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Tanizaki (Jun.ichirō) > Visions d'un lit de douleur
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Rage de dent

Présentation

Visions d’un lit de douleur (Byôjoku no gensô)
Traduction française de Cécile Sakai, Bibliothèque de la Pléiade, Oeuvres I, éditions Gallimard, 1997.

> Présentation
Visions d’un lit de douleur est une nouvelle publiée en revue, en novembre 1916. Tanizaki a alors trente-et-un ans et poursuit une carrière de nouvelliste confirmé dans des genres aussi variés que les contes fantastiques, la littérature historique ou policière.
La nouvelle commence, presque comiquement, par la lamentation continue d’un hypocondriaque qui croit qu’il va mourir de sa rage de dents. D’abord le lecteur sourit, mais bientôt se déploie, page après page, une terrible obsession, encore exaltée par la fièvre du narrateur, comme si l’écriture elle-même était enfermée dans le cercle vicieux de la souffrance, comme s’il y avait étroite correspondance entre ce qui est décrit et la manière de décrire. Tout au long d’un processus accentué par des références explicites à Baudelaire, puis Rimbaud, Tanizaki va déplacer peu à peu la douleur vers les sons, vers les couleurs puis vers des images florales. Cet alliage paradoxal entre la douleur physique et ce qu’elle engendre (des visions jubilatoires et ludiques) donne à la nouvelle la complexité des thématiques sadomasochistes familières à Tanizaki.
Vers le milieu du récit, un décrochage, induit par les commentaires d’une épouse et d’une vieille servante, entraîne le narrateur, oubliant sa rage de dents, vers le pressentiment d’une catastrophe, un séisme majeur qui doit survenir dans la nuit. L’anxiété du personnage est d’autant plus forte qu’elle se nourrit d’un traumatisme d’enfance : l’expérience du séisme de l’ère Meiji. Tanizaki, né en 1886, n’a pas connu ce séisme majeur mais révèle ses sources (ouvrages scientifiques et témoignages) dans la nouvelle.
Le texte déploiera ensuite un véritable suspens autour de l’attente de ce nouveau cataclysme. Mais la chute sera humoristique.

Les deux facettes du récit (peur de la douleur et peur du séisme) ont pour dénominateur commun l’angoisse de la mort, clairement énoncée. Cécile Sakai, auteur de la traduction française publiée dans la « Bibliothèque de la Pléiade », suggère que « le texte correspondrait à une nécessité thérapeutique, celle du dévoilement progressif d’un inconscient tourmenté. Rappelons ici que Tanizaki a déjà connaissance à cette époque deux épisodes de dépression grave, en 1909 et en 1912. »
Texte visionnaire en outre, car, sept ans après sa parution, en 1923, Tanizaki horrifié vécut le grand séisme de Kantô.
Visions d’un lit de douleur est donc à la fois un récit thérapeutique, un texte prémonitoire mais aussi une oeuvre expérimentale et surréaliste, dont la musicalité engendre « une immense symphonie symboliste, synesthésique ». Cécile Sakai précise que cette manière restera exceptionnelle dans l’oeuvre de Tanizaki, « une bifurcation sans issue », « un récit étrange, que l’on pourrait qualifier d’une formule : ‘le devenir Kawabata de Tanizaki’ », convergence éphémère qui n’en est pas moins significative de la vaste palette littéraire dans laquelle Tanizaki savait puiser à sa guise.

> EXTRAIT
Et lorsqu’il restait là à tenter d’analyser la douleur qui provenait de chacune de ses dents, il ressentait, plutôt qu’une douleur, des Biri biri-ri-ri ! trépidants.
« Mais oui, bien sûr ! Quand une douleur atteint son sommet, elle devient un son. Tout comme les ondes naissent dans l’air, les nerfs sensitifs de la gencive produisent une sorte de vibration » se dit-il en son for intérieur.
À cause même de ces terrifiantes vibrations, la cavité dans sa bouche était devenue insensible, ses nerfs et le reste étaient comme sourds : désormais il ne souffrait plus guère. « Tiens ? Je subissais pourtant le martyre, jusque-là ! Pourtant, réflexion faite, je n’ai plus mal du tout » : voilà ce qu’il avait envie de dire maintenant. Lorsqu’un être humain que la mort rend particulièrement anxieux doit un jour, à l’épreuve d’une maladie, l’affronter sérieusement, il retrouve curieusement sa sérénité ; de même il semblait que les nerfs, quand ils subissent un choc trop violent, sécrètent une sorte de « résignation », s’adaptant opportunément au monde extérieur et opérant un ajustement qui permet de ne pas ressentir la douleur comme telle… En tous les cas, il découvrait maintenant que son système nerveux se modifiait à la demande, réagissant avec acuité ou non selon sa volonté. « Je n’ai pas mal ! Pas mal du tout, je vous le dis ! » : il lui suffisait de donner cet ordre pour qu’aussitôt ses nerfs interrompent instantanément toute activité, ce qui lui permettait de ne plus rien éprouver de cette atroce souffrance. Et à l’inverse, quand il concentrait ses nerfs sur un point précis à l’intérieur de sa bouche, celui-ci devenait sur-le-champ douloureux. Ainsi était-il capable d’influer à sa guise sur n’importe laquelle de ses dents, choisies une à une.
Emporté par son élan, et comme un enfant s’amuse avec le clavier d’un piano, il manipulait ses nerfs ici et là le long de ses rangées de dents, essayant tous azimuts de les faire souffrir. Il pouvait aussi bien s’acharner sur une dent unique que s’attaquer à deux ou trois dents ensemble, lesquelles répondaient en coeur : Biri ! biri-ri !
« Dans ces conditions, c’est exactement un piano ! On dirait vraiment que chaque dent est une touche, comme c’est curieux ! » Il songeait même à une gamme qui dépendrait du degré de douleur transmis par ses dents. Par exemple, considérant que la dent de devant, la moins douloureuse, était un do, celle qui faisait un peu plus mal devenait un ré, encore plus mal un mi, et ainsi de suite, en sorte qu’une fois la gamme de sept sons parfaitement constituée, il se sentait capable de jouer ses mélodies préférées, que ce soit Le Sifflement du train, Splendeur du printemps, Sa-no-sa ou Le Chant de la trompette.
« Mais oui, on peut construire une gamme… »
(…)
Il imagina alors que la douleur majestueuse, despotique, de sa carie ressemblait à cette fleur vénéneuse du tournesol. Sa beauté hors du commun, avec sa couronne de somptueux pétales orange entourant un coeur d’ébène, oeil à facettes d’une libellule, ressemblait à s’y méprendre à la douleur arrogante de cette carie.
« Mais oui, bien sûr ! Non seulement les maux de dents se rapprochent des sons, mais ils possèdent aussi chacun leur couleur ! » se dit-il. Et un passage des Paradis artificiels de Baudelaire, une de ses anciennes lectures, lui revint à l’esprit. « Les équivoques les plus singulières, les transpositions d’idée les plus inexplicables ont lieu. Les sons ont une couleur, les couleurs ont une musique. » Ceci décrit les hallucinations du poète après une prise de haschisch, mais il était capable, quant à lui, d’avoir des hallucinations sans l’aide ni du haschisch, ni de l’opium. À tout le moins, si chaque dent possède un son qui correspond à son mal, alors il ne fait aucun doute que ce son peut se métamorphoser en fleur, en mille fleurs variées de toutes les couleurs. Et si l’on admettait que sa dent du fond, la plus coriace, la plus obstinée, palpitant comme un abcès bien mûr, était un tournesol, alors sa canine supérieure, qui au contraire lui infligeait sa souffrance à petites doses, dans un rayon limité et précis, était une douleur impitoyable, rouge comme ces feux follets, ces boules de sang qui virevoltent en tous sens dans le vide à une allure vertigineuse. « En effet, voilà une douleur rouge vif. Ça me fait mal comme si une chose terriblement rouge tourbillonnait dans les flammes. » (…) Et plus il y réfléchissait, plus les relations entre sa dent et la fleur devenaient intimes, au point qu’il finit par avoir l’impression qu’une corolle écarlate s’était pleinement épanouie à l’intérieur de sa bouche. Et puis, les molaires qui souffraient doucement dans un coin de la mâchoire ressemblaient au phlox cramoisi qui porte tant de fleurs au bout de sa tige. Quant à la cohorte des dents de devant, qui le tourmentaient de façon délicieuse, adorable, comme des insectes qui picotent, on eût dit ces pourpiers d’Amérique décorant le bord du parterre. Par un fait curieux, plus ces dents le torturaient avec ardeur et de façon originale, plus ses visions gagnaient en netteté, envahissant le champ de son regard. C’est ainsi que très rapidement il transforma l’intérieur de sa bouche en un paysage aussi beau que celui des parterres du jardin.
(…)
Puis, ne sachant que faire, d’une main il s’essuya doucement les paupières, et songea de nouveau à ses dents — à l’enfer maudit de sa bouche, aux magnifiques parterres de fleurs…
A noir, E blanc, I rouge, U vert, 0 bleu, voyelles…
Et voilà que, tel un arc-en-ciel flottant à l’horizon, ce vers d’un sonnet de Rimbaud lui traversa l’esprit. Sans doute avait-il ressuscité dans sa mémoire, en écho à la vision du jardin aux fleurs éblouissantes. Et si, comme l’a imaginé ce symboliste français, chacune de ces voyelles — A E I U O — possède une couleur, noire, ou blanche, ou rouge, en ce cas la musique de ses rangées de dents, qui rythme chaque seconde de leurs battements — cette musique des couleurs est susceptible de se transformer entièrement en alphabet : … A, B, C, E, F, G…
(N.B. Ce sont les notes de musique écrites en lettres, dans la nomenclature internationale)