À lisotter

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Flip Book
Régine Detambel
Flip Book
Nouvelle

Date : 2012
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Un texte écrit pour "Vaincre l'autisme", Grande Cause Nationale 2012.



Flip book

Par Régine Detambel ©


« Au commencement, on mène des expériences extatiques à partir de la combinaison et de la manipulation des chutes, des chocs et des tours sur soi-même. » (Extrait du Manuel)
Faut dire qu’il y a pas grand-chose à faire ici à part jouer aux osselets.

« Au deuxième siècle de l’ennui, le corps est une prison pour l’âme. Les sens sont le commencement et la fin. Sont tout commencement et toute fin. Le corps est à nu : un recueil des sensations qui giclent du monde à chaque instant. On poursuit le vertige, histoire de détruire, pour un instant, la stabilité et d’infliger à la conscience lucide une sorte de panique voluptueuse. Décision de se mesurer à soi-même dans son explication avec la planète qu’on foule et qui tourne sous les semelles. Pas question de lâcher, ou de perdre courage. On avance. On pivote. Spasmes, transes, étourdissements qui anéantissent la réalité avec une souveraine brusquerie. Cela nous submerge, nous tentons d’organiser le vertige, cela tombe en morceaux, nous l’organisons de nouveau et tombons nos-mêmes en morceaux. »
L’écho de l’osselet mort et peint en rouge cogne contre mes os vivants. Je joue pas aux osselets. Je sais pas jouer aux osselets. C’est les osselets qui jouent avec moi. Et ils arrêtent pas de jouer.

« Au troisième siècle de solitude, on tourne toujours. La chair produit de la pensée. La force centrifuge de la chair produit une pensée dansante. La chair est un ancien derviche qui s’est fait enfant : abouter le monde et le corps, rouvrir l’espace où matière et monde naissent l’un en l’autre. Densifié, on parvient alors à une intensité de présence qui nous égale presque à la chose. Rechercher l’extase en tournant sur soi-même, selon un mouvement qu’accélère le tambour du coeur. Rotation frénétique, contagieuse et partagée. Spirales qui vont s’élargissant. Le désordre, les trouées de blancs comme autant de stigmates qui témoignent de ce que le Tout-Autre a marqué de son fer. Physicien du tournoiement, jouer à la toupie comme un bébé avec son babil. »
Faut dire qu’il y a pas grand-chose à faire par ici à part se faire de l’air sur la figure avec un flip book. C’est beau, un flip book. Il faut courber l’extrémité des feuilles pour le charger d’énergie, puis laisser glisser le pouce sur ce faisceau de pages, ni trop lentement, ni trop rapide, pour qu’il y ait pas d’arrêt dans le défilé des figures successives, ni de feuillets inaperçus. Après quelques tâtonnements, ça fonctionne bien, les pages de mouvements se succèdent, je vois des trucs galoper et courir et tomber, tous ces mouvements me giclent au nez et ça ronronne dans moi.

« Au quatrième millénaire, tout n’est plus que matière. Le monde est une forme sans forme, une pile confuse, un mélange difforme d’abîmes, un abîme, un tas mal entassé. Il n’y a pas de Dieu, il n’y a que le néant. Car tout ce qui me compose est voué à se décomposer. Et même les mondes eux-mêmes, les multitudes de mondes qui sont autour de moi, s’useront, se fatigueront et se désagrègeront. Et même les sentiments et même les passions et même l’amour, et même les gens. A la fin, on mourra, chacun de son côté. »
Flip book. Il recommence. Je lis avec les doigts. Mais c’est mon flip book qui me lit, il me lit comme la flamme lit le bois ou comme le petit Lu se laisse ronger. Et voilà il y a plus rien, j’existe plus, j’ai fondu, le livre a lu tout entier moi, je suis plus que des os. Tout bouffé. Il recommence à lire moi. Je me penche sur le flip book pendant qu’il lit et je reçois alors du flip-book une bouffée d’euphorie parfaitement incompatible avec mon bulletin de santé. Mais c’est comme ça : de l’haleine du flip-book je parviens à tirer du plaisir. Le souffle qui provient de cette petite chose alerte comme un moulin me permet de puiser du bonheur dans ses ailes.

« Encore plus tard, on réalise qu’il y a des enfants car ce que nous appelons chair n’a pas de nom véritable. La chair tourne. Tournis et recherche des effets de l’ivresse. D’une ivresse sans boire qui laisse chancelant, à la limite de la nausée. Il n’y a plus d’âge. Seulement la vie dans le sang. Le sang qui tourne jusqu'à monter en neige. »
J’ai sommeil parce que le flip book veut se reposer, je suis joyeux de toute sa joie. Après avoir respiré la respiration du flip-book, je ressens une espèce d’exubérance de jeunesse et d’avenir, comme si le flip book pouvait lire l’essence du plaisir d’être, et ce malgré l’absence de tout motif raisonnable de réjouissance. Et si j’ai bien longtemps respiré de la respiration du flip book, je vois même le vert de la feuille, le jaune du mur, et le caramel tout autour de ma bouche, et même les petits bleus qu’ont peint les osselets sur le dos de ma main, qui disent qu’il y a encore de la lumière.