Un peu de théorie

Un peu de théorie

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Mais qui donc tousse là-haut ?

Présentation

Ma santé est débile. Je n’ose pas dire malheureusement, car je suis convaincu que ma création est intimement liée à mon infirmité physique.
Thomas Mann

On invente la pesanteur en même temps que notre besoin de respirer. Cela fait partie de la naissance. Nous nous découvrons lourds à la seconde où nous avons besoin d’oxygène et nous sommes contraints de l’admettre, non sans trouble. Alors, privés de la perfusion sanguine ombilicale, nous nous greffons sur le placenta subtil, commun à tous les vivants : l’air atmosphérique.
Il en reste pourtant quelques-uns — des mal nés — qui se croient abandonnés en ce monde éventé, qui hoquètent, qui posent une main gluante sur leur plexus solaire à longueur de temps, qui entendent sans cesse leur cœur se débattre, qui étouffent à l’air libre, qui détestent l’impression de leurs semelles sur le sable. Ils voudraient voler, ils voudraient vivre sur la Lune. Ils ne semblent pas vouloir s’adapter à la vie terrestre.
Par analogie avec la gestation humaine — cette lente maturation, ce lien quasi corporel à son auteur, et son accroissement presque fœtal —, l’écriture appartiendrait au règne aquatique, tandis que la lecture, rite d’après la naissance, correspondrait plutôt à un mode aérien de l’existence du texte.

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Bachelard dit : « Nous ne respirons plus quand nous sommes invités à un effort nouveau. Il y a ainsi une sorte d’asthme du travail au seuil de tout apprentissage. » L’asthme serait la maladie qui accompagne la concentration du poète. Sa faiblesse et sa douleur physiques seraient les collaboratrices inspirantes de sa création artistique.

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Queneau est asthmatique. Queneau est allergique (les graminées). Queneau est hypersensible. Queneau est hyperesthésique. Queneau hésite toujours avant de relire Proust : « Chaque fois, cela me donne des phénomènes allergico-hystériques. » Queneau est l’inventeur essoufflé de « C’est en écrivant qu’on devient écriveron. » Quand on a l’enclume sur la poitrine, le soufflet crevé et la flamme dans le gosier, c’est là qu’on envie le forgeron et qu’on cherche à imiter, d’une manière ou d’une autre, sa lente et bonne respiration paternelle.
L’asthme de Queneau ne se soigne pas, ou à peine. Il attend l’aube, que la crise passe, que l’air cesse de se rider, il sait qu’au matin on renaît.
C’est la faute au « patheux », à « l’ontalgie », à la « maladie existentielle ». Comme on pisserait dans un violon, on peut toujours prier « le grand monsieur Saint Foin » pour guérir l’allergie, ou biberonner le sirop « Ontalgocure des Joyeux Sansonnets, spécifique radical de l’ontalgie, de l’angoisse existentielle, de l’asthme substantiel, de l’épilepsie essentielle et autres maladies circumvoisines… »

D’abord il suffoque, bien qu’il ouvre spasmodiquement son clapet, dans des amplitudes et des fréquences croissantes. Avec la flûte des bronches, il imite le vent sous la porte. Il fait une drôle de gueule, d’enterrement. « Et maintenant et maintenant ça ne va plus du tout, car c’est pire qu’un étranglement, pire qu’un encerclement, pire qu’un étouffement, c’est un abîme physiologique, un cauchemar anatomique, une angoisse métaphysique, une révolte, une plainte, un cœur qui bat trop vite, des mains qui se crispent, une peau qui sue. » Il mime la mort par strangulation. Mais il ne mourra pas encore cette fois. La soufflerie s’est arrêtée. Plus rien ne rentre dans la poitrine. Le tonneau respiratoire est, pour ainsi dire, bloqué en inspiration. Par conséquent, rien ne sort non plus. Celui qui a cessé tout commerce avec « la grande atmosphère », c’est le poète Louis-Philippe des Cigales, rueillois autoportrait d’un Queneau asthmatique.

Il faut vraiment être poète pour vouloir séquestrer l’inspiration entre douze paires de côtes, au risque d’en crever. À cette asphyxie, le nourrisson des Muses, qu’est-ce qu’il gagne ? Est-ce jeu initiatique comme celui du foulard, auquel meurent les adolescents, le quiqui serré dans une narcose bienheureuse, et pressés de s’évanouir pour montrer leur courage au groupe ? Ou bien divertissement érotique ? On sait que des amants s’entre-étranglent ou se coiffent de sacs plastiques, pour décupler leur orgasme, par la drogue de l’anoxie.
C’est que la toux fait écrire. Queneau l’affirme dans Morale élémentaire : « L’idée du poème gît dans le nuage ? En bas, le poète qui croyait bien respirer, s’aperçoit que les bronches sont un peu prises. Il tousse. Quelle toux ! Tout retentit de cette toux. Il rougit plein d’embarras, le sang circule un peu plus vite. Le tonnerre thoracique secoue le ciel brumeux. Il y a maintenant des mots tracés sur la feuille blanche. »

La toux comme un grand vent et une colère initiale. Volonté première, elle bouscule l’œuvre à venir, s’y rue comme un tourbillon cosmogonique, comme un vortex créant. C’est ce mouvement de l’air qui pousse le sang et qui attaque la page, comme on dit d’une scie qu’elle mord.

Mais certains jours, Queneau s’en fout, de l’asthme et du grand vent créateur. L’imagination est comme les moulins. Il y a des moulins à vent et des moulins à eau. Dans la typologie des poètes, il y a, entre autres innombrables cas, les asthmatiques, les constipés et les prostatiques. Et, contre toute attente, Louis-Philippe des Cigales, ce n’est pas la toux qui le fait écrire.
« Je me demande comment ça vous vient l’inspiration ?
— En général en me retenant d’uriner.
— Il y a un rapport ?
— Un rapport certain. De contention. »