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Condillac > Traité des sensations (1754)

Présentation

Condillac, Traité des sensations suivi du Traité des animaux, Fayard, 1984.

Présentation
Étienne Bonnot de Condillac (1714-1780) est « le disciple immédiat et l'interprète français de Locke » : il a attaché son nom à une doctrine, le sensualisme, prolongement de l'empirisme défendu dans l'Essai sur l'entendement humain. Plus encore que le philosophe anglais Locke, il insiste sur le rôle des signes, et donc du langage, dans la genèse de la connaissance : il fournit à l'Encyclopédie sa Logique et à l'Idéologie (Destutt de Tracy) son programme. Le Traité des sensations (1754) s'efforce de démontrer que « toutes nos connaissances et toutes nos facultés viennent des sens, ou plutôt des sensations » : il apparaît comme la contribution la plus conséquente de la philosophie des Lumières à la réfutation de l'idéalisme. Mais s'agit-il pour autant d'un matérialisme ? Le terme de « sensation » dit bien que « les sens ne sont que cause occasionnelle. Ils ne sentent pas, c'est l'âme seule qui sent à l'occasion des organes ; et c'est des sensations qui la modifient, qu'elle tire toutes ses connaissances et toutes ses facultés ». Aussi vaudrait-il mieux parler de « sensationnisme »...
Voir La sensation

Extraits
Condillac reprend les thèses empiristes de Locke. Cependant, contrairement à lui, Condillac soutient que toutes nos connaissances viennent de la seule sensation. Thèse fondamentale du sensualisme = la sensation est l'unique source de toutes nos connaisances. De la sensation naissent donc toutes nos idées, mais aussi, ce qui fait l'originalité de Condillac, toutes nos facultés. Dans ce passage tiré de l'Extrait raisonné du traité des sensations, Condillac exprime clairement cette thèse ; pour lui, chacune de nos facultés apparait comme une transformation de la sensation initiale, et c'est en ce sens que l'on parle de sensation transformée.

"Le principal objet de cet ouvrage est de faire voir comment toutes nos connaissances et toutes nos facultés viennent des sens, ou, pour parler plus exactement, des sensations : car dans le vrai, les sens ne sont que cause occasionnelle. Ils ne sentent pas, c'est l'ame seule qui sent à l'occasion des organes ; et c'est des sensations qui la modifient, qu'elle tire toutes ses connaissances et toutes ses facultés. Cette recherche peut infiniment contribuer aux progrès de l'art de raisonner ; elle le peut seule développer jusques dans ses premiers principes. En effet, nous ne découvrirons pas une manière sûre de conduire constamment nos pensées, si nous ne savons pas comment elles se sont formées. Qu'attend-on de ces philosophes qui ont continuellement recours à un instinct qu'il ne sauroit définir ? Se flattera-t-on de tarir la source de nos erreurs, tant que notre ame agira aussi mystérieusement ? Il faut donc nous observer dès les premières sensations que nous éprouvons ; il faut démêler la raison de nos premières opérations, remonter à l'origine de nos idées, en développer la génération, les suivre jusqu'aux limites que la nature nous a prescrites : en un mot, il faut, comme le dit Bacon, renouveler tout l'entendement humain."

"Nous avons remarqué, quand nous considérions l'odorat, l'ouïe, la vue et le goût, chacun séparément, que notre statue était toute passive par rapport aux impressions qu'ils lui transmettoient. Mais actuellement, elle peut être active à cet égard dans bien des occasions : car elle a en elle des moyens pour se livrer à l'impression des corps, ou pour s'y soustraire. Nous avons aussi remarqué que le désir ne consistoit que dans l'action des facultés de l'ame, qui se portaient à une odeur, dont il restait quelque souvenir. Mais depuis la réunion de l'odorat au toucher, il peut encore embrasser l'action de toutes les facultés propres à lui procurer la jouissance d'un corps odorifiant. Ainsi, lorsqu'elle désire une fleur, le mouvement passe de l'organe de l'odorat dans toutes les parties du corps : et son désir devient l'action de toutes les facultés dont elle est capable. Il faut remarquer la même chose à l'occasion des autres sens. Car le toucher les ayant instruits, continue d'agir avec eux, toutes les fois qu'il peut leur être de quelque secours. Il prend part à tout ce qui les intéresse; leur apprend à s'aider réciproquement; et c'est à lui que tous nos organes, toutes nos facultés, doivent l'habitude de se porter vers les objets propres à notre conservation."

L'hypothèse de la statue
Célèbre hypothèse de la statue. Condillac nous présente cette hypothèse dans le Traité des sensations : il propose de remplacer, par une hypothétique statue, l'homme originel. Cette statue est organisée comme nous intérieurement mais elle est animée d'un esprit qui est privé de toute espèce d'idées.
Condillac veut démontrer deux choses à l'aide de cette hypothèse. Premièrement, il veut montrer que toutes nos facultés tiennent leur source de la sensation. La sensation, en se tranformant, explique toutes les facultés : par exemple, l'attention, lorsque la statue est en présence d'une première sensation ; la mémoire, lorsqu'il y a persistance de cette sensation ; la comparaison, lorsqu'il y a attention à la sensation présente et à la sensation passée, etc. => l'entendement est l'ensemble des facultés ainsi engendrées. Equivalence des cinq sens. Il attribuera même à la statue, comme premier sens, celui de l'odorat, ce sens étant considéré comme le plus primitif de tous les sens. Il montrera que toutes les facultés de la statue peuvent être engendrées à l'aide de ce seul sens.

Le problème de Molyneux
Selon l'opinion commune de l'époque, c'est le sens de la vue qui nous fait découvrir les grandeurs, les distances et l'existence du monde extérieur, ou en d'autre mots, il y a primauté de la vue dans la perception spatiale et dans la connaissance du monde extérieur. Dans son Essai sur l'origine des connaissances humaines, Condillac soutiendra cette idée. Cependant, très en vogue à cette époque, il y a le fameux problème de Molyneux auquel philosophes et médecins tenteront de répondre.
Ce problème est le suivant : un aveugle-né, recouvrant soudain la vue, saurait-il distinguer par la vue une sphère d'un cube qu'il distinguait auparavant par le toucher ? Molyneux avait répondu non, Locke, Berkeley, Voltaire, l'ont approuvé. Dans son Traité des sensations, Condillac se rangera parmi eux. Pour lui, pas plus que l'odorat, le goût ou l'ouïe, la vue n'engendre le monde. C'est le toucher qui juge des grandeurs, des formes et des existences extérieures.
Locke, dans le livre II de son Essai, consacré à la perception, avait reproduit la lettre du « savant M. Molyneux » : « supposez un aveugle de naissance », qui aurait appris à « distinguer par l'attouchement » le globe et le cube ; s'il venait à recouvrer la vue, il ne pourrait pas les reconnaître sans les toucher, dans l'impossibilité où il se trouverait de mettre en rapport les deux expériences. Condillac soutient au contraire, dans l'Essai sur l'origine des connaissances humaines (1740), « que l'œil juge naturellement des figures, des grandeurs, des situations et des distances », c'est-à-dire qu'il existe un rapport direct de la sensation à la connaissance géométrique. Mais ensuite, embarrassé par les brillants paradoxes de Diderot dans la Lettre sur les aveugles (1749), il entreprend « de considérer séparément nos sens, de distinguer avec précision les idées que nous devons à chacun d'eux, et d'observer avec quels progrès ils s'instruisent, et comment ils se prêtent des secours mutuels ». Il imagine donc une statue, d'abord « bornée au sens de l'odorat », puis acquérant progressivement l'ouïe et le goût (première partie du Traité des sensations) ; le toucher ajoute ceci de déterminant qu'avec lui nos sens cessent d'être de simples « modifications » de nous-mêmes : une statue qui n'aurait que l'odorat serait l'odeur de ce qu'elle sent, au lieu qu'« un homme borné au toucher découvre son corps et apprend qu'il y a quelque chose hors de lui » (deuxième partie). C'est donc le toucher, et non la vue, « qui apprend aux autres sens à juger des objets extérieurs » (troisième partie). Et il est juste de dire que le jugement n'est « que la sensation même qui se transforme différemment » ; mais aussi « la réflexion, les désirs, les passions, etc. » : « dans l'ordre naturel tout vient des sensations » (quatrième et dernière partie).
Condillac était très conscient de la nouveauté de sa thèse : « le Traité des sensations est le seul ouvrage où l'on ait dépouillé l'homme de toutes ses habitudes », c'est-à-dire où l'on ait posé pour commencer un homme sans facultés – rien d'autre qu'une statue. Du problème de Molyneux, Berkeley avait pu tirer argument en faveur d'un idéalisme radical (Nouvelle Théorie de la vision, 1709) : l'empirisme, s'il réfutait l'innéisme des idées, n'expliquait pas comment surmonter l'hétérogénéité des sensations. Condillac va plus loin que Locke. Il discute le rapport de l'impression à l'objet, les notions de besoin, de désir, d'instinct, d'inquiétude (« l'inquiétude causée par la privation d'un objet, est le principe de nos déterminations »). 

Le langage
Le langage tient un rôle très important dans la pensée de Condillac. En effet, selon lui, s'il n'y a pas de langage, il n'y a pas d'idées générales et, s'il n'y a pas d'idées générales, la connaissance du monde est impossible. Le langage permet de fixer nos idées, il permet à l'homme d'analyser ses pensées, de les composer, de les décomposer et de leur donner des noms et de les regrouper. C'est donc à l'aide du langage que l'homme peut constituer des idées générales qui sont abstraites à partir de données particulières des sens. Cependant, une langue peut être mal construite, elle peut s'appuyer sur des généralisations hâtives. Seule l'analyse, pour Condillac, permet de corriger ces erreurs en décomposant et en recomposant à nouveau nos idées. Il est donc indispensable pour lui que nos langues soient bien faites puisque toute langue bien faite exprime une connaissance exacte de la réalité : "toute science est une langue bien faite".