Un peu de théorie

Un peu de théorie

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Toute une vie à attendre cela

Présentation

Des heures de silence. Puis : « Après avoir gratté des allumettes sur la boîte, inutilement et désespérément, tant j’étais accablée de raideur et de vide, j’ai obtenu une petite flamme, et je crois que je repars. » Lentement les idées recommencent à s’infiltrer. Woolf tâtonnait pitoyablement, avait même décidé de tout planter là, et, tout à coup, elle appuie juste sur le ressort secret. Ce soir, en une heure, j’ai écrit une demi-page.
Nous sommes bien ignorants de l’origine de cette source de mots surgie des lèvres et des dents, des bourgeons tendres qui jaillissent et s'épanouissent et que le papier peut s'arroger. Nous sommes également tout à fait ignorants de ce qui ferme cette source. Parfois c’est une catastrophe immense, infinie, irrémédiable qui survient dans la vie, à laquelle l’écriture ne survit pas. L’abîme, le désastre absolu. Après un drame personnel, Louis-René Des Forêts a été privé des dons de l’écriture. Durant des années, l’écrivain cessa d’écrire. Et, comme pour rendre encore plus fatale une telle interruption, il occupa son temps à d’autres arts : peinture, dessin, musique… Un jour, il fut ramené à l’exigence d’écrire et sa voix remonta de l’abîme où il croyait l’avoir à tout jamais précipitée et perdue.
Cela revient. Peut-être dans un « faire comme si ». A force de mimer le chant des Muses, on finit par chanter comme elles. Cela doit revenir. Cela reviendra. Episode passager d’aboulie. Mais on reste ignorants de ce qui ouvre et ferme.

Quelquefois, un coup des vents du ciel arrive et dévoile à votre éblouissement des perspectives innombrables, infinies, merveilleuses ! A vingt mille pieds sous soi, on perçoit les hommes, une brise olympienne emplit vos poumons géants, et l’on se considère comme un colosse ayant le monde entier pour piédestal. Ecrire c’est attendre ces heures propices où l’on est à l'écoute d'une mystérieuse et impérative dictée des cimes : la dictée de l’aimée (Béatrice) mais aussi celle du lointain voyage, où, tout près, centrale, celle du rythme cardiaque. La poésie naîtrait de la marche sinon de la danse. Ou d’un coup de pinceau. Le premier coup oriente le second et l’on détermine l’œuvre rien qu’en posant la première touche. « Une seule ligne placée sur sa toile, dit Woolf, la liait à d’innombrables dangers, à de fréquentes et irrévocables décisions. » Et cependant il faut courir le risque, il faut poser sa touche.
C’est pour cela, pour une hachure sur la toile — ou des pattes de mouche sur un cahier — qu’on accepte de se soustraire aux bavardages, à ce dont se compose la vie avec les frères humains moins abstraits. Pourquoi être toujours attirée, happée, emportée ? Pourquoi ne pas être laissée en paix, ne jamais pouvoir faire tranquillement la conversation ou les boutiques ? Façons de faire bien tyranniques, pour dire le moins !
C’est qu’on attend la dictée. Attendre qu’un premier coup de brosse en amène un second. Pour beaucoup, un texte ne peut qu’être dicté. On s’installe à son bureau tous les matins pour être prêt à recevoir le texte — et même sans croire du tout à l'inspiration, mais on s’y fie parce que ça marche. « La réussite, dit Pierre Michon, c'est l'équilibre entre la vigilance et l'émotion. En tout cas, il ne faut pas que l'écriture soit un travail. Je n'ai jamais voulu travailler. » Ou l’équilibre entre le coup de pinceau volontaire et la dictée reçue. Puis nuancer car cette écriture spontanément reçue est hâtive. Elle a fixé l’intuition, on l’a jetée sur le papier — car s’arrêter à formuler gâcherait ce qui est senti, vu, pensé, si on s’appesantit tout est perdu. Rédiger de génie, puis copier plusieurs fois pour démêler, pour parfaire, dans un travail patient qui resserre, réduit, afin de parvenir à la plus simple formulation, à une formule qui puisse garder la violence de cette relation. Conserver l’humeur bouillante, la vive voix, comme sans y penser, comme malgré soi, pour rester soi-même surpris de cette hâte à écrire, de cette soudaine accélération du geste, qui fera courir aussi celui qui va lire.
Oui, comme l’enfant, à son pupitre, en sécurité sous la dictée de la maîtresse, se tend, parcourt, hésite, revient, trouve, dégage, inspecte, cherche le sujet, souligne le verbe. Je ne suis rien d’autre que ce que j’ai écrit. Quel jeu peut être plus excitant ?

Chez Enrique Vila-Matas, au contraire, la dictée est tortionnaire. Il l’assimile au statut de copiste. Ce fut un moment très dur pour le jeune homme qui venait de publier un livre sur l’impossibilité de l’amour. Il en offrit un exemplaire à son père, lequel, gêné d’y lire comme un cahier de doléances contre sa première épouse, l’obligea à « écrire sous sa dictée une dédicace à l’intention de cette dernière sur l’exemplaire en question ». Enrique tenta de résister. La littérature — comme chez Kafka — était précisément la seule chose qui lui permît tant soit peu de s’émanciper de son père. Il se défendis comme un fou pour éviter d’avoir à copier ce que le vieux tenait à lui dicter. Il finit par céder, « ce fut épouvantable que de me sentir copiste sous la dictée d’un dictateur de dédicaces. » Cet incident l’anéantit au point que, pendant vingt-cinq ans, il n’a plus rien écrit.
Avec des tourments identiques et une terreur policière aussi, Juan Rulfo, l’auteur de Pedro Paramo : « En mai 1954, j’ai acheté un cahier d’écolier et y ai transcrit le premier chapitre d’un roman qui avait mis des années à prendre forme dans ma tête. » Juan Rulfo n’a jamais su d’où sont venues les intuitions auxquelles il dut Pedro Paramo. « C’était comme si quelqu'un me le dictait. Tout à coup, en pleine rue, une idée me venait et je la notais sur des petits papiers verts et bleus. »
Après le succès de ce roman qu’il avait écrit comme un copiste, Rulfo n’a plus rien écrit pendant trente ans. Quand on lui demandait pourquoi il avait cessé d’écrire, il avait coutume de répondre : « C’est que mon oncle Celerino est mort. C’est lui qui me racontait les histoires. » L’oncle Celerino avait bel et bien existé. Rulfo l’avait entendu raconter de fabuleuses histoires de sa vie, pour la plupart inventées de toutes pièces. Rulfo cessa en effet d’écrire peu après la mort de l’oncle Celerino.

Toute une vie à attendre cela : que les mots me cherchent au lieu que je cherche mes mots, qu’ils ne me soient plus jamais creuses coques, mais que j’atteigne, grâce à leur sorcellerie, ma stature la moins dérisoire …
La sortie de soi par la création apparaît toujours comme une expérience heureuse et très désirée, comme une forme de plénitude dont l’absence se vit dur comme manque. Ce matin, j’attends une mutation de mon écriture trop inerte, de l’artisanat minable de ma page, comme à Lourdes une foule pieuse attend que — miracle — le sang séché, les reliques merveilleuses reprennent en se liquéfiant couleur et vie. Puis cela vient. Puis soudain cela s’en va, parce que le téléphone a sonné ou pour toute autre détestable raison. Parfois un souffle passe, qu’on n’a malheureusement pas le temps d’arrêter (on conduit, on est sous la douche, on fait l’amour…). Et puis tout se dissout. Peut-être que le grand livre qui est en nous n’émerge que rarement du tumulte de notre vie, ou le fait trop soudainement pour que nous ayons le temps de le harponner. Le 17 octobre 1924, Virginia Woolf enrichit son Journal de cette frayeur-là : « Quel malheur ! J’ai monté l’escalier en courant, persuadée que je trouverais le temps de consigner ce fait sensationnel : les derniers mots de la dernière page de Mrs Dalloway, et j’ai été interrompue ! »
L’inspiration, c’est l’état d’urgence. Hâte de se retrouver devant la page, persuadé d’avoir tout à y écrire. Or, on se trouve devant le vide. Les idées se sont évaporées ou plutôt elles ne paraissent plus si importantes. Alors, aux jours fertiles, on écrit vite, très vite. Michon, Simenon se tuent à la tâche, de peur que l’état de grâce ne les abandonne et que ces personnages, auxquels ils croyaient la veille plus qu’à des êtres vivants, ne leur deviennent tout à coup étrangers. Chacun de s’interroger alors sur la nécessité — sur l’efficacité — de son rituel : pour Simenon, les noms dans l’annuaire des téléphone, les cartes, le plan sur une enveloppe jaune, le café préparé d’avance, dans la cuisine ; pour Michon, toute cette routine à laquelle il s’astreint parce qu’il la croit indispensable pour obtenir le déclic, mais sans jamais cesser de craindre que cela ne devienne une simple superstition…