Billets du lever

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Le texte le plus proche de l'argent est le texte le plus blanc

Présentation

Je lis Michel Serres, à propos du multiple, dans Genèse, sur mon Kindle tout neuf. Je vois mon Kindle en lisant, il ne s’efface pas, il me semble au contraire que le papier du livre s’efface quand je lis, que je ne vois pas le livre quand je lis le livre, mais que je suis distraite par le Kindle quand je lis le Kindle. Là n’est pas le propos. Je venais simplement dire ici que Michel Serres est génial, « localement » génial, notamment à l’emplacement 538, c’est-à-dire à environ 21% de ma lecture (je suis confuse de donner des références aussi peu orthodoxes mais Kindle a comme on sait l’imprécision d’un volumen, et sa page frise naturellement, ce qui donne assez peu de tenue à la lecture), où l’on peut lire ceci : « Contrairement à ce que laisse supposer le caricaturiste ou l’imitateur, l’homme public est méconnaissable, il n’est plus un particulier. Il n’est plus qu’un opérateur pour le mimétisme. Il gomme de son corps toute arête singulière, il est modelé de méplats lisses. Son regard ne s’arrête sur personne, son masque remplit ses rides, il adoucit vers le banal toute originalité. Corps public, inexpressif, habité de conventionnel, stéréotype, il est un concept, il est une classe, il est un quasi-objet. Les asiles psychiatriques abritent les super-sujets, les institutions politiques récompensent les infra-sujets. Ces habitats sont symétriques, je l’ai dit. »

Justement je travaille à un "roman biographique" sur l'un de ces super-sujets, un fou génial, absolument sans stéréotype, sans banalité, tout singulier, tout original, et je suis heureuse de pouvoir ainsi tisser de nouvelles relations entre cette réflexion tout juste commencée et le mot serrien, car je questionne avec âpreté l’idée de biographie, et précisément celle de l’écriture d'une pensée. Comment écrire celui qui pense, dont toute la vie, vue de l’extérieur, n’aura été qu’un assoiement à sa table ?
Comment faire le portrait d’une pensée comme on fait celui d’un homme ? Il y a bien un début de réponse chez Pascal Quignard (Albucius), chez Jean Echenoz (Ravel)… Mais pour l'instant seul Michel Serres m'épaule efficacement (et Paul Valéry, dans son Introduction à Léonard de Vinci). J'ai apprécié aussi l'article d'Anne Collinot sur Buffon, Marie Curie et quelques autres, "Entre vie et oeuvre scientifiques : le chaînon manquant", dans la revue Critique de l'été, seul apport franchement ciblé, avec le catalogue du Musée de Lille, Portraits de la pensée.

Penser serait trop peu photogénique pour notre culture ultra-scopique ?

Je continue à lire, j'avance dans Genèse, et je trouve cette pépite (d'ailleurs intitulée Argent) à l'emplacement 596 :

"On lit parfois des pages pleines. Si pleines, si saturées de sens qu'elles en sont noiseuses. Nul ne comprend le chaotique, nul ne comprend la pure singularité. Ces pages-là ne s'échangent point.

On lit parfois des pages vides, si légères de sens qu'elles circulent aisément. On a vu et on voit des pages limites, comme à zéro de sens, les pages d'argent. Pages blanches, nulles de sens, indéterminées, elles sont la pure capacité. L'argent est l'équivalent général, il vaut tout et il vaut soi-même, l'argent est le joker, il a toutes les valeurs, il a tous les sens pour n'en avoir aucun, lisse comme un sujet, blanc comme une putain, une abstraction, un homme politique.

Le texte le plus proche de l'argent est le texte le plus blanc.

L'argent est ce que l'on écrit à quand on n'a plus rien à écrire, l'argent est ce que l'on envoie à quelqu'un lorsqu'on n'a plus rien à lui dire.

L'argent est indéterminé, il est tout, comme équivalent général, il n'est rien, comme sens blanc.

L'information, comme sens blanc, est en train de prendre sa place, comme équivalent général."

J'ai cité ce texte dans son intégralité, car Michel Serres est, dans "Argent", d'une lucidité absolue, tranchante.  
Mais pour en revenir à mon travail personnel sur le portrait d'une pensée et la possibilité éventuelle d'en faire roman, j'ai noté ceci : le portrait fidèle d'une pensée singulière ferait un texte tellement original qu'il ne pourrait toucher personne, car "nul ne comprend la pure singularité. Ces pages-là ne s'échangent point." Mais alors, ce qu'on appelle l'universel en littérature serait la blancheur de la page ? Moins les pages sont saturées de sens, plus elles sont universelles ! Ce qui fait que le livre le plus blanc est le livre le plus lu, que les super-sujets sont à l'asile, et les infra-sujets à la télévision.

A la réflexion, Serres ne m'encourage pas du tout dans mon projet.