Corps écrit

Corps écrit

Imprimer la fiche
Mauss (Marcel) > Sociologie & Anthropologie

Lire le texte
Présentation

Marcel Mauss, "Les techniques du corps", Sociologie & Anthropologie, Paris, PUF, 1950 (1934).

> Présentation de l'éditeur
Dans la passionnante Introduction à l'oeuvre de Marcel Mauss, Claude Lévi-Strauss rappelle que « l'influence de Mauss ne s'est pas limitée aux ethnographes, (mais que) dans le domaine des sciences sociales et humaines, une pléiade de chercheurs français lui sont redevables de leur orientation ». C. Lévi-Strauss insiste sur « ce qu'on aimerait appeler le modernisme de la pensée de Mauss », sur sa détermination à imposer « la notion de fait social total », sur « le souci de définir la réalité sociale, mieux encore, de définir le social comme la réalité ».
Régulièrement réédité dans la collection « Quadrige », cet ouvrage rassemble quelques-uns des textes fondateurs de Marcel Mauss, dont Esquisse d'une théorie générale de la magie, Essai sur le don, Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie, Effet psychique chez l'individu de l'idée de mort... textes centrés sur « un sujet qu'on commence à désigner par le terme d'anthropologie culturelle » notait Georges Gurvitch en présentant la première édition de 1950.

Sociologue et ethnologue, disciple et neveu de Durkheim, Marcel Mauss (1873-1950) dirigea l'Institut d'ethnologie de l'Université de Paris. Dès ses premiers travaux de sociologie religieuse, en particulier dans son célèbre ouvrage Essai sur le don, auquel se réfèrent toujours les nouvelles générations, il a cherché à saisir et analyser le phénomène social dans tous ses aspects.

> Table des matières « Les techniques du corps » (1934)

CHAPITRE I Notion de technique du corps
CHAPITRE II Principes de classification des techniques du corps
CHAPITRE III Énumération biographique des techniques du corps
CHAPITRE IV Considérations générales

> Extrait
"Une sorte de révélation me vint à l'hôpital. J'étais malade à New York. Je me demandais où j'avais déjà vu des demoiselles marchant comme mes infirmières. J'avais le temps d'y réfléchir. Je trouvai enfin que c'était au cinéma. Revenu en France, je remarquai, surtout à Paris, la fréquence de cette démarche ; les jeunes filles étaient Françaises et elles marchaient aussi de cette façon. En fait, les modes de marche américaine, grâce au cinéma, commençaient à arriver chez nous. C'était une idée que je pouvais généraliser. La position des bras, celle des mains pendant qu'on marche forment une idiosyncrasie sociale, et non simplement un produit de je ne sais quels agencements et mécanismes purement individuels, presque entièrement psychiques. Exemple : je crois pouvoir reconnaître aussi une jeune fille qui a été élevée au couvent. Elle marche, généralement, les poings fermés. Et je me souviens encore de mon professeur de troisième m'interpellant : « Espèce d'animal, tu vas tout le temps tes grandes mains ouvertes ! » Donc il existe également une éducation de la marche.
Autre exemple : il y a des positions de la main, au repos, convenables ou inconvenantes. Ainsi vous pouvez deviner avec sûreté, si un enfant se tient à table les coudes au corps et, quand il ne mange pas, les mains aux genoux, que c'est un Anglais. Un jeune Français ne sait plus se tenir : il a les coudes en éventail : il les abat sur la table, et ainsi de suite.
Enfin, sur la course, j'ai vu aussi, vous avez tous vu, le changement de la technique. Songez que mon professeur de gymnastique, sorti un des meilleurs de Joinville, vers 1860,
m'a appris à courir les poings au corps : mouvement complètement contradictoire à tous lesmouvements de la course ; il a fallu que je voie les coureurs professionnels de 1890 pour comprendre qu'il fallait courir autrement.
J'ai donc eu pendant de nombreuses années cette notion de la nature sociale de l' « habitus ». Je vous prie de remarquer que je dis en bon latin, compris en France, « habitus ». Le mot traduit, infiniment mieux qu' « habitude », l' « exis », l' « acquis » et la « faculté » d'Aristote (qui était un psychologue). Il ne désigne pas ces habitudes métaphysiques, cette
« mémoire » mystérieuse, sujets de volumes ou de courtes et fameuses thèses. Ces « habitudes » varient non pas simplement avec les individus et leurs imitations, elles varient surtout avec les sociétés, les éducations, les convenances et les modes, les prestiges. Il faut y voir des techniques et l'ouvrage de la raison pratique collective et individuelle, là où on ne voit d'ordinaire que l'âme et ses facultés de répétition.
Ainsi tout me ramenait un peu à la position que nous sommes ici, dans notre Société, un certain nombre à avoir prise, à l'exemple de Comte : celle de Dumas, par exemple, qui, dans les rapports constants entre le biologique et le sociologique, ne laisse pas très grande place à l'intermédiaire psychologique. Et je conclus que l'on ne pouvait avoir une vue claire de tous ces faits, de la course, de la nage, etc., si on ne faisait pas intervenir une triple considération au lieu d'une unique considération, qu'elle soit mécanique et physique, comme une théorie anatomique et physiologique de la marche, ou qu'elle soit au contraire psychologique ou sociologique. C'est le triple point de vue, celui de « l'homme total », qui est nécessaire. Enfin une autre série de faits s'imposait. Dans tous ces éléments de l'art d'utiliser le corps humain les faits d'éducation dominaient. La notion d'éducation pouvait se superposer à la notion d'imitation. Car il y a des enfants en particulier qui ont des facultés très grandes d'imitation, d'autres de très faibles, mais tous passent par la même éducation, de sorte que nous pouvons comprendre la suite des enchaînements. Ce qui se passe, c'est une imitation prestigieuse. L'enfant, l'adulte, imite des actes qui ont réussi et qu'il a vu réussir par des personnes en qui il a confiance et qui ont autorité sur lui. L'acte s'impose du dehors, d'en haut, fût-il un acte exclusivement biologique, concernant son corps. L'individu emprunte la série des mouvements dont il est composé à l'acte exécuté devant lui ou avec lui par les autres. C'est précisément dans cette notion de prestige de la personne qui fait l'acte ordonné, autorisé, prouvé, par rapport à l'individu imitateur, que se trouve tout l'élément social. Dans l'acte imitateur qui suit se trouvent tout l'élément psychologique et l'élément biologique.
Mais le tout, l'ensemble est conditionné par les trois éléments indissolublement mêlés.
Tout ceci se rattache facilement à un certain nombre d'autres faits. Dans un livre d'Elsdon Best, parvenu ici en 1925, se trouve un document remarquable sur la façon de marcher de la femme Maori (Nouvelle-Zélande). (Ne dites pas que ce sont des primitifs, je les crois sur certains points supérieurs aux Celtes et aux Germains.) « Les femmes indigènes adoptent un certain « gait » (le mot anglais est délicieux) : à savoir un balancement détaché et cependant articulé des hanches qui nous semble disgracieux, mais qui est extrêmement admiré par les Maori. Les mères dressaient (l'auteur dit « drill ») leurs filles dans cette façon de faire qui s'appelle l' « onioi ». J'ai entendu des mères dire à leurs filles [je traduis] : « toi tu ne fais pas l'onioi », lorsqu'une petite fille négligeait de prendre ce balancement (The Maori, 1, p. 408-9, cf. p. 135). C'était une façon acquise, et non pas une façon naturelle de marcher. En somme, il n'existe peut-être pas de « façon naturelle » chez l'adulte. A plus forte raison lorsque d'autres faits techniques interviennent : pour ce qui est de nous, le fait que nous marchons avec des souliers transforme la position de nos pieds ; quand nous marchons sans souliers, nous le sentons bien…"