec leurs cimes propres : l’Hélicon et l’Olympe. Leur mère, Mnémosyne, est définie comme « reine des coteaux d’Eleuthère ». Savoir se tenir dans la circonscription vibratoire du lieu. C’est l’histoire du physicien, Hoyle, je crois, qui cherchait la solution à un calcul d’une extrême complexité. Il quitta Cambrige au volant de sa voiture, mais là, sur la lande de Moor, sa conscience des mathématiques se clarifia, « comme si une énorme lumière brillante venait brusquement de s’allumer. » Sa certitude était telle qu’il ne prit pas la peine de coucher quoi que ce soit sur papier. Voilà l’emprise d’un lieu sur la pensée. Jaccottet dit que certains lieux nous « inclinent », que ce sont les paysages « qui emportent l’esprit, qui le ravissent, l’entraînent dans leur labyrinthe où brille le fil des eaux ». Nous vivons sous le même ciel, à peu près, que Sapho, que Virgile, alors prêtons notre attention à tout, au moindre muret, à la cabane, car tout fait oratoire, tout ce qui est construit peut faire descendre le sacré sur la terre, sans le priver de son pouvoir et sans détruire son secret. Là, tout fait temple. Il est des lieux où la grâce de l’Origine est encore présente. La présence d’une source suffit parfois à créer le sentiment obscur d’avoir trouvé là un centre. On cesse, enfin, d’être désorienté. On ne fait plus le moindre mouvement. On est porté au recueillement. Alors, on n’a plus envie de quitter cet endroit qui donne l’envie de dire.
Le poème est la révélation du lieu. Jaccottet aura passé sa vie à le dire. On est dans un paysage et soudain quelque chose (une voix ?) murmure : « Personne ne disait cela que le lieu même où, moi aussi, je passais. Ce n’étaient d’ailleurs pas des paroles, un message, tout juste une rumeur un peu au-dessus du sol, un peu plus haut que ma tête, au bord de la route. » La parole porte en elle le lieu qui l’imprègne. Dégager le lieu singulier que révèle chaque poème.
Un hiver, Nietzsche vécut dans la baie de Rapallo, près de Gênes. Santé médiocre, hiver froid et pluvieux. L’auberge où il était descendu donnait sur la mer, de sorte que le bruit des flots rendait le sommeil impossible. La baie de Rapallo offrait donc à peu près le contraire de ce qui eût été nécessaire à la tranquillité et à la stimulation d’un écrivain philosophe. Malgré cela, et, en quelque sorte pour démontrer que tout ce qui est décisif ne tient guère compte des circonstances, Zarathoustra prit naissance. Nietzsche était un marcheur. Il entretenait un foyer de mouvement dans la région des jambes. Le matin il se dirigeait vers le sud, le long d’une forêt de pins et regardait la mer, devant lui, jusqu'à l’horizon ; l’après-midi il faisait le tour de toute la baie, depuis Santa Margherita jusqu'après Portofino. C’est sur ces chemins que Zarathoustra l’a surpris.
Maurice Barrès disait qu’il est des lieux qui tirent l'âme de sa léthargie, des lieux baignés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l'émotion religieuse. Il cite pêle-mêle Lourdes, la plage des Saintes-Maries, le rocher de la Sainte-Victoire, le Puy-de-Dôme, les grottes des Eyzies, la lande de Carnac avec ses pierres inexpliquées, la forêt de Brocéliande, le mont Saint-Michel surgi des sables mouvants, la forêt noire des Ardennes, Domrémy et la maison de Jeanne, près de l’église. Ce sont les temples du plein air, dit-il. « Il semble que, chargées d'une mission spéciale, ces terres doivent intervenir, d'une manière irrégulière et selon les circonstances, pour former des êtres supérieurs… »
Pour Pétrarque, la montagne étincelante, éternelle, c’est le Ventoux modeste. En 1336, Pétrarque a trente-deux ans. L’excursion d’une journée devient un programme pour la vie. D’abord, au contact du démon panique de la terre, on ne récolte que plaies et bosses, écorchures et déchirures. Fatigue de la montée, la nature ne cède pas à la volonté humaine. Découragement. Pétrarque contemple ce paysage qu’il invente du même coup : la mer qui baigne Marseille et celle qui bat les remparts d’Aigues-Mortes, le Rhône… On monte encore. Le sommet est proche. Pétrarque tient contre lui les Confessions d’Augustin, avec l’ongle du pouce ouvre au hasard. C’est le livre X. Encore essoufflé, Pétrarque lit à haute voix devant son frère ébahi : « Et les hommes vont admirer les cimes des monts, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, le circuit de l’Océan et le mouvement des astres et ils s’oublient eux-mêmes. » Les promeneurs restent d’abord interdits. Ensuite, furieux de l’admiration qu’il éprouve encore pour les choses terrestres quand il aurait dû savoir depuis longtemps qu’il n’est rien d’admirable en regard de l’âme, de sa grandeur, Pétrarque referme le livre. Alors, satisfait jusqu’à l’ivresse, il tourne vers lui-même les yeux de l’âme. A partir de ce moment, on ne l’entend plus proférer un mot de toute la descente.
De retour à Malaucène, il écrit à son père : « Je me suis retiré tout seul dans un coin de la maison pour t’écrire, à la hâte et en improvisant presque, ces pages ; je ne voulais pas, en les différant, changer de sentiments en même temps que de lieux, ni que s’éteigne mon désir de t’écrire. »