Un peu de théorie

Un peu de théorie

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Vivre, c'est enregistrer

Présentation

Aux premières aurores, les Muses étaient trois : Mnémè, la mémoire, Médété, la pratique et Aoidé, le chant. Elles engendrèrent les Sirènes, qui leur sont opposées, maîtrisant les arts de la voix, c'est-à-dire la plainte mélodieuse de l’expiration, tandis qu’elles, les Muses, règnent sur l’inspiration, qui emplit, mais ne sonne pas. L’inspiration est la phase du silence dans la voix humaine. Le cri ne s’expulse que dans la colonne d’air. L’inspiration est l’ouverture du corps dans le silence des cordes. L’inspiration est toujours sans voix.
La Grèce classique se dota de neuf Muses, toutes filles de Mnémosyne et de Zeus — non d’une conception unique, mais en neuf nuits de plaisir consécutives. Ces plurielles reçurent en partage l’unique mémoire du monde d’avant l’ordre divin. La Célèbre, la Bien-plaisante, l’Abondante, La Chanteresse, Celle que le chœur réjouit, L’aimée, Celle aux tant d’hymnes, La Céleste, La belle Voix, quand elles défilent, alors on ne doute plus. Les Muses donnent autorité aux histoires humaines. Sans leur soutien, rien que du bruit.
Reines de l’Hélicon, elles dansent sur ses cimes, autour d’une source sombre et d’un autel de Zeus. Les déesses s’approchent du berger qui fait paître ses agneaux au pied de la montagne divine. Ce pâtre n’est que ventre. Il boit du vin. Il croque des olives. Il crache dans ses mains. Les Muses aiment les jeux d’enfant. Elles désirent soudain lui enseigner un chant, comme les gosses aiment montrer qu’ils dansent, ou des histoires drôles. Alors elles détachent un rameau de laurier qu’elles lui tendent et le berger, aussitôt, glorifie ce qui est, ce qui sera et ce qui fut, et se met à célébrer la race des Bienheureux et d’abord elles-mêmes, les Muses, au commencement et la fin de son chant. Le pâtre pousse du pied le fromage et les olives. Il se nomme Hésiode. Il est devenu poète divin.
L’aède, que la Muse inspirait, se leva. Et maintenant, dites-moi, Muses, habitantes de l'Olympe — car vous êtes, vous, des déesses : partout présentes, vous savez tout, nous ne savons rien —, dites-moi quels étaient les guides, les chefs des Danaens… Pour Homère, un nom oublié, c’est un Grec mort. Mnémosyne est mère des Muses pour que la mémoire immortalise la gloire des hommes. Dans les civilisations de l’oralité, les Muses rendent fidèlement les généalogies divines et humaines ; dans celles de l’écriture, elles rendent la mémoire du mot perdu. L’écrivain véritable est un homme qui ne trouve pas ses mots. Alors il les cherche. Et en les cherchant il trouve parfois mieux.
Chercher ses mots. Avoir peur de ce qu’on trouve en trouvant le mot. Le bout de la langue est le chiffon à l’entrée d’une mine infernale, qui donne sur un filon de corps minuscules et noirs, aimantés tout vifs. L’écrivain est grand ordonnateur de limaille ; l’écriture une aimantation irrésistible qui attire dans ce qu’on ignore. Par elle on a l’impression qu’on va être enfin introduit dans un monde qui échappe à celui où nous piétinons. Excitation et peur mêlées. Tu regardes les mouches et, tout à coup, un fragment de magnétite aimante mille fragments de tout ce qui t’entoure et qui est épars dans ton dictionnaire. C’est l’emboîtement étrange des paragraphes, c’est la cristallisation des chapitres. La ponctuation se minéralise. Immuable. Tout se polarise et fait roman soudain.

Chercher ses mots. Bonheur fou d’y trouver son sel. C’est à vous rendre dingue, à s’en mordre la langue, à hurler de plaisir sous la morsure. Il faut plus d’estomac pour avaler les bouchées de la bonne fortune qu’il n’en faut pour les mauvaises. La joie tue. Un souhait qui se réalise vous anéantit.

Chercher ses mots. Bonheur fou d’y trouver son miel. Bienheureux celui que chérissent les Muses ! Celui-là sent une rosée sucrée napper sa langue. Chaque goutte frémit d’énergie poétique. Les abeilles sur le myrte, leur voix bourdonnante qui porte en elle la puissance d’inspiration. Un essaim ivre. Les Muses tiennent leur nom d’une racine qui indique l’ardeur, cette tension vive qui s’élance dans l’impatience, le désir ou la colère, celle qui brûle comme un dard. Piqûre. Les Muses-abeilles animent, soulèvent, excitent, mettent en branle. Elles veillent sur la force et sur la forme.
J’écris maintenant plus rapidement et librement qu’il ne m’a jamais été donné de le faire dans toute ma vie, et beaucoup plus, vingt fois plus, que pour aucun autre de mes livres. Entre les deux pôles de l’imagination et du désir, le flot des idées commence à jaillir. Toutes les facultés sont à l’état suprême de vigilance et d’attention, chacune prête à fournir ce qu’il faudra : la mémoire ou l’expérience ou la fantaisie. Même l’intelligence ne fonctionne pleinement que sous l’impulsion du désir. L’intelligence est la vraie mensuratrice, la maîtresse de l’agencement, qui promeut le cosmos, en le chantant. Paul Claudel dit combien elle regarde, évalue, demande, conseille, réprime, stimule, sépare, condamne, rassemble, répartit et répand partout l’ordre, la lumière et la proportion. L’intelligence, attentive, regarde faire les abeilles. Les mots et les idées affluent de toutes parts en même temps qu’une sagesse secrète et presque froide leur indique instantanément ce qui porte ou non, ce qu’il faut dire, ou cacher, ou suggérer, dans quel ordre et dans quelle progression. Un état de transport, certes, mais presque ordonné déjà, comme par un signe de tête intérieur.
C’est l’intelligence des Muses qui préservera, dans le texte, la franchise, la liberté, la vivacité du mouvement des abeilles, tout en garantissant la consistance et l’organisation intérieure qu’exige l’inscription sur le papier.
Espérant étouffer ses pensées conscientes dans le bruit des klaxons, et recréer le vacarme assourdissant des abeilles, Gertrude Stein a écrit une bonne partie de sa poésie dans l’habitacle de sa voiture stationnée à un carrefour bruyant.
Je m’enivre en écoutant en boucle un disque de Queen, de manière à saisir de vertiges mon esprit rationnel. J’écris dans cette étroite alvéole émotive et rythmique. Je réduis mon espace de travail. Je fuis les bruits de la vie qui ne contiennent pas l’énergie d’une Parole. Les échos qui emplissent les maisons, la rue, des vélomoteurs et des motos, et puis les cris, les percussions de tambourin sur les ballons, l’eau, la voix des arbres, l’automne, je les échange contre un tumulte choisi. D’où ce disque, assez puissant pour désagréger définitivement les bruits naturels. Et ce disque, je ne l’écoute pas, je ne l’entends pas, mais le veux pourtant tonitruant, à en faire vibrer, dans le pot à crayons, la grande agrafeuse contre les jambes du compas. C’est comme une musique de transe qui se heurte contre les murs et me repousse en moi-même aussitôt que je me mets à vouloir rejaillir dans le monde réel. Rencontrant partout le chaos, assaillie par la peau et par l’ouïe, je baisse la tête et retourne à la loi qui se chante en dedans. Au fil des heures, ces échos identiques et entrecroisés finissent par revêtir un accent creux et monotone, incapable de distraire, mais insistant, durable et profond comme un silence de liège.
Et pour que la musique s’élève, inlassablement, comme une compagne de méditation qui jamais ne se tait, je choisis une plage qui se répétera à l’infini. La même chanson, pendant des jours, élèvera sa digue entre le monde et moi. De morceaux dont ce fut à ce moment la seule fonction et l’unique mission, il y eut une Aubade de Francis Poulenc, qui tourna cent vingt heures d’affilée, il y eut Still loving you et The Show must go on, et même, c’était au mois d’avril, l’ouverture des Maîtres Chanteurs de Nuremberg. Et encore d’autres refrains moins connus que je crois avoir totalement oubliés.
Pourtant, très longtemps après que la page est finie, des mois après qu’elle a été détruite ou brûlée ou jugée inutile ou complètement oubliée ou même perdue, il arrive que j’entende, chez des amis ou bien dans un magasin, la musique que je m’étais réservée alors pour brouiller mes rapports avec le monde crissant de la circulation et des cours d’école. Quand elle apparaît, ainsi renouvelée, rien n’est plus catégorique que cette mélodie, rien n’est plus pur que cet air. Sans risque d’oubli, sans une erreur possible, je me redresse, dans un réflexe conditionné, sitôt que j’ai reconnu le premier accord. Il se produit en moi un phénomène analogue au reflux, une remontée unanime des souvenirs, des intérêts et des besoins qui m’avaient assis, quelques mois plus tôt. Et je suis soudain secouée comme un drapeau. J’ai faim d’écrire, soif de m’asseoir pour jeter quelque chose sur une page. Je suis folle, je tournerais en rond, je me mords les lèvres, je pourrais saliver. Je dois même certainement le faire, tout en griffonnant au dos d’une enveloppe.
Vivre, c'est enregistrer, disait Georges Perros. Ce qu'on appelle l'inspiration, ce ne sont que les moments privilégiés où la cire humaine trouve aiguille adéquate.