Un peu de théorie

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Une sorte d’emmurement de soi

Présentation

Une sorte d’emmurement de soi

Il faut éviter autant que possible le hasard, l’impression extérieure ; une sorte d’emmurement de soi est un des premiers préceptes que commande la sagesse de la gestation intellectuelle. Permettrai-je qu’une pensée étrangère escalade le mur ? C’est ce qui arriverait si je me mettais à lire. (Nietzsche)

Il faut écouter Virginia Woolf quand elle estime indispensable qu’une femme possède une chambre à soi si elle veut écrire une œuvre de fiction. Quel est donc le lieu le plus propice à l’acte de création ? Peut-on avoir l’idée de l’endroit idéal, qui favoriserait et rendrait possible cette étrange activité ? Où se trouvait Skakespeare quand il écrivit Le Roi Lear et Antoine et Cléopâtre ? C’était assurément l’endroit le plus favorable à la poésie qui ait jamais existé. Mais les difficultés, pensait Virginia Woolf, étaient infiniment plus terribles quand il s’agissait de femmes. Car « il était hors de question qu’elles eussent une pièce personnelle, ne parlons pas d’une pièce tranquille ou à l’abri du bruit — à moins que leurs parents ne fussent exceptionnellement riches ou de grande noblesse — et cela jusqu'au début du XIXe siècle. »
J’ai choisi d’écrire dans ma chambre. On n’écrit jamais que dans une chambre puisqu’on naît dans une chambre. Quand il importe de s’éveiller à soi, l’expression matérielle de la naissance a lieu dans une chambre : l’amour, le délire de la fièvre quand on a cinq ans, l’écriture de nuit de Marcel Proust, l’écriture du matin de Paul Valéry ont lieu dans la chambre où l’on peut se permettre de revenir à soi au bout de milliers d’heures de travail, dilapidées, débandées. Je travaille dans cette chambre, sûre d’y être libre, pure et chez moi. Je travaille face au mur, après la vie et les aventures logiques et chromatiques qu’elle fait subir à mon esprit, la chambre aux draps beiges a cette qualité qu’elle est douce. Très exiguë aussi, avec le portrait réel d’une fenêtre ouverte — pas longtemps — quelque part sur des feuilles de myrte, lueur d’un spot plafonnier tombant sur le clavier, uniquement pour la concentration. Le tabouret attend, le lit se repose, un camion fait trembler les vitres, l’ordinateur portable s’ouvre, la fenêtre vibre, il n’y a pas de rideaux, la lumière pense, la chambre continue l’œuvre de la veille, l’espace central se fait, je change, mon travail grossit.

Il y a très peu de moments qui soient comme des sommets de montagne, d’où l’on puisse regarder le monde en paix, comme d’une hauteur. L’ennui, c’est que le monde vous distrait sans cesse par des petits riens alors que vous gouvernez droit dans la tempête. C’est comme une ondée sur la mer. Après des critiques, on peut se sentir combatif et ranimé, plus que par des louanges. Mais les auteurs souvent ne lisent pas les critiques, car ce qu’on dit d’eux les empêche d’écrire. Interruptions, qui vous forcent à regarder en arrière, vous donnent envie d’expliquer ou d’analyser ou de convaincre. Trop de jours hors série (des sorties, des voyages…) empêchent d’écrire. Peines perdues. Pour écrire, il faut vivre dans son cerveau. N’avoir ni père, ni mère, ni famille, dont la vie absorberait toute la vôtre. Vous n’auriez pas pu écrire une seule ligne. Inconcevable. Etre seule donc, le plus souvent possible, le plus longtemps possible, c’est ce dont rêve Virginia Woolf : « Que signifient ces crises soudaines de complet épuisement ? Je viens ici pour écrire et je n’arrive même pas à terminer une phrase ; quelque chose me tire vers le bas. Serait-ce quelque effort inusité ? » Non, cet épuisement vient de ce qu’elle vit dans deux sphères à la fois, celle du roman et celle de la vie. Le livre la brise parce qu’il l’entraîne très loin dans l’autre monde. Quand elle écrit à plein rendement, elle ne désire que se promener et mener une vie enfantine et parfaitement spontanée avec son compagnon et tout ce qui lui est familier (la voiture, le chien). « Le fait d’avoir à me comporter avec circonspection vis-à-vis d’étrangers me jette toute pantelante dans une autre sphère ; de là, l’effondrement, explique-t-elle. Je voudrais dresser un monde magique autour de moi pour y vivre forte et sereine pendant six semaines. Mais c’est toujours le même problème : comment concilier les deux univers ? »