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Chéreau (Patrice) > Nanterre-Amandiers, Koltès, Intimacy, Ring (avec Boulez)

Présentation

Patrice CHÉREAU (1944)

Depuis 1963, puissant metteur en scène au théâtre comme à l'opéra : originalité de ses points de vue critiques, force de son univers plastique (avec le scénographe Richard Peduzzi), radicalité de sa direction d'acteurs, lyrisme l'écriture scénique (présence charnelle & concrète des corps).

À Sartrouville, il invite Mnouchkine, Vitez, et s'engage dans un travail acharné d'animation. Mai-68 l'amène à remettre en question l'action culturelle menée au nom du « théâtre populaire ». Autocritique radicale, exprimée ironiquement dans Le Prix de la révolte au marché noir de Dimitri Dimitriadis (1968) puis dans Dom Juan de Molière (1969) : pour Chéreau, le libertinage du grand seigneur est porteur à la fois d'une authentique subversion et d'une tragique impuissance politique ; le principal élément de la scénographie, la « machine à broyer les libertins » mue par le peuple, dit l'échec de cette aventure individuelle – échec analogue à celui de l'artiste ou de l'intellectuel « engagé ».
Monte Neruda, Marivaux, Wedekind… Planchon lui propose la codirection du nouveau T.N.P. à Villeurbanne. Invité au Piccolo Teatro de Milan, Chéreau mettra à profit la maîtrise acquise avec son équipe en Italie au service d'un art très visuel ; la part de Richard Peduzzi, qui l'assiste depuis 1969 mais signera désormais seul la scénographie de tous ses spectacles, y est considérable. Mise en scène du Ring de Wagner pour le centenaire de Bayreuth, en 1976 = somme réalisée avec Pierre Boulez.
Au cinéma il tourne La Chair de l'orchidée en 1974 et Judith Therpauve en 1978) : précision du récit, rigueur dramaturgique, primauté des corps et du jeu. La mort est partout au travail : sanglante, furieuse, excessive dans le Lear de Edward Bond (1975) ; insidieuse, assourdie dans Loin d'Hagondange de Jean-Paul Wenzel (1977).
Retour à l'opéra avec Lulu (1979) de Berg dirigée par Boulez, la plus érotique de ses mises en scène, Chéreau monte, dans le prolongement du Ring, Peer Gynt d'Ibsen (1981) : adieu de Chéreau à la scène illusionniste en vue d'un théâtre plus que jamais concentré sur l'acteur et le texte.

Bernard-Marie Koltès & Nanterre-Amandiers
Direction du théâtre des Amandiers de Nanterre, après avoir réalisé un film très personnel : L'Homme blessé (1982), dont Hervé Guibert cosigne le scénario, et où il raconte encore une fois, mais à travers une passion homosexuelle, la tragédie du désir et de l'aliénation amoureuse.
De Nanterre-Amandiers, Chéreau fait un outil théâtral à sa mesure, grâce auquel il révèle l'œuvre de Bernard-Marie Koltès dont il crée quatre pièces en six ans. C'est avec Combat de nègre et de chiens (1983) qu'il ouvre la première saison : tension contradictoire entre naturalisme filmique (voitures sur scène, son et lumières d'ambiance) et théâtralité explicite (dispositif bi-frontal). Puis mise en scène paradoxale des Paravents de Genet (1983) qui dépouille la pièce de la ritualité (et des paravents !). Genet aurait déclaré, satisfait : « Ne me trahit pas qui veut. » Car, au lieu de concevoir un décor, c'est la salle que Peduzzi a métamorphosée : le spectateur entre dans un cinéma délabré des années 1950, comme il en reste à Barbès ; le spectacle se déroule devant l'écran ou dans le public, comme si des immigrés d'aujourd'hui avaient investi un lieu pour raconter leur histoire d'hier.
La saison suivante, Chéreau monte Lucio Silla (1984), l'œuvre de Mozart qui donne du pouvoir l'image la plus noire, puis monte Quartett d'Heiner Müller (1985) d'après Laclos. De ce dialogue grinçant et cynique il fait un spectacle nu.
Puis il se voue à l'œuvre de Koltès : Quai ouest (1986), Dans la solitude des champs de coton (1987), dialogue plus énigmatique encore centré sur un deal dont l'objet n'est jamais nommé. Avant de quitter Nanterre, Chéreau remporte avec Hamlet (1988) un immense succès : sur un parquet marqueté figurant la façade d'un palais, sol mouvant comme un monde qui se dérobe sous les pas, tout d'abîmes et de bosses, se joue le drame d'un prince plus menacé par l'excès de sa lucidité que par la folie ou la névrose. Des moments d'une théâtralité superbe – l'arrivée du spectre sur un cheval noir au galop, le suspense du duel final – ponctuent un spectacle d'une exceptionnelle limpidité.
La Reine Margot (1994) d'après Dumas.
À l'opéra, il réalise Wozzeck de Berg (Paris, 1993) et Don Giovanni de Mozart (Salzbourg, 1995).
Nouvelle version de la Solitude (1995) : au plus loin de « l'entrée de clowns » qui avait caractérisé la création de la pièce, il y raconte la rencontre de deux hommes mis à vif par l'intensité d'un désir innommé. Cette mise en scène sans décor tourne en Europe dans des friches industrielles, n'offrant pour appui aux acteurs qu'une bande-son mi-réaliste mi-lyrique et un jeu raffiné de poursuites lumineuses. A présent Chéreau se définit volontiers comme un cinéaste.

Le corps-mouvement
Les films de Patrice Chéreau depuis 1995 développent certains thèmes de prédilection : sujétion de l'individu à son corps, violence du désir et aliénation inévitable qu'il entraîne, quête initiatique.
Ceux qui m'aiment prendront le train (1997). La première moitié du film, radicale, entièrement située dans une rame de T.G.V., présente une quinzaine de personnages de façon fragmentaire. Des séquences heurtées, tournées caméra à l'épaule, saisissent les corps des acteurs au plus près du mouvement ; le rythme du montage semble épouser la fièvre de ce groupe de personnages en crise.  
Intimacy (Intimité, 2001), réalisé en anglais et tourné à Londres d'après des récits de Hanif Kureishi, se resserre sur un petit nombre de personnages, avec alternance de plans contemplatifs et de séquences fébriles = passion d'un homme et d'une femme qui ne se retrouvent que pour faire l'amour. Les scènes de sexe rythment le film : tournées en temps réel, elle forment à elles seules une narration sans parole où l'amour physique développe sa propre histoire. Ours d'or du festival de Berlin, très grand succès critique.
Son Frère (2003), inspiré d'un récit de Philippe Besson, corps d'un homme jeune en train de mourir d'une maladie mystérieuse : la caméra scrute avec passion l'intimité du contact médical, précis et neutre ; et le regard qu'elle pose sur la maladie est comme une méditation sur l'opacité de la chair et l'émotion qui s'y attache, au-delà de l'érotisme.

2003, Phèdre de Racine, un spectacle conçu selon un dispositif bi-frontal qui fait la part belle aux personnages masculins : la relation destructrice de Thésée à son fils devient l'axe autour duquel tourne ce monde d'interdiction du désir ; l'exposition finale du corps d'Hippolyte supplicié fait entendre dans la tragédie française la cruauté du mythe originel. 
Met en scène Così fan tutte au festival d'Aix-en-Provence (2005).

Voir exposition du Louvre : Les visages et les corps.