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Le Breton (David) > Eloge de la marche
Le Breton (David) > Eloge de la marche

Présentation

Le Breton (David), Eloge de la marche, Métailié, 2000.

> Résumé
Jouissance du temps, des lieux, la marche est une dérobade, un pied de nez à la modernité. Elle est un chemin de traverse dans le rythme effréné de nos vies, une manière propice de prendre de la distance et d'affûter ses sens.
L’auteur a pris la clé des champs à la fois par J'écriture et par les chemins frayés. Il mêle dans les mêmes pages Pierre Sansot ou Patrick Leigh Fermor, il fait dialoguer Bashô et Stevenson sans souci de rigueur historique car le propos n'est pas là, il s'agit seulement de marcher ensemble et d'échanger des impressions comme si nous étions autour d'une bonne table dans une auberge du bord de route, le soir, quand la fatigue et le vin délient les langues…

> LE SENS DE LA MARCHE

Je suis le piéton de la grande route par les bois nains ; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d’or du couchant.
Arthur Rimbaud, Enfance
Dans nos déplacements quotidiens, la marche est désormais supplantée par la voiture et les transports en commun qui nous offrent la possibilité de gagner en vitesse en nous dépensant moins. Pourtant, le goût avéré de nos contemporains pour les randonnées, les pèlerinages ou les simples promenades tend à réhabiliter les vertus et le sens de la marche. Car la marche rappelle la vocation naturelle de l’homme au mouvement. Un pas, l’un devant l’autre, il se met en route, il va, il avance. Il retrouve l’ardeur des commencements, l’impulsion des nouveaux départs. Contre la paresse, l’égoïsme, la souffrance, la maladie qui accablent et contraignent parfois à « ne plus bouger », jusqu’à l’arrêt de mort. La marche est un exercice physique très complet et un temps propice pour délier sa pensée, rêver, se ressourcer. Elle participe d’un éveil sensoriel au monde (les odeurs, les bruits, la lumière, les couleurs) et d’un retour à l’essentiel qui permet de se désencombrer, de s’alléger des surcharges inutiles et de reprendre son souffle.
Il y a une sorte de douceur et d’équilibre dans la marche. On peut marcher longtemps sans fatigue. Par tous les temps, toutes les saisons. A chacun son rythme, son endurance. On peut marcher seul, sortir des sentiers battus, se risquer à être soi plutôt que suivre le troupeau. Ou marcher ensemble, faire des choses que l’on ne ferait pas sans l’aide des autres, s’entraîner, partager la sueur, la gourde et les ampoules. Si le marcheur s’associe volontiers à d’autres dans sa découverte du monde, le pèlerin est souvent solitaire, en quête de silence, de contemplation et de communion. Ainsi Ignace de Loyola qui avait choisi de s’appeler « le pèlerin » préférait voyager seul et à pied, pour « marcher humblement avec son Dieu ».
N. S.-L.

© David Le Breton
La marche est une échappée belle loin des routines de pensée ou d’existence, et même de celles de l’inquiétude ou de la tristesse. Elle est une sus- pension des contraintes d’identité et du poids qui les accompagnent. Elle est d’abord l’évidence du monde, elle s’inscrit dans le fil des mouvements du quotidien comme un acte naturel et transparent, elle prolonge le corps vers son environnement, sans effort, et immerge l’homme dans le monde comme dans un univers familier et nécessaire. La marche est une ouverture au monde qui invite à l’humilité et à la saisie avide de l’instant. En mettant le corps au centre sur un mode actif, elle rétablit l’homme dans une existence qui lui échappe souvent dans les conditions sociales et culturelles qui sont aujourd’hui les nôtres. Anachronique dans le monde contemporain de la vitesse, de l’utilité, du rendement, de l’efficacité, la marche est un acte de résistance privilégiant la lenteur, la disponibilité, la conversation, le silence, la curiosité, l’amitié, la gratuité, la générosité, autant de valeurs résolument opposées aux sensibilités néolibérales qui conditionnent désormais nos vies. Prendre son temps, habiter l’instant est une subversion du quotidien, de même la longue plongée dans une intério- rité qui paraît un abîme pour nombre de contemporains qui n’habitent plus que la surface d’eux-mêmes et en font leur seule profondeur.
Le recours à la forêt, à la montagne, aux sentiers est un chemin de traverse pour reprendre son souffle, affûter ses sens, renouveler sa curiosité et connaître des moments d’exception bien éloignés des routines du quoti- dien. Si l’on se donne aux lieux, ils se donnent également, et avec prodigalité. Bien entendu le marcheur ne voit que ce qui était déjà en lui, mais il lui fallait ces conditions de disponibilité pour ouvrir les yeux et accéder à d’autres couches du réel. Sans réceptivité intérieure, sans une transparence à l’espace et au génie des lieux rien ne se fait, le marcheur passe son chemin en laissant derrière lui une chance qu’il n’a pas su saisir.
La marche est ce moment où la présence au monde redevient une forme de spiritualité. Elle conjure la séparation entre l’homme et le monde, et lui donne le sentiment d’appartenir enfin aux éléments, d’être porté par la force intérieure, nourrie de cette alliance. Elle n’est pas un monothéisme car les impressions ressenties sont trop multiples et contradictoires, toujours changeantes, baignées par le plein vent du monde. Sous l’égide d’une pluralité de divinités, elle relève du polythéisme. Que le marcheur les reconnaisse ou non, les dieux marchent avec lui. Chaque espace d’une forêt, d’un fleuve, d’une vallée, d’une montagne, d’une rivière est sous l’empire du génie des lieux. En entrant dans son domaine, le marcheur est saisi d’une émotion particulière. Les lieux ne sont pas neutres, encore moins vides : une force magnétique les traverse. Le génie des lieux veille à l’hospitalité des uns et repousse les autres. On entend parfois le pouls d’une forêt ou d’un désert, la respiration du Dieu qui accueille le marcheur et soutient sa progression. Cette beauté force à lever les yeux et à reprendre son souffle en se demandant par quelle chance on se tient là aujourd’hui. Un parcours n’est pas seulement une rencontre avec les autres, mais d’abord une géographie intime où la confrontation à soi est permanente.
Chaque espace est en puissance de révélations multiples, c’est pourquoi aucune exploration ne l’épuise. La marche est confrontation à l’élé- mentaire. Certes, elle s’inscrit dans un espace imprégné de social et de culturel, mais elle est surtout tellurique. En le soumettant à la nudité du monde, elle sollicite en l’homme le sentiment du sacré. Emerveillement de sentir l’odeur des pins chauffés par le soleil, de voir un ruisseau couler à travers champs, une gravière abandonnée avec son eau limpide au milieu de la forêt, un renard traverser nonchalamment le sentier. L’émotion est souveraine pour l’homme de la ville qui ne connaît plus la banalité et la gravité des choses et les retrouve comme un miracle après ce long détour. Les lieux possèdent parfois un don de guérison. De cette hospitalité qui semble accompagner ses pas, le marcheur éprouve une reconnaissance infinie, il se sent à sa juste place, immergé dans une zone magnétique où vivre possède enfin une évidence lumineuse.
La marche procure une distance propice avec le monde, une disponibilité à l’instant, plonge dans une forme active de méditation, sollicite une pleine sensorialité. Elle est souvent un détour pour se rassembler soi. Quand elle dure des heures ou des jours, elle dissout dans une transe où les ressources physiques se donnent dans une sorte de plénitude. Elle élague les pensées trop lourdes qui empêchent de vivre par leur poids d’inquiétude. Si la souffrance a présidé au départ, elle connaît parfois la chance de se diluer au fil des pas et de ne plus prendre à la gorge avec une telle intensité. La marche est une remise en ordre du chaos intérieur, elle n’élimine pas la source de la tension, mais elle la met à distance. Elle renoue avec les grandes instances amputées par la ville : le soleil, le ciel, la pluie, les arbres, l’horizon, le soir qui tombe, la nuit, la neige, tout ce que l’enchevêtrement des rues et la circulation routière éliminent. En même temps que des nappes de silence flottent des moments de paix. La marche est un remède au sentiment d’être à l’écart du monde.

> D'autres pistes à fouler
De la marche, Thoreau
Résumé
" A quoi bon emprunter sans cesse le même vieux sentier ? Vous devez tracer des sentiers vers l'inconnu.
Si je ne suis pas moi, qui le sera ? " Inspiré par Ralph Waldo Emerson et son livre, Nature, Henry David Thoreau (1817-19o6) quitte à vingt-huit ans sa ville natale pour aller vivre seul dans une forêt, près du lac Walden. Installé dans une cabane de 1845 à 1847, il ne marche pas moins de quatre heures par jour. Pour l'auteur de La Désobéissance civile, farouchement épris de liberté, c'est bien dans la vie sauvage - sans contrainte - que réside la philosophie.
Par cet éloge de la marche, exercice salutaire et libérateur, Thoreau fait l'apologie de la valeur suprême de l'individu. Conférence donnée en 1851, De la Marche constitue un bréviaire indispensable de l'éveil à soi par la communion avec la nature.

Charles Forsdick / L'usage de la lenteur: l'immobilité motorisée, la marche, et le voyage aujourd'hui
Qu'il s'agisse du dix-neuvième ou du vingtième siècle, les fins de siècle se caractérisent par une attitude ambiguë envers le voyage. D'un côté, l'ouverture vers l'autre représente la possibilité d'un renouveau, le rajeunissement d'un chez-soi de plus en plus fatigué ; de l'autre, face à l'incertitude d'un tournant de siècle, partir vers l'ailleurs devient source d'inquiétude - soit parce que l'ici semble être menacé par l'ailleurs, soit que l'ici et l'ailleurs commencent à se ressembler. À titre d'exemple de cette notion sceptique d'une fin de voyages, on cite souvent le onzième chapitre d'À Rebours et la phrase axiomatique de son protagoniste des Esseintes : " À quoi bon bouger, quand on peut voyager si magnifiquement sur une chaise ? ' " Huysmans ne fait pas ici tout simplement allusion à la vieille querelle qui oppose érudit en chambre et aventurier sur le terrain; il réagit en même temps contre les transformations du voyage au cours du dix-neuvième siècle en ce qui concerne sa mécanisation progressive. Dans un tel contexte, la marche est même devenue symptôme pathologique présenté par une série de " dromomanes " dont la dromomanie, l'errance obsessionnelle, représente une extraversion chronique, voire menaçante. Cet article propose d'étudier les dromomanes littéraires de notre fin de siècle et de situer leurs textes (et leur réflexion sur la marche) dans le cadre d'une réflexion plus étendue sur le voyage et l'écriture du voyage aujourd'hui.
Une phrase dans le livre très récent de Bernard Ollivier, Longue marche, fait écho à la conclusion de des Esseintes : " À quoi bon marcher quand on peut se déplacer en voiture ?" Le texte d'Ollivier, cet " autophobe " avoué et marcheur contemporain, sert de réponse élaborée à cette question puisqu'il y raconte les premières étapes d'un voyage à pied qui devrait le mener de la Méditerranée jusqu'en Chine par la Route de la Soie. Comme en témoigne son titre, Longue marche s'intègre au retour de la marche qui fait partie de la littérature - et surtout de la littérature de voyage - contemporaine. En considérant ce retour, cet article propose d'analyser la mise en cause de l'espace géographique du voyage ainsi que certaines tentatives de récupérer, par des trajets pédestres, les micro-déserts - de l'espace, du temps, de la mémoire - qui restent. Comme le constate Christophe Ransmayr, " une ligne aérienne n'est qu'une ligne et non un chemin: physiologiquement parlant, nous sommes des marcheurs, des piétons". Il y a pourtant un décalage entre les origines physiologiques et les réalités actuelles du voyage. Dans son Éloge de la marche, David Le Breton souligne le rôle dans l'évolution de l'humanité de ce mode de déplacement:
La faculté proprement humaine de donner du sens au monde, de s'y mouvoir en le comprenant et en le partageant avec les autres, est née du redressement de l'animal humain il y a des millions d'années. La verticalisation et l'intégration de la marche bipède ont favorisé en effet la libération de la main et du visage. Ces milliers de mouvements rendus disponibles ont élargi à l'infini les capacités de communication et la marge de manœuvre de l'homme sur son environnement et contribué au développement de son cerveau. L'espèce humaine commence par les pieds [ ... ], même si la majorité de nos contemporains l'oublie et pense que l'homme descend simplement de la voiture
C'est justement la dépendance vis-à-vis du voyage motorisé - et même la dépendance au voyage motorisé - qui a provoqué cet éloge de Le Breton, ainsi qu'une série de textes analogues : " Éloge modéré de la lenteur " de Jacques Réda, Traité de la promenade de Rémi Villedecaze, Du Bon Usage de la lenteur de Pierre Sansot,Éloge de la lenteur, dossier dans Télérama du 6 mai 2000'. La lenteur de la marche sert de réplique à ceux qui prévoient le rétrécissement du terrain du voyage. Pourtant, lorsqu'on parle de la fin des voyages à l'époque actuelle, les justifications de cette vision apocalyptique se multiplient: le réexamen postcolonial et anthropologique des implications du déplacement physique ; l'effacement du divers par la mondialisation du tourisme et des nouvelles technologies ; l'épuisement et la banalisation de l'espace exotique ; l'angoisse de l'intertextualité qui condamne l'écrivain-voyageur à suivre perpétuellement les traces de ses prédécesseurs. Mais la menace principale, c'est sans aucun doute l'accélération progressive : tout va trop vite - et il ne s'agit plus d'une vitesse relative (distinguant la marche de la voiture, ou la voiture de l'avion) qui transforme le voyage, mais plutôt du spectre d'une vitesse absolue qui risque d'effacer l'espace et d'anéantir le voyage lui-même.
Saint-Pol Roux avait déjà proposé cette distinction en liant " l'accouplement du départ et de l'arrivée " - c'est-à-dire la possibilité d'" être arrivé sans être parti " - à ce qu'il nomme "la vitesse infinîe " : " La Vitesse, continue-t-il, ne serait-ce pas une Évaporation ? ", une abolition du voyage géographique . C'est à la suite d'un trajet en voiture de Camaret à Brest au début des années trente qu'il a noté quelques-uns des fragments de son recueil Vitesse. Qualifiant d'immobilité motorisée la vitesse mécanique, le poète contribue ainsi à une réflexion plus répandue sur l'enfermement du voyageur, enfermement qui résulte du perfectionnement des moyens de transport, Lorsque, selon la figure de Saint-Pol Roux, le " fauteuil d'auto " devient " fauteuil de cinéma ", l'espace du voyage s'encadre dans les vitres du véhicule et ce qu'on pourrait qualifier d'une esthétique de la séparation s'en dégage '. Ce que ressent Saint-Pol Roux, c'est une diminution de l'engagement du corps dans le voyage, une désintégration des rapports entre le voyageur et le paysage qu'il traverse : " On va de plus en plus vite comme afin de se débarrasser grain à grain de son poids corporel..." Une telle perte sensorielle et un tel manque de contact avec le réel caractérisent, par exemple, la traversée des États-Unis en train, décrite dans leJournal des îles du brestois Victor Segalen. Il y a toujours chez Segalen une forte tendance anti-ferroviaire - surtout en Chine, où le réseau des chemins de fer s'étend comme une pieuvre à travers le pays ; le trajet américain se complique, puisque le voyageur souffrait déjà - à son insu - d'une typhoïde :
À mesure que passent les heures, une étrange fatigue m'engourdit [ ... ] la pleine Califomie défile très vite aux grandes vitres du car. Un engourdissement progressif , un voile, un désintéressement du corps, des yeux, des oreilles... puis, en vingt heures, l'hôtel, la voiture d'ambulance, l'hôpital. J'ai promené à travers l'Amérique-Nord un premier septennaire de typhoïde.Aux hallucinations du malade s'ajoute, pourtant, un sentiment de séparation physique, de mise en scène du paysage dont le corps s'éloigne progressivement.
Saint-Pol Roux commence, pourtant, à jeter les bases d'un éloge de la marche et de la lenteur: " On ne voyage vraiment qu'à pied, sinon l'homme n'est qu'un bagage animé", et cette réaction en regard des machines se répan chez ses contemporains : dans son Petit traité de la marche en plaine, par exemple, Gustave Roud chante les plaisirs du " tissu imprévisible de sursauts, d'acquiescements, de dérives plus fructueuses que des poursuites " que propose la marche ". Ce dont parle le poète romand, c'est d'un renouveau sensuel ainsi que d'une redécouverte de l'imprévisibilité de la marche. Ce besoin de contact - mais de contact imprévu - démontre même la valeur éthique des trajets pédestres, trajets qui permettent au voyageur une proximité au terrain et à l'autre, ce que justement le voyage motorisé a tendance à empêcher. Saint-Pol Roux met en relief les apports de cette proximité : " La terre, pour la comprendre tout à fait, nous devons d'abord l'approcher avec la primitivité de notre chair et les antennes de nos sens". La marche devient ainsi antidote contre l'immobilité du voyageur - voyageur que la mécanisation transforme (nous citons encore une fois Saint-Pol Roux) en " cul-de-jatte aux fesses de sept lieues ` ". Le corps s'atrophie et les moyens de transport deviennent peu à peu prothèses.
De ces voyages du début du vingtième siècle s'est dégagée une analyse contemporaine - chez des penseurs tels que Paul Virilio - de la vitesse et de l'effacement de l'espace qu'implique l'accélération incessante : la vitesse s'impose ; la lenteur s'use. La réflexion de Virilio sur la vitesse - inspirée en partie des écrits de Saint-Pol Roux - s'intègre maintenant au discours fin-de-siècle de la fin des voyages. Dans l'un de ses premiers livres, Vitesse et politique, Virilio esquisse une historiographie de l'accélération, une analyse historique selon laquelle le pouvoir politique dépend des moyens de production de la vitesse. Dans sa conception de la dromologie, la vitesse relative cède peu à peu à la vitesse absolue, d'une telle façon que, selon son Esthétique de la disparition, " l'annihilation de temps et de l'espace par les hautes vitesses substitue la vastitude du vide à celle de l'exotisme et du voyage ".
De la vitesse relative se dégage donc une esthétique de la séparation, alors que de la vitesse absolue résulte une esthétique de la disparition. Les marcheurs contemporains montrent une autre voie, à savoir celle d'une esthétique de la réintégration - ou, selon Jacques Lacarrière, d'un " repaysement " au lieu de ce dépaysement total. Parler de la marche aujourd'hui est devenu difficile : cette activité quotidienne s'est transformée en phénomène littéraire et culturel très varié et même - avec le petit pas de Neil Armstrong, avec le Paris-Strasbourg, épreuve mythique lancée en 1926 et soutien (à un certain moment) de l'identité patriotique de la France - en acte historique". Dans le domaine du voyage actuel, pourtant, ce qui nous intéresse, ce n'est ni (pour emprunter des termes à Jacques Lacarrière) la marche routinière de tous les jours, ni l'épuisante marche routière qui fait partie d'une culture du risque pour le risque, mais plutôt une marche buissonnière, inactuelle et souvent même subversive ". Marcher aujourd'hui n'est plus une épreuve subie dont l'incertitude et la lenteur font partie de la servitude du voyage. Comme l'a signalé Jean-Claude Bourlès en parlant de son voyage en Bretagne, il y a toujours un côté inactuel, voire parfois nostalgique : " Celui-ci se fera à pied, vieille manie d'approcher un pays en égrenant le temps des routes, seul moyen de comprendre et retenir, sinon l'essentiel, du moins ce qui lui ressemble ". Mais les usages contemporains de la marche représentent toujours un choix positif ; du retour actuel de la marche - que l'on découvre non seulement chez des " écrivains-voyageurs " (Bourlès, Lacarrière) mais aussi chez des écrivains du quotidien (Philippe Delerm, Pierre Sansot) - se dégagent de nouvelles manières de redécouvrir le réel et de s'en approcher.
Dans La France fugitive, Michel Chaillou réagit à " l'escamotage perpétuel du TGV ", dans Cheminfaisant, Jacques Lacarrière plaint le garagiste interdit de marcher parce qu'" [i]l n'y a pas de dimanche pour les autos". Le retour contemporain à la marche est certainement en partie une réaction à la perte qu'éprouve une société lorsqu'elle subit la locomotion , il ne s'agit pas, pourtant, d'une nostalgie - antimoderniste, réactionnaire - d'un exotisme de la boue et de la lenteur. Les éloges de la décélération - tels que Du Bon Usage de la lenteur de Pierre Sansot - acceptent qu'en termes d'efficacité pratique la marche ne rivalise plus avec les moyens de transport motorisés. Par résultat, marcher ne représente pas un moyen de déplacement plus " authentique ". Le dénigrement du voyage mécanisé occulte, par exemple, le rôle des transports en commun comme lieu de contact et d'échange où le voyageur fait face à l'autre ". Jean-Didier Urbain nous met en garde contre l'idéalisation de ce qu'il appelle " l'incontournable lenteur de la marche " : " Le pèlerin de jadis n'appréciait pas la lenteur de la marche : il la subissait. Le randonneur contemporain l'apprécie au contraire dans sa différence. Le trajet pédestre - et la décélération obligatoire qui l'accompagne - devient plutôt un choix positif, alternatif, un moyen d'accès à ce que Sansot appelle " une autre manière d'exister".
C'est dans ce sens-là que la marche s'affirme comme l'une des activités ou pratiques du quotidien qui - selon Virilio et de Certeau - permet le remembrement des rapports entre le temps et l'espace et la création de lieux de résistance où peuvent se réintroduire le corps et la mémoire dans la vie quotidienne. Marcher devient ainsi une activité clandestine, subversive. Emmanuel de Roux, au cours d'un voyage à pied le long du méridien de Paris, se sent " regardé comme une bête curieuse ", et constate que " le piéton est aussi incongru, en rase campagne, qu'un cheval de labour. Marcher en dehors d'une zone urbaine relève d'un comportement archaïque, sinon suspect " ". Rémi Villedecaze se demande: " Tout promeneur ne prend-il pas le maquis ? ", et celui qui se déplace à pied devient non seulement étranger mais parfois même hors-la-loi ". Les actes de s'écarter, de se ralentir accordent au marcheur un statut privilégié que résume Jacques Lacarrière : " Marcher ainsi de nos jours - et surtout de nos jours - ce n'est pas revenir aux temps néolithiques, mais bien plutôt être prophète ". Le voyageur qui semblait au départ s'avancer " comme un bernard-l'ermite sans coquille, sans mémoire " transforme la marche en acte de transgression . Exploiter la décélération qu'implique la marche, c'est remettre en cause la définition du voyage actuel et nuancer celle de la littérature de voyage contemporaine.
Quel est donc l'apport de la marche au voyage aujourd'hui et dans quelle mesure s'intègre l'étude des récits pédestres dans une étude plus générale de la littérature de voyage contemporaine ? Je me limiterai brièvement à trois pistes de réflexions qui resteront à explorer davantage : le rôle du corps dans le voyage , l'esthétique du voyage à pied , les rapports entre voyage et mémoire. La marche déclenche toutes les sensations, stimule tous les sens. Au lieu de se présenter comme une série éparse d'objets et d'individus, le monde se présente au marcheur comme un système complexe dont le voyageur fait de nouveau partie intégrante. L'accès est permis aux détails auparavant microscopiques ou marginalisés. Réintroduire le corps dans le voyage n'est pourtant pas sans peine. Au début de Chemin faisant, Lacarrière fait l'éloge du pied et privilégie ainsi l'aspect physique, voire physiologique de la marche : " Avant tout, je chanterai les pieds. Que la Muse m'inspire, car le sujet prête à sourire. Les pieds, nos pieds. Qui nous portent et que nous portons. [ ... ] Souvent, il m'arrivait le soir au cours des premiers jours de cette longue marche, de contempler mes pieds avec étonnement : c'est avec ça, me disais-je, que nous marchons depuis l'aube des temps hominiens et que nous arpentons la terre ? "
Mais la répétition du contact avec le sol use le corps ; il faut accepter un apprentissage selon lequel le marcheur s'habitue à la marche. Bernard Ollivier suit de près ce qu'il appelle " le rodage d'une longue marche ", en examinant à la fin des premières étapes sa " peau martyrisée". Cette mise en relief de la corporalité du voyage fait penser inévitablement aux inconvénients de l'engagement physiquement total et aux risques de la panne : " Je marche replié sur ma douleur, aveugle à l'environnement ", écrit Ollivier, dont le premier volume du voyage se termine en panne complète : son corps transformé en " loque " à quelques kilomètres de la frontière iranienne, le narrateur affirme : " Je ne peux plus marcher 30 ". Sans faire intégrer la marche à une culture du défi ou à un syndrome de l'exploit qui risque de transformer le voyageur en m'as-tu-vu, cette exploration du corporel permet une redécouverte de l'une des idées fondamentales du voyage. On parle souvent de l'étymologie du mot anglais " travel " - étymologie partagée avec le mot " travail " - c'est-à-dire le latin " tripalium ", instrument de torture à trois pieux. Pour le marcheur, le voyage, c'est ce qu'on subit activement et non pas ce qu'on vit passivement; les limites du moi sont en jeu, puisqu'en marchant (comme l'a signalé Nicolas Bouvier) on ne fait pas tout simplement un voyage, c'est le voyage qui vous fait - ou vous défait. Le voyage en train ou en voiture privilégie le seul regard et impose en même temps la passivité du corps et l'éloignement du monde ; la marche, elle, ne privilégie pas un sens sur les autres - elle est une expérience sensorielle totale qui permet des voyages de plus en plus difficiles à accomplir, tels que le voyage olfactif.
Dans les voyages pédestres, c'est donc la définition du voyage luimême qui est en jeu. La fragmentation du trajet et sa ponctuation par une série d'étapes et de micro-étapes sert d'alternative à la vision brouillée et fragmentaire des voyages motorisés. Certes, les marcheurs ont besoin du spectre de l'accélération pour se définir : l'itinéraire de Jacques Lacarrière et la route asphaltée s'entrecroisent sporadiquement et il traverse même un " cimetière de voitures " où le marcheur flâne " au milieu de ces carcasses disloquées", Bernard Ollivier est tenté régulièrement par des automobilistes - perplexes en voyant un corps marchant sillonner les routes - qui proposent de le déposer à la prochaine étape. Sa réponse fait écho aux termes de Saint-Pol Roux - " ils sont devenus des culs-de-jatte motorisés, incapables désormais de se déplacer à la force de leurs propres muscles, atrophiés par l'inactivité " " - et même s'il cède parfois et se fait conduire, il tient absolument le lendemain à rebrousser chemin afin de repartir à pied du point où son trajet pédestre s'est terminé la veille. Les récits pédestres deviennent de longues réflexions sur la vitesse et la vision du monde qui en résulte. Ollivier, par exemple, fait trois fois le même trajet et fait la comparaison entre les différents moyens de transport utilisés :
Un camion qui va livrer du bois à Erzouroum m'amène jusqu'au point où je suis monté hier soir dans la limousine des Kurdes. Je sais que ce comportement peut apparaiitre invraisemblable. Mais que l'on me comprenne : ce défilé sur la route d'Eleskirt que je connais déjà pour l'avoir traversé deux fois en voiture hier soir puis en camion ce matin, en fait je ne l'ai pas vu : c'est à pied que je veux le découvrir, de ma hauteur. Et en effet, lorsque j'y suis, je le trouve bien différent, plus grand, plus majestueux, plus impressionnant. Plus réel en un mot
Ayant été séparé des environs en voiture ou en camion, il redécouvre à pied un sentiment de ralentissement qui se transforme en esthétique de la réintégration au paysage. Adrien Pasquali a constaté que " si la vitesse du mode de locomotion produit une vision du monde et sa transformation, la vitesse du déplacement n'est pas sans incidence sur la vitesse du récit, dans sa valeur mimétique " ; grâce à l'atomisation du temps et de l'espace et à l'exploration des rapports complexes entre ces deux dimensions, les récits de voyages à pied illustrent d'une façon exemplaire la problématique signalée par Pasquali, tout en proposant un renouveau des aspects narratifs du récit de voyage contemporain.
De plus, ces voyages à pied s'apparentent à ce que Jean-Didier Urbain a intitulé les " voyages interstitiels ", voyages où sont mis en relief le ralentissement du voyageur et la découverte des chemins de la mémoire, des contours perdus de l'espace. Cette proximité retrouvée, le marcheur fait face au conducteur automobile qui est devenu l'homme de l'oubli, son oeil hypertrophié derrière le pare-brise. Déjà, chez Jacques Lacarrière dansChemin faisant, marcher devient un travail de mémoire pour le marcheur qui découvre " une France jamais livrée, rarement racontée " et qui dépasse le découpage arbitraire que représente la topographie administrative. Les Anneaux de Saturne, de l'Allemand W. G. Sebald, illustre aussi cette tendance : au cours d'un récit d'un voyage pédestre à travers le Suffolk, les rythmes de la marche s'accordent aux rythmes de la mémoire avant d'être remplacés par eux. Il s'agit d'un texte pédestre où la marche sert de moteur, de déclencheur, de moyen de structuration du récit au lieu de se réduire à un intérêt purement thématique.
Cette transformation textuelle de la marche qu'effectue Sebald, cet enracinement total du moyen de déplacement dans la structure et les rythmes du récit nous permettra de proposer une conclusion provisoire et quelque peu spéculative. Ce qui se dégage de ces réflexions sur la marche, c'est une tentative de définir une modalité actuelle du voyage - et du récit de voyage - qui est celle qu'on pourrait appeler la décélération itinérante. Ce ralentissement déborde ainsi le domaine de la marche pour détourner les voyages motorisés ou mécaniques - chez, par exemple, Michel Chaillou dans La France fugitive ou François Bon dans Paysage fer ". L'esthétique de la séparation qu'a créée progressivement la locomotion du voyage cède à une réintégration du voyageur dans le paysage traversé. La marche et les figures de la marche nous proposent de nouvelles modalités du voyage ainsi que des rythmes et des itinéraires inattendus.
© Charles FORSDICK
 
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