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Ellenberger (Henri F.) > La notion de maladie créatrice
Ellenberger (Henri F.) > La notion de maladie créatrice
Quand une maladie se transforme en idée géniale

Présentation

Henri Ellenberger, « La notion de maladie créatrice », Dialogue, vol. 3, no. 1, 1964, p. 25-41.

> Présentation
Novalis : "Nous ne connaissons que bien imparfaitement l’art d’utiliser les maladies. Elles sont probablement la matière et le stimulant les plus importants pour notre pensée et notre activité." Rêveries creuses d’un poète romantique ? se demande Ellenberger. Avec l’avènement du positivisme prévaut la notion hédoniste-utilitaire de la maladie comme désordre pur et simple, d’origine physiologique, qu’il s’agissait de guérir ou de prévenir par des méthodes scientifiques. Du coup la vieille morale qui enseignait « le bon usage des maladies » fut qualifié de fiction consolatrice ou même de « masochisme moral ».
Le XXe siècle n’apporta guère qu’une seule correction à la notion positiviste et scientifique de la maladie : il reconnut la possibilité d’une origine psychogène de certaines maladies physiques et donna droit de cité à la « médecine psychosomatique ». Un seul psychosomaticien eut l’idée d’inverser cette théorie, révèle Ellenberger : si des émotions ou des idées mal dirigées peuvent se transformer en maladie, pourquoi une maladie ne pourrait-elle pas disparaître en se transformant en idée ? C'est le concept de logophanie avancé par Viktor von Weiszäcker. Ce médecin philosophe dit avoir observé des cas où la disparition d’un symptôme physique fut marqué par l’apparition chez le malade d’une idée, voire d’une notion philosophique. Ellenberger prend l'exemple de La Nausée de Sartre. La Nausée, dit-il, se présente comme le journal intime d’un intellectuel occupé à un travail historique ennuyeux. Cet homme est consumé par une névrose qui lui fait prendre en dégoût le monde entier et lui-même. Or, dans les dernières pages du livre, la « nausée » disparaît, remplacée brusquement par l’esquisse d’une philosophie nouvelle que notre héros va maintenant élaborer et qui ressemble par certains traits à la philosophie que Sartre lui-même devait exposer plus tard.

La maladie créatrice semble effectivement exister dans plusieurs domaines et avoir joué un certain rôle dans l’histoire de la religion, de la littérature et de la philosophie. Ellenberger la décrit comme une longue période de méditations et de travail intellectuel intense. Elle peut prendre la forme d’une névrose grave ou même d’une psychose ; la dépression, l’épuisement, la migraine, l’insomnie, l’irritabilité font partie des symptômes qui par ailleurs peuvent varier d’une personne à l’autre. Par contre, dans tous les cas, le sujet est obsédé par une idée ou un but difficile à atteindre ; il vit en général dans un isolement spirituel, persuadé que personne ne peut l’aider. Cet état, qui peut durer plus de trois ans, guérit spontanément. La fin de la maladie entraîne une transformation durable de la personnalité du sujet, qui se trouve alors dans un état d’euphorie, convaincu d’avoir trouvé une nouvelle vérité qu’il se doit de révéler au monde entier. Selon Ellenberger, on peut déceler l’existence de cette maladie chez les chamans, chez les mystiques de toutes les religions et chez certains écrivains et philosophes créateurs (voir Histoire de la découverte de l’inconscient, p. 900). Freud et Jung, par exemple — car ce n’est pas le cas de tous les pionniers de la psychiatrie dynamique — en auraient souffert tous les deux à un moment de leur vie. Mais son exemple le plus fouillé reste celui de Fechner.

> Mes notes personnelles, fébriles, pêle-mêle, inutilisables et désorganisées
Novalis : nous ne connaissons que bien imparfaitement l’art d’utiliser les maladies. Elles sont probablement la matière et le stimulant les plus importants pour notre pensée et notre activité.
Rêveries creuses d’un poète romantique ? Avec l’avènement du positivisme prévaut la notion hédoniste-utilitaire de la maladie comme désordre pur et simple, d’origine physiologique, qu’il s’agissait de guérir ou de prévenir par des méthodes scientifiques. Du coup la vieille morale qui enseignait « le bon usage des maladies » fut qualifié de fiction consolatrice ou même de « masochisme moral ».
Le XXe siècle n’apporta guère qu’une seule correction à la notion positiviste et scientifique de la maladie : il reconnut la possibilité d’une origine psychogène de certaines maladies physiques et donna droit de cité à la « médecine psychosomatique ». Un seul psychosomaticien eut l’idée d’inverser cette théorie : si des émotions ou des idées mal dirigées peuvent se transformer en maladie, pourquoi une maladie ne pourrait-elle pas disparaître en se transformant en idée ?
= concept de logophanie avancé par Viktor von Weiszäcker. Ce médecin philosophe dit avoir observé des cas où la disparition d’un symptôme physique fut marqué par l’apparition chez le malade d’une idée, voire d’une notion philosophique. Exemple tiré de La Nausée de Sartre. La Nausée se présente comme le journal intime d’un intellectuel occupé à un travail historique ennuyeux. Cet homme est consumé par une névrose qui lui fait prendre en dégoût le monde entier et lui-même. Or, dans les dernières pages du livre, la « nausée » disparaît, remplacée brusquement par l’esquisse d’une philosophie nouvelle que notre héros va maintenant élaborer et qui ressemble par certains traits à la philosophie que Sartre lui-même devait exposer plus tard.
La maladie créatrice semble effectivement exister dans plusieurs domaines et avoir joué un certain rôle dans l’histoire de la religion, de la littérature et de la philosophie (les Mystiques, par exemple.)
Névrose créatrice : Fechner inventa la notion de principe de plaisir après des semaines de dépression. Tout écrivain disposerait d’une certaine quantité d’énergie nerveuse utilisable pour la création littéraire. En se surmenant, il épuise cette provision d’énergie. C’est le drame de la vie du créateur intellectuel, qui est de concevoir une œuvre toujours plus puissante que celle qu’il parvient à réaliser.

ARIDITE/LOGOPHANIE/FECHNER
On a énormément parlé de l’inspiration poétique et beaucoup moins de son contraire, l’aridité du poète qui n’arrive pas à créer malgré ses efforts désespérés. Pas beaucoup d’études sérieuses sur l’épuisement du romancier. Les faits qu’il rapporte démontrent l’existence d’un malade inconnu qui est l’auteur en travail de gestation. Cet homme, tel qu’on le rencontre dans le monde est luisant de santé, aimable, parfois spirituel, souvent gai. Mais dès qu’il s’assied devant sa table de travail et prend la plume pour écrire c’est l’effondrement, la chute verticale dans l’abîme de l’impuissance. En trois secondes leur cerveau est devenu noir, d’un noir affreux. Ils fuient leur table, désolés, se demandant s’ils pourront encore écrire. L’auteur de cet article attribue la maladie du romancier à l’épuisement. Tout écrivain disposerait d’une certaine quantité d’énergie nerveuse utilisable pour la création littéraire ; en se surmenant il épuise cette provision d’énergie. C’est le drame de la vie du créateur intellectuel qui est de concevoir une oeuvre toujours plus puissante que celle qu’il parvient à réaliser. Le remède serait donc de savoir limiter sagement ses ambitions et de ménager ses forces. D’après cette conception, l’aridité du romancier serait une forme particulière de l’épuisement par surmenage, de même qu’il existe un surmenage physique et un surmenage affectif.
Mais n’y a-til pas d’autres formes d’aridité littéraire, plus directement liées au processus créateur ? Pour Edmond Jaloux, l’aridité et l’inspiration sont deux aspects d’un même phénomène, lequel est de nature affective. Il les compare à ce qui se produisit chez le héros de Proust qui, ayant perdu sa grand-mère, n’en éprouva aucun chagrin pendant un an, jusqu’à ce qu’un événement fortuit ait déterminé une prise de conscience du deuil et une brusque invasion de la douleur. Rien ne correspond mieux à l’aridité que cette sécheresse de près d’une année à l’égard d’un chagrin.

"Il m’est arrivé de voir l’inspiration s’emparer d’un écrivain. La transfiguration est évidente; le visage s’apaise et rayonne en même temps, les traits se détendent, l’oeil s’anime d’une clarté particulière, d’une sorte de désir étrange, et qui ne tend à rien de réel. C’est une présence physique indubitable. Mais, dans les périodes d’aridité, l’apparence de l’homme se modifie aussi. Il advient qu’il ait le teint plombé et terreux, l’oeil terne, le visage renfrogné, l’expression maussade. Alors que dans le premier cas l’individu semble se dépasser, dans l’autre il est au-dessous de lui-même."

"Ces crises d’aridité surviennent sans avertissement et ne semblent pas avoir de rapport avec la santé ou la maladie, ni avec les événements de la vie passionnelle. Il s’agit vraisemblablement d’une vitalité particulière, d’une force peu connue et qui reste à découvrir. Quoi qu’il en soit, Jaloux ne doute pas que cette aridité ne soit presque toujours féconde, et il la compare au repos de la terre après l’automne. Qu’elle soit de durée longue ou brève, ce n’est qu’une période intermédiaire qui sépare l’écrivain d’un progrès ou d’un approfondissement de ses dons. L’explication de la phase d’aridité par la simple fatigue semble peu satisfaisante. Il s’agirait plutôt d’un processus intérieur par lequel se déchirent ces parois de glace qui séparent le moi profond du moi superficiel et les empêchent de se rejoindre.
Nous pouvons conclure qu’une partie au moins des états d’aridité poétique et littéraire sont dus à une cause autre que le simple épuisement ; il s’agirait d’un processus par lequel l’écrivain arrive à faire affleurer à la surface de l’esprit un monde d’images et de pensées enfouies dans les profondeurs de l’inconscient ; ce processus est affreusement pénible et constitue donc à proprement parler une maladie créatrice."

La maladie créatrice a-t-elle joué un rôle dans l’élaboration de l’oeuvre de certains philosophes, donc dans l’histoire de la philosophie ? Fechner, nommé prof de physique à l’université de Leipzig, mais dès ce moment il commença à souffrir d’un épuisement que l’on attribué au surmenage auquel il continuait de se livrer. À l’âge de 39 ans, sa santé s’effondra et il fut obligé d’interrompre toute activité pendant les trois années suivantes. L’étrange maladie qu’il subit alors nous est connue par un récit autobiographique.

Dans la terminologie psychiatrique moderne, on la diagnostiquerait dépression névrotique grave avec préoccupations hypocondriaques, peut-être compliquée par les effets d’une lésion de la rétine consécutive à des expériences dangereuses. Fechner avait regardé directement le soleil afin d’étudier les images visuelles post-sensorielles. Pendant la plus grande partie de sa maladie, F. Vivait dans l’isolement complet, dans une chambre obscure dont les murs étaient peints en noir, portant un masque ou un appareil occlusif sur les yeux. Il ne supportait presque aucune nourriture et son état physique inspirait des inquiétudes. Il arriva alors qu’une dame, amie de la famille, rêva qu’elle lui préparait un plat de jambon épicé cuit dans le vin du Rhin et le jus de citron. Impressionnée par ce rêve, elle prépara ce plat et alla le lui apporter, le suppliant d’y goûter. F. Le fit avec hésitation mais s’en trouva bien. A partir de ce jour, il en mangea tous les jours une petite quantité et ses forces physiques s’améliorèrent.
Mais l’état mental restait le même. F entreprit alors de forcer ses facultés mentales à fonctionner, effort épuisant qu’il comparait à celui d’un cavalier domptant une monture rebelle. Au bout d’un an, il aperçut en rêve le chiffre 77 et en conclut que sa guérison aurait lieu le 77e jour, ce qui se produisit effectivement. Mais la période de dépression de 3 ans fut suivie par une période d’excitation intellectuelle et d’euphorie de quelques semaines. F eut alors des idées de grandeur, se croyait capable de résoudre toutes les énigmes du monde. Cet état d’hypomanie disparut à son tour mais F eut la conviction qu’il avait découvert un principe universel comparable en importance au principe de la gravitation universelle de Newton. Il l’appela le principe de plaisir.
Nous avons ici un exemple typique de logophanie. L’euphorie hypomaniaque était remplacée par l’apparition d’une idée philosophique. En outre, au moment où F avait ouvert les yeux, dans son jardin, pour la première fois depuis 3 ans, il avait été saisi par la beauté des fleurs et avait compris qu’elles avaient une âme. Ce fut le point de départ de son livre Nanan ou l’âme des plantes, ouvrage fort curieux dans lequel le problème d’un psychisme végétal est examiné sous tous ses aspects. Après sa guérison, F resta en bonne santé pendant le reste de sa vie, mais une étrange métamorphose avait eu lieu en lui : le physicien avait été transformé en philosophe et effectivement F quittait la chaire de physique pour celle de philosophie où son premier cours fut consacré au principe de plaisir et où il eut l’occasion de s’illustrer plus tard par ses travaux de psychophysique.
Que faut-il penser de cette maladie peu ordinaire ? Sans doute, on pourrait invoquer le surmenage, l’effet d’expériences dangereuses, la névrose, mais tout cela n’explique pas la terminaison brusque de la maladie, la métamorphose qui s’ensuivit dans la personnalité de F et le jaillissement d’idées nouvelles au moment de la guérison.
Les souffrances dont Nietzsche se plaignait presque continuellement faisaient partie d’une sorte de cycle comprenant chaque fois trois phases : longs mois de souffrances d’aspect névrotique, période de création, période intermédiaire de santé relative. Aurore de l’illumination qui suit une longue période de nuit mentale et de souffrance, savoir joyeux quand on le possède avoir l’avoir acquis par de longs mois de dépression.

La notion de maladie créatrice semble avoir été entrevue par Novalis: « Les maladies sont, certes, une chose importante pour l'humanité, puisque'elles sont si nombreuses et que chaque homme a tant à lutter contre elles. Mais nous ne connaissons que bien imparfaitement l'art de les utiliser. Elles sont probablement la matiére et le stimulant les plus importants pour notre pensée et pour notre activité. II y aurait là une récolte abondante à faire, me semble-t-il, dans le champ intellectuel, dans le domaine de la morale, de la religion, et Dieu sait dans quel autre merveilleux domaine ». A un autre endroit, Novalis déclare que l'hypocondrie est une maladie trés remarquable: « II y a une petite hypocondrie et une hypocondrie sublime. C'est par cette derniére qu'il faudrait essayer de trouver une voie d'accés vers l'âme ». Cette phrase semble indiquer que pour Novalis il existerait des maladies d'essence supérieure et, pourrait-on dire, plus saines que la santé. Inversement il existerait une fausse apparence de santé due à la maladie, comme celle dont une nation en révolution peut donner l'exemple: « II existe une énergie par maladie et par faiblesse, qui donne l'impression d'être plus puissante que la véritable énergie, mais qui céde en laissant dans un état de faiblesse encore plus profonde ».

« La maladie créatrice »
Exemples de création de soi par la maladie
Gisèle HARRUS-REVIDI, psychanalyste, Paris
« Trauma et créativité. Ou comment la créativité surgit sur un trauma majeur en lieu et place d'une possible maladie. A partir du Dahlia noir de James Ellroy"
A partir du roman policier, le Dahlia noir  de James Ellroy, l'auteur montrera comment l’écriture permet de traiter un trauma et d’éviter la folie. Autrement dit, il s’agit
d’envisager la créativité dans ce type de littérature - le polar - et les processus de sublimation qui s’y déploient.

Suzanne FERRIERES-PESTUREAU, psychanalyste, Paris
« La douleur à l’œuvre dans l’élaboration de la peinture de Frida Kahlo »
L’impact de la douleur, liée à la maladie et à un grave accident, sur le processus créateur du peintre Frida Kahlo sera interrogé notamment à partir des autoportraits qui représentent un tiers de son œuvre. Confrontée dés son plus jeune âge à la douleur physique, Frida Kahlo fit œuvre de cette douleur décrite par Freud comme une « pseudo pulsion » qui alimenterait le processus créateur en énergie. Le travail de la douleur proche ici du travail du rêve obéit à une exigence de figurabilité qui vient donner forme à cette douleur impensable, ce dont témoigne l’état de sidération de Frida au moment de l’accident de bus dont elle gardera des séquelles douloureuses toute sa vie. Le retour hallucinatoire, sous la forme de cauchemars, des impressions laissées par l’impact traumatique va permettre le passage de la douleur à la souffrance via l’angoisse ouvrant ainsi la voie au processus créateur.