Un peu de théorie

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Classes à projet artistique et culturel

Présentation

À PROPOS DE LA CRÉATION DES CLASSES À PROJET ARTISTIQUE ET CULTUREL

Instaurer un dialogue durable et constructif entre l’action culturelle et le champ disciplinaire des lettres, de la maternelle à l’université.
À l’initiative de Jack Lang, le Plan pour l’éducation artistique et l’action culturelle inscrit désormais “les problématiques artistiques et culturelles au cœur des apprentissages”. Dans l’enseignement secondaire, le Plan a ainsi permis la mise en place de dispositifs nouveaux (notamment les classes à projet artistique et culturel) qui nous autorisent à penser les relations entre des objectifs d’ordre disciplinaire et des objectifs centrés sur l’accès à l’art et à la culture.
La tension naturelle qui existe entre l’art, la culture et l’enseignement, ne doit pas nous faire perdre de vue l’objectif qui tend à donner à l’élève, à l’étudiant, les moyens d’acquérir un juste rapport au langage, à la littérature, et au monde afin qu’il puisse mieux percevoir en quoi la littérature peut lui être nécessaire.
Cette tension donne matière à controverse : il ne s’agit aucunement d’éviter les nœuds dramatiques auxquels on se heurte dès lors que l’on met en rapport l’art, la société, l’Ecole, mais de poser clairement les termes du débat et les enjeux pour l’élève et le monde dans lequel celui-ci devra s’inscrire selon sa singularité, son désir.
Ce dialogue doit nous permettre de dégager des pistes de recherche et des moyens d’action.

Soi-même comme un autre (Paul Ricoeur) : intervention d'Anne Roche à l'IUFM Toulouse, déc. 2000
En sixième, j'ai eu en sujet de rédaction : "Faites honnêtement votre portrait." Ce "honnêtement" m'avait plongée dans des abîmes de perplexité. Je commençai par me poster devant la glace. Ce que je voyais ne m'inspirait rien. J'eus l'idée de me faire une grimace, que mon reflet renvoya aussitôt, et que je décrivis aussi sec avec la formule "un rire de cannibale". C'était copié de La Féerie cinghalaise de Francis de Croisset, qu'apparemment mon professeur n'avait pas lu. Première canaillerie : chiper une phrase qui n'était pas de moi. Comme le portrait devait être aussi moral, j'entrepris de me charger de crimes divers, à la mesure toutefois d'une classe de sixième, mais que je n'avais pas commis. Le professeur, après avoir lu mon devoir à haute voix et beaucoup ri (en classe), me demanda si c'était vrai. Impavide, j'affirmai que oui. J'en tirai aussitôt, malgré mon âge tendre, la conclusion suivante : on pouvait impunément mentir et voler, et on avait de bonnes notes.
Les choses ont dû changer depuis ma classe de sixième. Cependant, il me semble que les propositions d'écriture sont toujours, peu ou prou, tributaires d'une pensée (d'une idéologie ?) de la sincérité, de l'authenticité. Marie-Hélène Roques citait des manuels de troisième où l'on propose aux adolescents de 15 ans d'écrire une page de leur journal intime ou de raconter leur plus mauvais souvenir. Pourquoi pas ? Mais il y a peut-être d'autres choses à faire, qui, en désimpliquant la personne, permettent de faire émerger quelque chose de plus neuf, y compris pour celui qui écrit. Sans pour autant être obligé de recourir au mensonge.
"Les gosses dans les écoles savent déjà cela. On les invite à décrire, mettons, une soirée en famille. Et aussitôt ils vous campent un grand-papa à barbe blanche, une soeur qui brode sous la lampe et un père qui lit le journal après sa journée de travail. /.../ Et pas un ne s'avisera de raconter les saouleries, les claques, la tambouille, la bouteille de rhum sur une chaise, la paillasse où l'on dort à six./.../ Ils ont compris la règle du jeu, ces petits..." Georges HYVERNAUD, La peau et les os (1949), Pocket 1998 p.51. Une discussion intéressante a opposé à ce sujet Philippe Lejeune, pour qui l'élève perçoit la convention de l'exercice et se sait donc autorisé à mentir ou à jouer avec la vérité, et Annie Pibarot, pour qui la plupart des élèves de milieu plus modeste seront trop proches de la littéralité de la consigne et donc incapables d'en détourner l'exécution.
Il ne s'agira donc pas ici de l'autobiographie corne de taureau, type Rousseau et Leiris, pratique d'écriture à laquelle tout un chacun peut vouloir se mesurer à un moment crucial de sa vie, mais de l'autobiographie comme genre, en milieu scolaire ou universitaire (je n'ai pas dit genre scolaire), soit un apprentissage qui en vaut un autre pour apprendre à manier sa langue maternelle. La manier dans les deux sens : la lire, et l'écrire, et puis la lire, et puis l'écrire ...

Faut-il devenir un professeur de lettres à tendance artistique ? Un enseignant-chercheur ?

La culture livresque est une chose, la culture personnelle et corporelle en est une autre.
On emploie souvent, non sans répugnance, les termes “indocile” ou “indocilité” pour qualifier le comportement des élèves à l’école et on les place dans le paradigme de l’incivilité
Mais ces termes sont plus exacts que l’on ne pense si on considère leur sens étymologique : “peu susceptible d’instruction” par opposition à “docile” (emprunté à la fin du XVème siècle au latin “docilis” dérivé de “docere” : “disposé à se laisser instruire”
La lutte contre l’indocilité culturelle est la vraie mission de quiconque veut enseigner au sens le plus humain de ce terme : nourrir pour donner des forces.
Comment faire que les élèves soient en état de recevoir ?
« Je me demande parfois si les mélancoliques ne sont pas les seuls bons lecteurs » écrit Antoine Compagnon (Montaigne, Proust, enfants en vacances trop longues…) Les élèves sont ennuyés de lire. Quels textes faut-il leur donner ? Et l’enseignant aussi s’ennuie, qui ne se réfère qu’à sa propre formation, sans formation complémentaire ou sans réponse à ses questions urgentes. Son besoin d’échanger, à l’enseignant, ne se lancera pas seul dans l’étude, la lecture « publique » des œuvres contemporaines : très souvent, les professeurs de Français sont des lecteurs de littérature contemporaine, mais très souvent aussi ils estiment que ces lectures-là appartiennent à leur vie privée, sont révélatrices de leurs « goûts », de leurs « choix », de leur « liberté » individuelle.

« Enseigner la poésie » de Pier Paolo Pasolini (1947)
« Si l’enseignant ignore quelle est la fonction de la poésie à l’école, s’il en accepte une interprétation routinière, il se livrera, en la lisant et en l’expliquant à la lettre, à un effort inutile, rendant injustifiée aux yeux de ses « barbares » élèves l’opération poétique, ce produit si noble de la civilisation. Si donc, de cet examen négatif se dégagent, au moins en partie, les valeurs à découvrir dans la lecture à l’école d’un texte poétique, valeurs qui sont surtout celles de l’exemple (un texte devient une monade dans laquelle se concrétisent et trouvent une forte vie fantastique de grands thèmes culturels et psychologiques), il est clair que l’on veut donner à l’étude de la poésie un caractère critique, tout au moins in nuce. En termes pédagogiques, cette étude est étroitement complémentaire de celle de la grammaire et de la syntaxe : mais c’est un exercice de plus haut niveau. Voilà que s’éclaire alors la fonction de la poésie à l’école, en tant que conscience linguistique, initiation à l’invention, après la clarification grammaticale, syntaxique et phraséologique de l’institution linguistique, de l’inventum. Mais si l’on tient compte du fait qu’à chaque approfondissement sentimental, à chaque découverte intérieure correspondent un approfondissement et une découverte linguistique, et vice-versa, on comprendra quelle importance ultérieure peut avoir une poésie dont le fonctionnement soit ainsi compris, quand il parvient à mettre en mouvement le mécanisme mental qui conduit de l’introspection à l’expression, et vice-versa. C’est là une tâche pédagogique précise, je dirai même prophylactique, si le résultat en est une prise de conscience, un dépassement de l’instinct et de l’habitude, qui amène l’enfant à prendre conscience de lui-même et de son environnement.
Mais quels seront les textes poétiques à lire au collège ? La réponse est simple, si l’on songe qu’ils doivent être surtout enseignement de la langue, exemples de métaphore, de transcription et d’invention ; il faudra donc choisir ces textes parmi ceux des poètes vivants, qui utilisent une langue vivante, non seulement en tant que lexique, mais surtout en tant que conception d’une utilisation expressive, et dans le choix des sentiments à exprimer. En suivant ces bons principes, j’ai obtenu quelques bons résultats dans mon petit collège de Valvasone… »
L’atelier d’écriture intervient aussi ici. D’ailleurs en atelier, peut-être vaut-il mieux ne pas donner de texte mais seulement des mots-clés pour se démarquer de l’attitude scolaire habituelle qui consiste à s’appuyer sur un texte.

Nos propres choix de textes peuvent être suspects ?
Je propose ces quelques phrases de Hermann Hesse sur les mauvais poèmes : « Mais il arrive parfois que ces beaux poèmes vous deviennent suspects, comme tout ce qui est apprivoisé, adapté, comme les professeurs et les fonctionnaires. et parfois, quand le monde correct vous répugne, vous vous mettez à avoir envie de briser les lampadaires et de mettre le feu au temple ; ces jours-là, les beaux poèmes, y compris les saints classiques, ont un léger goût de censure, de castration, ils sentent trop l’acceptation, la docilité, la prévenance. Vous vous tournez alors vers les mauvais et trouvez qu’ils ne le sont jamais assez. Alors pourquoi lire ? Tout un chacun ne peut-il pas composer lui-même de mauvais poèmes ? Qu’on le fasse et l’on verra que la fabrication de mauvaises poésies rend beaucoup plus heureux encore que la lecture même des plus beaux poèmes qui soient. » in Magie du Livre de Hermann Hesse, chez Corti.

L'atelier devrait ainsi trouver sa place au sein de l’enseignement supérieur comme une pratique, un "travail dirigé" de langue, une occasion de mesurer (sinon de parcourir) la distance entre la pratique univoque, utilitaire de la langue française et celle des langues inventées, dans la langue française, par la littérature. C’est à dire, exactement, l’écriture. Démarche somme toute assez semblable à celle qu’on accomplit lorsqu’on parfait dans un "labo de langue" l’apprentissage d’une langue étrangère: un complément utile et souhaitable, un “luxe” qui donne à l’apprentissage une bonne part de son efficacité mais dont personne n'a jamais pensé qu'il puisse se substituer à l'enseignement de la langue et de la culture d’une civilisation. (Laurent Flieder)
Ne pas faire des enseignants des écrivains ni des écrivains des professeurs.
Il semble par exemple que tant que ne sera pas désamorcée la question de l’évaluation, un pas symboliquement franchi vers une notation en rupture avec l’évaluation traditionnelle, la tendance naturelle de l’institution sera de reconduire dans le neuf des pratiques identifiables, mais tout aussi mortes, d’où la propension par exemple à pastiche et parodie. Pourquoi pas, par amplification, une grille de 8 notations sur 5 points, divisée en 2 pour la note sur 20, dont la liste serait par exemple : richesse dans le sensible et l’imaginaire / résonance du monde et inscription du dehors / dialogue avec l’énoncé ou la contrainte / audace de structure et affirmation formelle / qualités de chant et de rythme / résonance intellectuelle et culturelle / maîtrise des syntaxes / conventions d’orthographe et grammaire ? Je vois surtout dans une telle grille qu'elle aiderait les enseignants, d'abord, à évaluer eux-mêmes… la potentialité de l'exercice qu'ils construisent et proposent. Construire une proposition d'écriture est un cheminement complexe et précis, et cette médiation-là n'est pas encore prise en compte comme art spécifique. Mais pourquoi pas, encore mieux, un contrat de l’enseignant avec sa classe permettant à ceux qui choisiraient en début de première l’option écriture d’invention de se présenter à l’EAF avec un dossier incluant leurs productions tout au long de l’année, pour un entretien raisonné sur leurs lectures, l’évolution de leur écriture, et ce qui s’en est induit pour la langue ? (François Bon sur la difficulté d’évaluer le travail produit en atelier par les élèves)

Art et citoyenneté, par Leslie Kaplan
Quel sens cela a-t-il d’enseigner la littérature à l’école, d’enseigner la langue non seulement comme l’apprentissage d’une technique, mais aussi comme art, comme pratique artistique?
Il me semble que ce sens rejoint celui de la citoyenneté : transmettre des éléments inhérents à l’art et à la littérature a à voir avec la pratique de la citoyenneté.
Et le fait de mettre les élèves, les étudiants dans des situations d’écriture, c’est leur donner d’autres moyens pour faire l’expérience de la distance, de la réflexion, de l’élaboration, de faire l’expérience de leur propre pensée, du risque de leur pensée. Et de faire en même temps l’épreuve du respect de l’opinion, pas seulement de l’opinion des autres, mais de la valeur de l‚opinion en tant que telle, de la pluralité, de la pensée ensemble. Choix, décision, les quelques uns, pas tous, avec qui on peut, on veut, vivre.
C’est une autre façon de les mettre en contact leur façon d’investir la cité, de répondre au monde. (Leslie Kaplan)
"Approcher l'écriture comme question : nouer par un rapport direct à l'écriture vivante le passé et le présent en montrant que l'inquiétude sur le langage et l'inquiétude du langage assurent la pérennité de l'écriture... se frotter à la littérature non pas comme panthéon mais questionnement sur la langue, et la littérature redevient nécessaire… » (Maulpoix)