Un peu de théorie

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Ce qu'on a pu dire du génie

Présentation

Ne cherche point, jeune artiste, ce que c’est que le génie. En as-tu : tu le sens en toi-même. N’en as-tu pas : tu ne le connaîtras jamais. […] Cours, vole à Naples écouter les chefs-d’œuvre de Leo, de Durante, de Jommelli, de Pergolèse. Si tes yeux s’emplissent de larmes, si tu sens ton cœur palpiter, si des tressaillements t’agitent, si l’oppression te suffoque dans tes transports, travaille. Mais si les charmes de ce grand art te laissent tranquille, si tu n’as ni délire ni ravissement, si tu ne trouves que beau ce qui transporte, oses-tu demander ce qu’est le génie ? Homme vulgaire, ne profane point ce nom sublime. (Rousseau)

Au siècle des Lumières, la parution de l’article « Génie », dans L’Encyclopédie, bouleversa la représentation traditionnelle de l’enthousiasme créateur. C’en est désormais fini de l’être soumis à l’influence des dieux, le génie devient cet individu « capable de changer la nature des choses : son caractère se répand sur tout ce qu’il touche ; et ses lumières s’élançant au-delà du passé et du présent, éclairent l’avenir. » Soumettre l’univers à son empire, éclairer le monde, les facultés extraordinaires du génie humain, autrefois réservées aux dieux, définissent désormais les capacités propres de l’artiste. « L’homme de génie, poursuit Saint-Lambert, auteur de l’article, est en effet celui dont l’âme plus étendu, frappée par les sensations de tous les êtres, intéressée à tout ce qui est dans la nature, ne reçoit pas une idée qu’elle n’éveille un sentiment. » L’inspiration géniale ne dépend plus d’un contact privilégié avec le divin, elle n’est plus le résultat d’une invocation, mais elle naît de la sensibilité exacerbée de l’artiste. L’artiste des Lumières est défini et valorisé par sa faculté propre de créer. Le génie est toutefois moins une faculté d’inventer que le don d’apercevoir dans la nature des aspects nouveaux, d’y découvrir de nouvelles parentés, de voir les choses sous un côté neuf, qui avait échappé jusque-là à tout le monde. Et comme l’univers est illimité, le génie peut toujours y trouver du nouveau. Le génie est faculté de trouver de l’inconnu et même d’inventer, mais le véritable génie est celui qui fait époque ; il y avait des idées dans l’air, comme diffuses dans l’univers, et quelques personnes, par hasard, en prennent conscience. Helvétius dit que « le hasard remplit auprès du génie l’office de ces vents qui, dispersés aux quatre coins du monde, s’y chargent de matières inflammables qui composent les météores ; ces matières formées vaguement dans les airs n’y produisent aucun effet jusqu’au moment où, par des souffles contraires, portées impétueusement les unes contre les autres, elles se choquent en un point ; alors l’éclair s’allume, brille, et l’horizon est éclairé. » Aujourd'hui encore, avec Adorno, une esthétique qui renoncerait totalement au concept de génie conduirait à l’idée d’un métier scolaire, purement artisanal, incapable d’expliquer le souffle de l’innovation, la puissance de la grande œuvre. Sans le génie, pas de rupture avec les conventions établies, pas d’ouverture à ce que la situation historique réclame objectivement, c'est-à-dire la proposition d’une solution nouvelle à un problème nouveau. La marque du génie est le fait de s’imposer comme quelque chose qui a toujours existé, comme une évidence.

GENIE
Double étymologie latin genius + a subi l’influence du latin ingenium (qui donnait de son côté ingénieux). Originalité de la personnalité en ce qu’elle a de singulier, tournure d’esprit propre. Pour vaincre, avoir du succès, exister vraiment, un livre doit avoir son génie (c'est-à-dire une véritable personnalité) génie d’une langue.
Faculté d’invention, aptitude créatrice, portée à un degré supérieur. Génie = Renaissance avec revalorisation du statut de l’artiste. L’artiste est considéré comme un être divin, doué de la « divine folie » évoquée par Platon.
Essor du terme génie au XVIIIe. La réflexion sur le génie commence par Réflexion critique sur la poésie et la peinture de Dubos (1719) dont la 2nde partie est consacrée à l’étude du génie. « On appelle génie l’aptitude qu’un homme a reçue de la nature pour faire bien et facilement certaines choses que les autres ne sauraient faire que très mal, même en prenant beaucoup de peine. » Dubos a une théorie physiologique du génie, il y voit une qualité du tempérament. Le génie est un don inné, pourtant soumis dans son développement à l’éducation et aussi aux « causes physiques », nature du sol et du climat.

L’Encyclopédie : article déjà préromantique : le génie est une force complexe mêlant la force de l’imagination, la vivacité des sensations, et le fait que tout chez lui contribue à la créativité : « L’homme de génie est celui dont l’âme plus étendue, frappée des sensations de tous les êtres, intéressée à tout ce qui est dans la nature, ne reçoit pas une idée qu’elle n’éveille un sentiment. Tout l’anime et tout s’y conserve. » Le génie a une « force de l’enthousiasme » qui le rend capable de faire la synthèse de tout ce qui lui vient de ses observations, de ses connaissances et de son imagination.
Tout ceci est à l’origine des réflexions des romantiques allds : Schlegel traduit et adapte l’ouvrage de Batteux en 1751 et ne sait comment traduire le mot français de génie car pas d’équivalent en allemand. Garde génie.
Flögel (1763) : « Il est indéniable que les Français nous ont montré la voie et nous ont engagés à réfléchir sur ce concept. »
Préromantisme allemand. Opposé à l’esthétique rationnelle des Lumières. Développe surtout l’idée de l’originalité dans la création artistique, de la rupture avec les conventions et les règles du classicisme ; LE JEUNE Goethe et ses amis du Sturm und Drang (1770-80) vouent un culte au génie, au grand individu qui se crée lui-même ses lois, qui se fie surtout à son intuition et qui crée des œuvres novatrices. Shakespeare était leur modèle principal. A cette époque, appelée en Allemagne Genieperiode, la génialité est plus une attitude, un comportement excentrique, bruyant, plutôt qu’un privilège accordé à l’artiste au terme d’un travail patient. Jusqu'à la période romantique, Goethe sera le modèle principal du génie aux yeux de ses contemporains.
Kant Critique de la faculté de juger (1790) : le génie est le don naturel de pouvoir produire des œuvres d’art selon des règles inédites, ni apprises ni imitées mais pourtant exemplaires. Par son imagination, par la richesse des contenus qui lui sont donnés, il est le « favori de la nature », mais il doit apprendre le métier artistique, former son goût et maîtriser son intuition par l’entendement. Le génie est la coïncidence heureuse et donc naturelle, imprévisible, des facultés de l’imagination et de l’entendement.
Schiller La Poésie naïve et la Poésie sentimentale (1795), Schiller désigne comme génie le poète naïf, être d’exception des époques passées, dont les œuvres sont le fruit, non du travail acharné, comme chez le poète « sentimental », plus moderne, mais de l’intuition et de la création spontanée.
Le 1er romantisme allemand (Novalis, Schlegel) élargit le sens du terme en faisant du génie une qualité universelle qui sommeille en chaque homme et notamment dans tout enfant : « Le génie est la condition naturelle de l’homme. » Ce n’est que par la suite que le génie prend une connotation ouvertement élitiste, qu’il est attribué à l’homme empirique, individu supérieur, créant de toutes pièces une réalité magique et ne pouvant être compris que par ses égaux, rares apparitions à travers les siècles, tragiquement solitaires, hautains et méprisants.
Théorie romantique du génie XIXe. Shakespeare, Michel Ange et Beethoven sont les dieux de VH. Delacroix et Wagner ceux de Baud.
Lukacs Philosophie de l’art (1912) définit le génie comme le créateur normatif de l’œuvre, possibilité n’existant que virtuellement dans l’homme réel : celle d’une adéquation parfaite entre la technique et l’expérience. Le génie se définit ici à partir de l’œuvre achevée, non à partir de la personne empirique. Celle-ci n’est à sa propre hauteur que dans ses réalisations, au terme d’un travail acharné, et n’est que partiellement consciente de ses possibilités. C’est pourquoi les jugements de l’artiste sur sa propre œuvre ne sont pas plus décisifs que ceux de tout autre commentateur.
Passivité quasi médiumnique ou capacité de tension mentale intense, surtout de tension prolongée et assidue, une énergie de l’esprit qui supporte et même réclame le travail à haute dose.
Génie : aptitude à intégrer entre elles toutes les composantes de la personnalité. Pradines met en garde contre une confusion du génie et de l’invention.
Le concept de génie conserve en esthétique une place nécessaire.

Car Victor Hugo est un inspiré, on peut même dire qu’il fut l’Inspiré par excellence, et son œuvre est la meilleure démonstration qui soit de cet étrange phénomène, et si embarrassant pour la disposition critique, que l’on appelle l’inspiration. L’Inspiré, comme le nom l’indique, est un homme sur qui il souffle quelque chose, quelque chose qu’on appelle l’esprit : de même une variation de pression dans l’atmosphère détermine ce phénomène physique qui est le vent. Un vide s’est fait, un abîme s’est creusé, pour employer un mot qui revient si souvent dans le vocabulaire hugolien.